Le Siecle et le pardon

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Le Monde des Debats, Decembre 1999

Le siecle et le pardon

Le pardon et le repentir sont depuis trois ans au centre du seminaire de Jacques Derrida a l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales. Qu'est-ce que le concept de pardon ? D'ou vient-il ? S'impose-t-il a tous et a toutes les cultures ? Peut-il etre porte dans l'ordre du juridique ? Du politique ? Et a quelles conditions ? Mais alors qui l'accorde ? Et a qui ? Et au nom de quoi, de qui ?
   
Jacques Derrida

Le Monde des Debats : Votre seminaire porte sur la question du pardon. Jusqu'ou peut-on pardonner ? Et le pardon peut-il etre collectif, c'est-a-dire politique et historique ?

Jacques Derrida : En principe, il n'y a pas de limite au pardon, pas de mesure, pas de moderation, pas de " jusqu'ou ? ". Pourvu, bien entendu, qu'on s'accorde sur quelque sens " propre " de ce mot. Or qu'appelle-t-on " pardon " ? Qu'est-ce qui appelle un " pardon " ? Qui appelle, qui en appelle au pardon ? Il est aussi difficile de mesurer un pardon que de prendre la mesure de telles questions. Pour plusieurs raisons que je m'empresse de situer.
l - En premier lieu, parce qu'on entretient l'equivoque, notamment dans les debats politiques qui reactivent et deplacent aujourd'hui cette notion, a travers le monde on entretient l'equivoque. On confond souvent, parfois de façon calculee, le pardon avec des themes voisins : l'excuse, le regret, l'amnistie, la prescription, etc., autant de significations dont certaines relevent du droit, d'un droit penal auquel le pardon devrait rester en principe heterogene et irreductible.
2 - Si enigmatique que reste le concept de pardon, il se trouve que la scene, la figure, le langage qu'on tente d'y ajuster appartiennent a un heritage religieux (disons abrahamique, pour y rassembler le judaïsme, les christianismes et les islams). Cette tradition - complexe et differenciee, voire conflictuelle - est a la fois singuliere et en voie d'universalisation, a travers ce que met en œuvre ou met au jour un certain theâtre du pardon.
3 - Des lors - et c'est l'un des fils directeurs de mon seminaire sur le pardon (et le parjure) -, la dimension meme du pardon tend a s'effacer au cours de cette mondialisation, et avec elle toute mesure, toute limite conceptuelle. Dans toutes les scenes de repentir, d'aveu, de pardon ou d'excuses qui se multiplient sur la scene geopolitique depuis la derniere guerre, et de facon acceleree depuis quelques annees, on voit non seulement des individus mais des communautes entieres, des corporations professionnelles, les representants de hierarchies ecclesiastiques, des souverains et des chefs d'Etat demander " pardon ". Ils le font dans un langage abrahamique qui n'est pas (dans le cas du Japon ou de la Coree, par exemple) celui de la religion dominante de leur societe mais qui est deja devenu l'idiome universel du droit, de la politique, de l'economie ou de la diplomatie : a la fois l'agent et le symptôme de cette internationalisation. La proliferation de ces scenes de repentir et de " pardon " demande signifie sans doute une urgence universelle de la memoire : il faut se tourner vers le passe ; et cet acte de memoire, d'auto-accusation, de " repentance ", de comparution, il faut le porter a la fois au-dela de l'instance juridique et de l'instance Etat-nation. On se demande donc ce qui se passe a cette echelle. Les pistes sont nombreuses. L'une d'entre elles reconduit regulierement a une serie d'evenements extraordinaires, ceux qui, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, ont rendu possible, ont en tout cas " autorise ", avec le Tribunal de Nuremberg, l'institution internationale d'un concept juridique comme celui de " crime contre l'humanite ". Il y eut la un evenement " performatif " d'une envergure encore difficile a interpreter.

Meme si des mots comme " crime contre l'humanite " circulent maintenant dans le langage courant. Cet evenement fut lui-meme produit et autorise par une communaute internationale a une date et selon une figure determinees de son histoire. Qui s'enchevetre mais ne se confond pas avec l'histoire d'une reaffirmation des droits de l'homme, d'une nouvelle Declaration des droits de l'homme. Cette sorte de mutation a structure l'espace theatral dans lequel se joue - sincerement ou non - le grand pardon, la grande scene de repentir qui nous occupe. Elle a souvent les traits, dans sa theâtralite meme, d'une grande convulsion - oserait-on dire d'une compulsion frenetique ? Non, elle repond aussi, heureusement, a un " bon " mouvement. Mais le simulacre, le rituel automatique, l'hypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent de la partie, et s'invitent en parasites a cette ceremonie de la culpabilite. Voila toute une humanite secouee par un mouvement qui se voudrait unanime, voila un genre humain qui pretendrait s'accuser tout a coup, et publiquement, et spectaculairement, de tous les crimes en effet commis par lui-meme contre lui-meme, " contre l'humanite ". Car si on commencait a s'accuser, en demandant pardon, de tous les crimes du passe contre l'humanite, il n'y aurait plus un innocent sur la Terre - et donc plus personne en position de juge ou d'arbitre. Nous sommes tous les heritiers, au moins, de personnes ou d'evenements marques, de facon essentielle, interieure, ineffacable, par des crimes contre l'humanite. Parfois ces evenements, ces meurtres massifs, organises, cruels, qui peuvent avoir ete des revolutions, de grandes Revolutions canoniques et " legitimes ", furent ceux-la memes qui ont permis l'emergence de concepts comme ceux des droits de l'homme ou du crime contre l'humanite.

Qu'on y voie un immense progres, une mutation historique ou un concept encore obscur dans ses limites, fragile dans ses fondations (et on peut faire l'un et l'autre a la fois - j'y inclinerais, pour ma part), on ne peut denier ce fait : le concept de " crime contre l'humanite " reste a l'horizon de toute la geopolitique du pardon. Il lui fournit son discours et sa legitimation. Prenez l'exemple saisissant de la commission Verite et reconciliation en Afrique du Sud. Il reste unique malgre les analogies, seulement des analogies, de quelques precedents sud-americains, au Chili notamment. Eh bien, ce qui a donne son ultime justification, sa legitimite declaree a cette commission, c'est la definition de l'Apartheid comme " crime contre l'humanite " par la communaute internationale dans sa representation onusienne.

Cette convulsion dont je parlais prendrait aujourd'hui la tournure d'une conversion. D'une conversion de fait et tendanciellement universelle : en voie de mondialisation. Car si, comme je le crois, le concept de crime contre l'humanite est le chef d'accusation de cette auto-accusation, de ce repentir et de ce pardon demande ; si d'autre part une sacralite de l'humain peut seule, en dernier ressort, justifier ce concept (rien n'est pire, dans cette logique, qu'un crime contre l'humanite de l'homme et contre les droits de l'homme) ; si cette sacralite trouve son sens dans la memoire abrahamique des religions du Livre et dans une interpretation juive, mais surtout chretienne, du " prochain " ou du " semblable " ; si des lors le crime contre l'humanite est un crime contre le plus sacre dans le vivant, et donc deja contre le divin dans l'homme, dans Dieu-fait-homme ou l'homme-fait-Dieu-par-Dieu (la mort de l'homme et la mort de Dieu trahiraient ici le meme crime), alors la " mondialisation " du pardon ressemble a une immense scene de confession en cours, donc a une convulsion-conversion-confession virtuellement chretienne, un processus de christianisation qui n'a plus besoin de l'Eglise chretienne.

Si, comme je le suggerais a l'instant, un tel langage croise et accumule en lui de puissantes traditions (la culture " abrahamique " et celle d'un humanisme philosophique, plus precisement d'un cosmopolitisme ne lui-meme d'une greffe de stoicisme et de christianisme paulinien), pourquoi s'impose-t-il aujourd'hui a des cultures qui ne sont a l'origine ni europeennes ni " bibliques " ? Je pense a ces scenes ou un Premier ministre japonais " demanda pardon " aux Coreens et aux Chinois pour les violences passees. Il presenta certes ses " heartfelt apologies " en son nom personnel, d'abord sans engager l'Empereur a la tete de l'Etat, mais un Premier ministre engage toujours plus qu'une personne privee. Recemment il y eut de veritables negociations, cette fois, officielles et serrees, entre le gouvernement japonais et le gouvernement sud-coreen a ce sujet. Il y allait de reparations et d'une reorientation politico-economique. Ces tractations visaient, comme c'est presque toujours le cas, a produire une reconciliation (nationale ou internationale) propice a une normalisation. Le langage du pardon, au service de finalites determinees, etait tout sauf pur et desinteresse. Comme toujours dans le champ politique.

Je prendrai alors le risque de cette proposition : a chaque fois que le pardon est au service d'une finalite, fût-elle noble et spirituelle (rachat ou redemption, reconciliation, salut), a chaque fois qu'il tend a retablir une normalite (sociale, nationale, politique, psychologique) par un travail du deuil, par quelque therapie ou ecologie de la memoire, alors le " pardon " n'est pas pur - ni son concept. Le pardon n'est, il ne devrait etre ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, a l'epreuve de l'impossible : comme s'il interrompait le cours ordinaire de la temporalite historique.

Il faudrait donc interroger de ce point de vue ce qu'on appelle la mondialisation et ce que je propose ailleurs (1) de surnommer la mondialatinisation - pour prendre en compte l'effet de christianite romaine qui surdetermine aujourd'hui tout le langage du droit, de la politique, et meme l'interpretation dudit " retour du religieux ". Aucun pretendu desenchantement, aucune secularisation ne vient l'interrompre, bien au contraire.

Pour aborder a present le concept meme de pardon, la logique et le bon sens s'accordent pour une fois avec le paradoxe : il faut, me semble-t-il, partir du fait que, oui, il y a de l'impardonnable. N'est-ce pas en verite la seule chose a pardonner ? La seule chose qui appelle le pardon ? Si l'on n'etait pret a pardonner que ce qui parait pardonnable, ce que l'Eglise appelle le " peche veniel ", alors l'idee meme de pardon s'evanouirait. S'il y a quelque chose a pardonner, ce serait ce qu'en langage religieux on appelle le peche mortel, le pire, le crime ou le tort impardonnable. D'ou l'aporie qu'on peut decrire dans sa formalite seche et implacable, sans merci : le pardon pardonne seulement l'impardonnable. On ne peut ou ne devrait pardonner, il n'y a de pardon, s'il y en a, que la ou il y a de l'impardonnable. Autant dire que le pardon doit s'annoncer comme l'impossible meme. Il ne peut etre possible qu'a faire l'im-possible. Parce que, en ce siecle, des crimes monstrueux (" impardonnables ", donc) ont non seulement ete commis - ce qui n'est peut-etre pas en soi si nouveau - mais sont devenus visibles, connus, rappeles, nommes, archives par une " conscience universelle " mieux informee que jamais, parce que ces crimes a la fois cruels et massifs paraissent echapper ou parce qu'on a cherche a les faire echapper, dans leur exces meme, a la mesure de toute justice humaine, eh bien, l'appel au pardon s'en est trouve (par l'impardonnable meme, donc !) reactive, re-motive, accelere.

Au moment de la loi de l964 qui decida en France de l'imprescriptibilite des crimes contre l'humanite, un debat fut ouvert. Je note au passage que le concept juridique de l'imprescriptible n'est en rien equivalent au concept non juridique de l'impardonnable. On peut maintenir l'imprescriptibilite d'un crime, ne mettre aucune limite a la duree d'une inculpation ou d'une poursuite possible devant la loi, tout en pardonnant au coupable. Inversement on peut acquitter ou suspendre un jugement et pourtant refuser le pardon. Il reste que la singularite du concept d'imprescriptibilite (par opposition a la " prescription " qui a des equivalents dans d'autres droits occidentaux, americain par exemple) tient peut-etre a ce qu'elle introduit aussi, comme le pardon ou comme l'impardonnable, une sorte d'eternite ou de transcendance, l'horizon apocalyptique d'un jugement dernier : dans le droit au-dela du droit, dans l'histoire au-dela de l'histoire. C'est un point capital et difficile. Dans un texte polemique justement intitule " L'imprescriptible ", Jankelevitch declare qu'il ne saurait etre question de pardonner des crimes contre l'humanite, contre l'humanite de l'homme : non pas contre des " ennemis ", (politiques, religieux, ideologiques), mais contre ce qui fait de l'homme un homme - c'est-a-dire contre la puissance de pardonner elle-meme. De facon analogue, Hegel, grand penseur du " pardon " et de la " reconciliation ", disait que tout est pardonnable sauf le crime contre l'esprit, a savoir contre la puissance reconciliatrice du pardon. S'agissant bien sur de la Shoah, Jankelevitch insistait surtout sur un autre argument, a ses yeux decisif : il est d'autant moins question de pardonner, dans ce cas, que les criminels n'ont pas demande pardon. Ils n'ont pas reconnu leur faute et n'ont manifeste aucun repentir. C'est du moins ce que soutient, un peu vite, peut-etre, Jankelevitch.

Or je serais tente de contester cette logique conditionnelle de l'echange, cette presupposition si largement repandue selon laquelle on ne pourrait envisager le pardon qu'a la condition qu'il soit demande, au cours d'une scene de repentir attestant a la fois la conscience de la faute, la transformation du coupable et l'engagement au moins implicite a tout faire pour eviter le retour du mal. Il y a la une transaction economique qui a la fois confirme et contredit la tradition abrahamique dont nous parlons. Il est important d'analyser au fond la tension, au cœur de l'heritage, entre d'une part l'idee, qui est aussi une exigence, du pardon inconditionnel, gracieux, infini, aneconomique, accorde au coupable en tant que coupable, sans contrepartie, meme a qui ne se repent pas ou ne demande pas pardon et, d'autre part, comme en temoignent un grand nombre de textes, a travers beaucoup de difficultes et de raffinements semantiques, un pardon conditionnel, proportionne a la reconnaissance de la faute, au repentir et a la transformation du pecheur qui demande alors, explicitement, le pardon. Et qui des lors n'est plus de part en part le coupable mais deja un autre, et meilleur que le coupable. Dans cette mesure, et a cette condition, ce n'est plus au coupable en tant que tel qu'on pardonne. Une des questions indissociables de celle-ci, et qui ne m'interesse pas moins, concerne alors l'essence de l'heritage. Qu'est-ce qu'heriter quand l'heritage comporte une injonction a la fois double et contradictoire ? Une injonction qu'il faut donc reorienter, interpreter activement, performativement, mais dans la nuit, comme si nous devions alors, sans norme ni critere preetablis, reinventer la memoire ?

Malgre mon admirative sympathie pour Jankelevitch, et meme si je comprends ce qui inspire cette colere du juste, j'ai du mal a le suivre. Par exemple quand il multiplie les imprecations contre la bonne conscience de " l'Allemand " ou quand il tempete contre le miracle economique du mark et l'obscenite prospere de la bonne conscience, mais surtout quand il justifie le refus de pardonner par le fait, ou plutot l'allegation du non-repentir. Il dit en somme : " S'ils avaient commence, dans le repentir, par demander pardon, nous aurions pu envisager de le leur accorder, mais ce ne fut pas le cas. " J'ai d'autant plus de peine a le suivre ici que dans ce qu'il appelle lui-meme un " livre de philosophie ", Le Pardon, publie anterieurement, Jankelevitch avait ete plus accueillant a l'idee d'un pardon absolu. Il revendiquait alors une inspiration juive et surtout chretienne. Il parlait meme d'un imperatif d'amour et d'une " ethique hyperbolique " : d'une ethique, donc, qui se porterait au-dela des lois, des normes ou d'une obligation. Ethique au-dela de l'ethique, voila peut-etre le lieu introuvable du pardon. Toutefois, meme a ce moment-la, et la contradiction demeure donc, Jankelevitch n'allait pas jusqu'a admettre un pardon inconditionnel et qui donc serait accorde meme a qui ne le demande pas.

Le nerf de l'argument, dans " L'imprescriptible ", et dans la partie intitulee " Pardonner ? ", c'est que la singularite de la Shoah atteint aux dimensions de l'inexpiable. Or pour l'inexpiable, il n'y aurait pas de pardon possible, selon Jankelevitch, ni meme de pardon qui ait un sens, qui fasse sens. Car l'axiome commun ou dominant de la tradition, finalement, et a mes yeux le plus problematique, c'est que le pardon doit avoir du sens. Et ce sens devrait se determiner sur fond de salut, de reconciliation, de redemption, d'expiation, je dirais meme de sacrifice. Pour Jankelevitch, des lors qu'on ne peut plus punir le criminel d'une " punition proportionnee a son crime " et que, des lors, le " chatiment devient presque indifferent ", on a affaire a de " l'inexpiable " - il dit aussi de " l'irreparable " (mot que Chirac utilisa dans sa fameuse declaration sur le crime contre les Juifs sous Vichy : " La France, ce jour-la, accomplissait l'irreparable. "). De l'inexpiable ou de l'irreparable, Jankelevitch conclut a l'impardonnable. Et l'on ne pardonne pas, selon lui, a de l'impardonnable. Cet enchainement ne me parait pas aller de soi. Pour la raison que j'ai dite (que serait un pardon qui ne pardonnerait que le pardonnable ?) et parce que cette logique continue d'impliquer que le pardon reste le correlat d'un jugement et la contrepartie d'une punition possibles, d'une expiation possible, de l'" expiable ".

Car Jankelevitch semble alors tenir deux choses pour acquises (comme Arendt, par exemple, dans La Condition de l'homme moderne) :
l - le pardon doit rester une possibilite humaine - j'insiste sur ces deux mots et surtout sur ce trait anthropologique qui decide de tout (car il s'agira toujours, au fond, de savoir si le pardon est une possibilite ou non, voire une faculte, donc un " je peux" souverain, et un pouvoir humain ou non),
2 - cette possibilite humaine est le correlat de la possibilite de punir - non pas de se venger, bien sur, ce qui est autre chose, a quoi le pardon est encore plus etranger, mais de punir selon la loi. " Le chatiment, dit Arendt, a ceci de commun avec le pardon qu'il tente de mettre un terme a une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indefiniment. Il est donc tres significatif, c'est un element structurel du domaine des affaires humaines [je souligne], que les hommes soient incapables de pardonner ce qu'ils ne peuvent punir, et qu'ils soient incapables de punir ce qui se revele impardonnable. "

Dans "L'imprescriptible", donc, et non pas dans Le Pardon, Jankelevitch s'installe dans cet echange, dans cette symetrie entre punir et pardonner : le pardon n'aurait plus de sens la ou le crime est devenu, comme la Shoah, " inexpiable ", " irreparable ", hors de proportion avec toute mesure humaine. " Le pardon est mort dans les camps de la mort ", dit-il. Oui. A moins qu'il ne devienne possible qu'a partir du moment ou il parait impossible. Son histoire commencerait au contraire avec l'impardonnable. Ce n'est pas au nom d'un purisme ethique ou spirituel que j'insiste sur cette contradiction au cœur de l'heritage, et sur la necessite de maintenir la reference a un pardon inconditionnel et aneconomique : au-dela de l'echange et meme de l'horizon d'une redemption ou d'une reconciliation. Si je dis : " Je te pardonne a la condition que, demandant pardon, tu aies donc change et ne sois plus le meme ", est-ce que je pardonne ? qu'est-ce que je pardonne ? et a qui ? quoi et qui ? quelque chose ou quelqu'un ? Premiere ambiguite syntaxique, d'ailleurs, qui devrait deja nous retenir longtemps. Entre la question " qui ? " et la question " quoi ? ". Pardonne-t-on quelque chose, un crime, une faute, un tort, c'est-a-dire un acte ou un moment qui n'epuisent pas la personne incriminee et a la limite ne se confond pas avec le coupable qui lui reste donc irreductible ? Ou bien pardonne-t-on a quelqu'un, absolument, ne marquant plus alors la limite entre le tort, le moment de la faute, et d'autre part la personne qu'on tient pour responsable ou coupable ? Et dans ce dernier cas (question " qui ? "), demande-t-on pardon a la victime ou a quelque temoin absolu, a Dieu, par exemple a tel Dieu qui a prescrit de pardonner a l'autre (homme) pour meriter d'etre pardonne a son tour ? (L'Eglise de France a demande pardon a Dieu, elle ne s'est pas repentie directement ou seulement devant les hommes, ou devant les victimes, par exemple la communaute juive, qu'elle a seulement prises a temoin, mais publiquement, il est vrai, du pardon demande en verite a Dieu, etc.) Je dois laisser ces immenses questions ouvertes.

Imaginez donc que je pardonne a la condition que le coupable se repente, s'amende, demande pardon et donc soit change par un nouvel engagement, et que des lors il ne soit plus tout a fait le meme que celui qui s'est rendu coupable. Dans ce cas, peut-on encore parler d'un pardon ? Ce serait trop facile, des deux cotes : on pardonnerait un autre que le coupable meme. Pour qu'il y ait pardon, ne faut-il pas au contraire pardonner et la faute et le coupable en tant que tels, la ou l'une et l'autre demeurent, aussi irreversiblement que le mal, comme le mal meme, et seraient encore capables de se repeter, impardonnablement, sans transformation, sans amelioration, sans repentir ni promesse ? Ne doit-on pas maintenir qu'un pardon digne de ce nom, s'il y en a jamais, doit pardonner l'impardonnable, et sans condition ? Et que cette inconditionnalite est aussi inscrite, comme son contraire, a savoir la condition du repentir, dans " notre " heritage ? Meme si cette purete radicale peut paraitre excessive, hyperbolique, folle ? Car si je dis, comme je le pense, que le pardon est fou, et qu'il doit rester une folie de l'impossible, ce n'est certainement pas pour l'exclure ou le disqualifier. Il est peut-etre meme la seule chose qui arrive, qui surprenne, comme une revolution, le cours ordinaire de l'histoire, de la politique et du droit. Car cela veut dire qu'il demeure heterogene a l'ordre du politique ou du juridique tels qu'on les entend ordinairement. On ne pourra jamais, en ce sens ordinaire des mots, fonder une politique ou un droit sur le pardon. Dans toutes les scenes geopolitiques dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot " pardon ". Car il s'agit toujours de negociations plus ou moins avouees, de transactions calculees, de conditions et, comme dirait Kant, d'imperatifs hypothetiques. Ces tractations peuvent certes paraitre honorables. Par exemple au nom de la " reconciliation nationale ", expression a laquelle de Gaulle, Pompidou et Mitterrand ont tous les trois recouru au moment ou ils ont cru devoir prendre la responsabilite d'effacer les dettes et les crimes du passe, sous l'Occupation ou pendant la guerre d'Algerie. En France les plus hauts responsables politiques ont regulierement tenu le meme langage : il faut proceder a la reconciliation par l'amnistie et reconstituer ainsi l'unite nationale. C'est un leitmotiv de la rhetorique de tous les chefs d'Etat et Premiers ministres francais depuis la Seconde Guerre mondiale, sans exception. Ce fut litteralement le langage de ceux qui apres le premier moment d'epuration, deciderent de la grande amnistie de l951 pour les crimes commis sous l'Occupation. J'ai entendu un soir, dans un document d'archives, M. Cavaillet dire, je le cite de memoire, qu'il avait, alors parlementaire, vote la loi d'amnistie de l951 parce qu'il fallait, disait-il, " savoir oublier " ; d'autant plus qu'a ce moment-la, Cavaillet y insistait lourdement, le danger communiste etait ressenti comme le plus urgent. Il fallait faire revenir dans la communaute nationale tous les anticommunistes qui, collaborateurs quelques annees auparavant, risquaient de se trouver exclus du champ politique par une loi trop severe et par une epuration trop peu oublieuse. Refaire l'unite nationale, cela voulait dire se rearmer de toutes les forces disponibles dans un combat qui continuait, cette fois en temps de paix ou de guerre dite froide. Il y a toujours un calcul strategique et politique dans le geste genereux de qui offre la reconciliation ou l'amnistie, et il faut toujours integrer ce calcul dans nos analyses. " Reconciliation nationale ", ce fut encore, je l'ai dit, le langage explicite de De Gaulle quand il revint pour la premiere fois a Vichy et y prononca un fameux discours sur l'unite et l'unicite de la France ; ce fut litteralement le discours de Pompidou qui parla aussi, dans une fameuse conference de presse, de " reconciliation nationale " et de division surmontee quand il gracia Touvier ; ce fut encore le langage de Mitterrand quand il a soutenu, a plusieurs reprises, qu'il etait garant de l'unite nationale, et tres precisement quand il a refuse de declarer la culpabilite de la France sous Vichy (qu'il qualifiait, vous le savez, de pouvoir non-legitime ou non-representatif, approprie par une minorite d'extremistes, alors que nous savons la chose plus compliquee, et non seulement du point de vue formel et legal, mais laissons). Inversement, quand le corps de la nation peut supporter sans risque une division mineure ou meme trouver son unite renforcee par des proces, par des ouvertures d'archives, par des " levees de refoulement ", alors d'autres calculs dictent de faire droit de facon plus rigoureuse et plus publique a ce qu'on appelle le " devoir de memoire ".

C'est toujours le meme souci : faire en sorte que la nation survive a ses dechirements, que les traumatismes cedent au travail du deuil, et que l'Etat-nation ne soit pas gagne par la paralysie. Mais meme la ou l'on pourrait le justifier, cet imperatif " ecologique " de la sante sociale et politique n'a rien a voir avec le " pardon " dont on parle alors bien legerement. Le pardon ne releve pas, il devrait ne jamais relever d'une therapie de la reconciliation. Revenons au remarquable exemple de l'Afrique du Sud. Encore en prison, Mandela crut devoir assumer lui-meme la decision de negocier le principe d'une procedure d'amnistie. Pour permettre d'abord le retour des exiles de l'ANC. Et en vue d'une reconciliation nationale sans laquelle le pays aurait ete mis a feu et a sang par la vengeance. Mais pas plus que l'acquittement, le non-lieu, et meme la " grace " (exception juridico-politique dont nous reparlerons), l'amnistie ne signifie le pardon. Or quand Desmond Tutu a ete nomme president de la commission Verite et reconciliation, il a christianise le langage d'une institution destinee a traiter uniquement de crimes a motivation " politique " (enorme probleme auquel je renonce a toucher ici, comme je renonce a analyser la structure complexe de ladite commission, dans ses rapports avec les autres instances judiciaires et procedures penales qui devaient suivre leur cours). Avec autant de bonne volonte que de confusion, me semble-t-il, Tutu, archeveque anglican, introduit le vocabulaire du repentir et du pardon. Il se l'est fait reprocher, entre autres choses d'ailleurs, par une partie non-chretienne de la communaute noire. Sans parler des redoutables enjeux de traduction que je ne peux ici qu'evoquer mais qui, comme le recours au langage meme, concernent aussi le second aspect de votre question : la scene du pardon est-elle un face-a-face personnel ou bien en appelle-t-elle a quelque mediation institutionnelle ? (Et le langage lui-meme, la langue est ici une premiere institution mediatrice). En principe, donc, toujours pour suivre une veine de la tradition abrahamique, le pardon doit engager deux singularites : le coupable (le " perpetrator ", comme on dit en Afrique du Sud) et la victime. Des qu'un tiers intervient, on peut encore parler d'amnistie, de reconciliation, de reparation, etc. Mais certainement pas de pur pardon, au sens strict. Le statut de la commission Verite et Reconciliation est fort ambigu a ce sujet, comme le discours de Tutu qui oscille entre une logique non-penale et non-reparatrice du " pardon " (il la dit " restauratrice ") et une logique judiciaire de l'amnistie. On devrait analyser de pres l'instabilite equivoque de toutes ces auto-interpretations.

À la faveur d'une confusion entre l'ordre du pardon et l'ordre de la justice, mais aussi bien en abusant de leur heterogeneite, comme du fait que le temps du pardon echappe au processus judiciaire, il est d'ailleurs toujours possible de mimer la scene du pardon " immediat " et quasi automatique pour echapper a la justice. La possibilite de ce calcul reste toujours ouverte et on pourrait en donner beaucoup d'exemples. Et de contre-exemples. Ainsi Tutu raconte qu'un jour une femme noire vient temoigner devant la Commission. Son mari avait ete assassine par des policiers tortionnaires. Elle parle dans sa langue, une des onze langues officiellement reconnues par la Constitution. Tutu l'interprete et la traduit a peu pres ainsi, dans son idiome chretien (anglo-anglican) : " Une commission ou un gouvernement ne peut pas pardonner. Moi seule, eventuellement, pourrais le faire. (And I am not ready to forgive.) Et je ne suis pas prete a pardonner - ou pour pardonner. " Parole fort difficile a entendre. Cette femme victime, cette femme de victime (2) voulait surement rappeler que le corps anonyme de l'Etat ou d'une institution publique ne peut pardonner. Il n'en a ni le droit ni le pouvoir ; et cela n'aurait d'ailleurs aucun sens. Le representant de l'Etat peut juger mais le pardon n'a rien a voir avec le jugement, justement. Ni meme avec l'espace public ou politique. Meme s'il etait " juste ", le pardon serait juste d'une justice qui n'a rien a voir avec la justice judiciaire, avec le droit. Il y a des cours de justice pour cela et ces cours ne pardonnent jamais, au sens strict de ce mot. Cette femme voulait peut-etre suggerer autre chose encore : si quelqu'un a quelque titre a pardonner, c'est seulement la victime et non une institution tierce. Car d'autre part, meme si cette epouse etait aussi une victime, eh bien, la victime absolue, si l'on peut dire, restait son mari mort. Seul le mort aurait pu, legitimement, envisager le pardon. La survivante n'etait pas prete a se substituer abusivement au mort. Immense et douloureuse experience du survivant : qui aurait le droit de pardonner au nom de victimes disparues ? Celles-ci sont toujours absentes, d'une certaine maniere. Disparues par essence, elles ne sont jamais elles-memes absolument presentes, au moment du pardon demande, comme les memes, celles qu'elles furent au moment du crime ; et elles sont parfois absentes dans leur corps, voire souvent mortes. Je reviens un instant a l'equivoque de la tradition. Tantot le pardon (accorde par Dieu ou inspire par la prescription divine) doit etre un don gracieux, sans echange et sans condition ; tantot, il requiert, comme sa condition minimale, le repentir et la transformation du pecheur. Quelle consequence tirer de cette tension ? Au moins celle-ci, qui ne simplifie pas les choses : si notre idee du pardon tombe en ruine des qu'on la prive de son pole de reference absolu, a savoir de sa purete inconditionnelle, elle reste neanmoins inseparable de ce qui lui est heterogene, a savoir l'ordre des conditions, le repentir, la transformation, autant de choses qui lui permettent de s'inscrire dans l'histoire, le droit, la politique, l'existence meme. Ces deux poles, l'inconditionnel et le conditionnel, sont absolument heterogenes et doivent demeurer irreductibles l'un a l'autre. Ils sont pourtant indissociables : si l'on veut, et il le faut, que le pardon devienne effectif, concret, historique, si l'on veut qu'il arrive, qu'il ait lieu en changeant les choses, il faut que sa purete s'engage dans une serie de conditions de toute sorte (psychosociologiques, politiques, etc.). C'est entre ces deux poles, irreconciliables mais indissociables, que les decisions et les responsabilites sont a prendre.

Mais malgre toutes les confusions qui reduisent le pardon a l'amnistie ou a l'amnesie, a l'acquittement ou a la prescription, au travail du deuil ou a quelque therapie politique de reconciliation, bref a quelque ecologie historique, il ne faudrait jamais oublier, neanmoins, que tout cela se refere a une certaine idee du pardon pur et inconditionnel sans laquelle ce discours n'aurait pas le moindre sens. Ce qui complique la question du " sens ", c'est encore ceci, je le suggerais tout a l'heure : le pardon pur et inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n'avoir aucun " sens ", aucune finalite, aucune intelligibilite meme. C'est une folie de l'impossible. Il faudrait suivre sans faiblir la consequence de ce paradoxe ou de cette aporie. Ce qu'on appelle le droit de grace en donne un exemple, a la fois un exemple parmi d'autres et le modele exemplaire. Car s'il est vrai que le pardon devrait rester heterogene a l'ordre juridico-politique, judiciaire ou penal, s'il est vrai qu'il devrait a chaque fois, en chaque occurrence, rester une exception absolue, alors il y a une exception a cette loi d'exception, en quelque sorte, et c'est justement, en Occident, cette tradition theologique qui accorde au souverain un droit exorbitant. Car le droit de grace est bien, comme son nom l'indique, de l'ordre du droit mais d'un droit qui inscrit dans les lois un pouvoir au-dessus des lois. Le monarque absolu de droit divin peut gracier un criminel, c'est-a-dire pratiquer, au nom de l'Etat, un pardon qui transcende et neutralise le droit. Droit au-dessus du droit. Comme l'idee de souverainete meme, ce droit de grace a ete reapproprie dans l'heritage republicain. Dans des Etats modernes de type democratique, comme la France, on dirait qu'il a ete secularise (si ce mot avait un sens ailleurs que dans la tradition religieuse qu'il maintient en pretendant s'y soustraire). Dans d'autres, comme les Etats-Unis, la secularisation n'est pas meme un simulacre, puisque le President et les gouverneurs, qui ont le droit de grace (pardon, clemency), pretent d'abord serment sur la Bible, tiennent des discours officiels de type religieux et invoquent le nom ou la benediction de Dieu a chaque fois qu'ils s'adressent a la nation. Ce qui compte dans cette exception absolue qu'est le droit de grace, c'est que l'exception du droit, l'exception au droit est situee au sommet ou au fondement du juridico-politique. Dans le corps du souverain, elle incarne ce qui fonde, soutient ou erige, au plus haut, avec l'unite de la nation, la garantie de la constitution, les conditions et l'exercice du droit. Comme c'est toujours le cas, le principe transcendantal d'un systeme n'appartient pas au systeme. Il lui est etranger comme une exception.

Sans contester le principe de ce droit de grace, le plus " eleve " qui soit, le plus noble mais aussi le plus " glissant " et le plus equivoque, le plus dangereux, le plus arbitraire, Kant rappelle la stricte limitation qu'il faudrait lui imposer pour qu'il ne donne pas lieu aux pires injustices : que le souverain ne puisse gracier que la ou le crime le vise lui-meme (et donc vise, dans son corps, la garantie meme du droit, de l'Etat de droit et de l'Etat). Comme dans la logique hegelienne dont nous parlions plus haut, n'est impardonnable que le crime contre ce qui donne le pouvoir de pardonner, le crime contre le pardon, en somme - l'esprit selon Hegel, et ce qu'il appelle " l'esprit du christianisme " - mais c'est justement cet impardonnable, et cet impardonnable seul que le souverain a encore le droit de pardonner, et seulement quand le " corps du roi ", dans sa fonction souveraine, est vise a travers l'autre " corps du roi ", qui est ici le " meme ", le corps de chair, singulier et empirique.

En dehors de cette exception absolue, dans tous les autres cas, partout ou les torts concernent les sujets eux-memes, c'est-a-dire presque toujours, le droit de grace ne saurait s'exercer sans injustice. En fait, on sait qu'il est toujours exerce de facon conditionnelle, en fonction d'une interpretation ou d'un calcul, de la part du souverain, quant a ce qui croise un interet particulier (le sien propre ou ceux des siens ou d'une fraction de la societe) et l'interet de l'Etat. Un exemple recent en serait donne par Clinton - qui n'a jamais ete enclin a gracier qui que ce soit et qui est un partisan plutot offensif de la peine de mort. Or il vient, en utilisant son " right to pardon ", de gracier des Portoricains emprisonnes depuis longtemps pour terrorisme. Eh bien, les Republicains n'ont pas manque de contester ce privilege absolu de l'executif en accusant le President d'avoir ainsi voulu aider Hillary Clinton dans sa prochaine campagne electorale a New York ou les Porto-Ricains sont, comme vous le savez, nombreux.

Dans le cas a la fois exceptionnel et exemplaire du droit de grace, la ou ce qui excede le juridico-politique s'inscrit, pour le fonder, dans le droit constitutionnel, eh bien il y a et il n'y a pas ce tete-a-tete ou ce face-a-face personnel, et dont on peut penser qu'il est exige par l'essence meme du pardon. La meme ou celui-ci devrait n'engager que des singularites absolues, il ne peut se manifester de quelque facon sans en appeler au tiers, a l'institution, a la socialite, a l'heritage transgenerationnel, au survivant en general ; et d'abord a cette instance universalisante qu'est le langage. Peut-il y avoir, de part ou d'autre, une scene de pardon sans un langage partage ? Ce partage n'est pas seulement celui d'une langue nationale ou d'un idiome, mais celui d'un accord sur le sens des mots, leurs connotations, la rhetorique, la visee d'une reference, etc. C'est la une autre forme de la meme aporie : quand la victime et le coupable ne partagent aucun langage, quand rien de commun et d'universel ne leur permet de s'entendre, le pardon semble prive de sens, on a bien affaire a cet impardonnable absolu, a cette impossibilite de pardonner dont nous disions pourtant tout a l'heure qu'elle etait, paradoxalement, l'element meme de tout pardon possible. Pour pardonner, il faut d'une part s'entendre, des deux cotes, sur la nature de la faute, savoir qui est coupable de quel mal envers qui, etc. Chose deja fort improbable. Car vous imaginez ce qu'une " logique de l'inconscient " viendrait perturber dans ce " savoir ", et dans tous les schemas dont elle detient pourtant une " verite ". Et vous imaginez aussi ce qui se passerait quand la meme perturbation ferait tout trembler, quand elle viendrait retentir dans le " travail du deuil ", dans la " therapie " dont nous parlions, et dans le droit et dans la politique. Car si un pardon pur ne peut pas, s'il ne doit pas se presenter comme tel, donc s'exhiber sur le theatre de la conscience sans du meme coup se denier, mentir ou reaffirmer une souverainete, alors comment savoir ce qu'est un pardon, s'il a jamais lieu, et qui pardonne qui, ou quoi a qui ? Car d'autre part, s'il faut, comme nous le disions a l'instant, s'entendre, des deux cotes, sur la nature de la faute, savoir, en conscience, qui est coupable de quel mal envers qui, etc., et si la chose reste deja fort improbable, le contraire est aussi vrai. En meme temps, il faut en effet que l'alterite, la non-identification, l'incomprehension meme restent irreductibles. Le pardon est donc fou, il doit s'enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l'inintelligible. Appelez cela l'inconscient ou la non-conscience, si vous voulez. Des que la victime " comprend " le criminel, des qu'elle echange, parle, s'entend avec lui, la scene de la reconciliation a commence, et avec elle ce pardon courant qui est tout sauf un pardon. Meme si je dis " je ne te pardonne pas " a quelqu'un qui me demande pardon, mais que je comprends et qui me comprend, alors un processus de reconciliation a commence, le tiers est intervenu. Pourtant c'en est fini du pur pardon.

Dans les situations les plus terribles, en Afrique, au Kosovo, ne s'agit-il pas, precisement, d'une barbarie de proximite, ou le crime s'est noue entre gens qui se connaissaient ? Le pardon n'implique-t-il pas l'impossible : etre en meme temps dans autre chose que la situation anterieure, avant le crime, tout en etant dans la comprehension de la situation anterieure ?

Jacques Derrida : Dans ce que vous appelez la " situation anterieure ", il pouvait y avoir en effet toutes sortes de proximites : langage, voisinage, familiarite, famille meme, etc. Mais pour que le mal surgisse, le " mal radical " et peut-etre pire encore, le mal impardonnable, le seul qui fasse surgir la question du pardon, il faut que, au plus intime de cette intimite, une haine absolue vienne interrompre la paix. Cette hostilite destructrice ne peut viser que ce que Levinas appelle le " visage " d'autrui, l'autre semblable, le prochain le plus proche, entre le Bosniaque et le Serbe par exemple, a l'interieur du meme quartier, de la meme maison, parfois de la meme famille. Le pardon doit-il alors saturer l'abime ? Doit-il suturer la blessure dans un processus de reconciliation ? Ou bien donner lieu a une autre paix, sans oubli, sans amnistie, fusion ou confusion ? Bien entendu, personne n'oserait decemment objecter a l'imperatif de la reconciliation. Il vaut mieux mettre fin aux crimes et aux dechirements. Mais encore une fois, je crois devoir distinguer entre le pardon et ce processus de reconciliation, cette reconstitution d'une sante ou d'une " normalite ", si necessaires et souhaitables qu'elles puissent paraitre a travers les amnesies, le " travail du deuil ", etc. Un pardon " finalise " n'est pas un pardon, c'est seulement une strategie politique ou une economie psychotherapeutique. En Algerie aujourd'hui, malgre la douleur infinie des victimes et le tort irreparable dont elles souffrent a jamais, on peut penser, certes, que la survie du pays, de la societe et de l'Etat passe par le processus de reconciliation annonce. On peut de ce point de vue " comprendre " qu'un vote ait approuve la politique promise par Bouteflika.

Mais je crois inapproprie le mot de " pardon " qui fut prononce a cette occasion, en particulier par le chef de l'Etat algerien. Je le trouve injuste a la fois par respect pour les victimes de crimes atroces (aucun chef d'Etat n'a le droit de pardonner a leur place) et par respect pour le sens de ce mot, pour l'inconditionnalite non-negociable, aneconomique, a-politique et non-strategique qu'il prescrit. Mais encore une fois, ce respect du mot ou du concept ne traduit pas seulement un purisme semantique ou philosophique. Toutes sortes de " politiques " inavouables, toutes sortes de ruses strategiques peuvent s'abriter abusivement derriere une " rhetorique " ou une " comedie " du pardon pour bruler l'etape du droit. En politique, quand il s'agit d'analyser, de juger, voire de contrarier pratiquement ces abus, l'exigence conceptuelle est de rigueur, meme la ou elle prend en compte, en s'y embarrassant et en les declarant, des paradoxes ou des apories. C'est, encore une fois, la condition de la responsabilite.

- Vous etes donc en permanence partage entre une vision ethique " hyperbolique " du pardon, le pardon pur, et la realite d'une societe au travail dans des processus pragmatiques de reconciliation ?

Jacques Derrida : Oui, je reste " partage ", comme vous le dites si bien. Mais sans pouvoir, ni vouloir, ni devoir departager. Les deux poles sont irreductibles l'un a l'autre, certes, mais ils restent indissociables. Pour inflechir la " politique " ou ce que vous venez d'appeler les " processus pragmatiques ", pour changer le droit (qui se trouve donc pris entre les deux poles, l'" ideal " et l'" empirique " - et ce qui m'importe ici, c'est, entre les deux, cette mediation universalisante, cette histoire du droit, la possibilite de ce progres du droit), il faut se referer a ce que vous venez d'appeler " vision ethique "hyperbolique" du pardon ". Bien que je ne sois pas sur des mots " vision " ou " ethique ", dans ce cas, disons que seule cette exigence inflexible peut orienter une histoire des lois, une evolution du droit. Elle seule peut inspirer, ici, maintenant, dans l'urgence, sans attendre, la reponse et les responsabilites.

Revenons a la question des droits de l'homme, du concept de crime contre l'humanite, mais aussi de la souverainete. Plus que jamais, ces trois motifs sont lies dans l'espace public et dans le discours politique. Bien que souvent une certaine notion de la souverainete soit positivement associee au droit de la personne, au droit a l'autodetermination, a l'ideal d'emancipation, en verite a l'idee meme de liberte, au principe des droits de l'homme, c'est souvent au nom des droits de l'homme et pour punir ou prevenir des crimes contre l'humanite qu'on en vient a limiter, a envisager au moins, par des interventions internationales, de limiter la souverainete de certains Etats-nations. Mais de certains d'entre eux, plutot que d'autres. Exemples recents : les interventions au Kosovo ou au Timor-oriental, d'ailleurs differentes dans leur nature et leur visee. (Le cas de la guerre du Golfe est autrement complique : on limite aujourd'hui la souverainete de l'Irak mais apres avoir pretendu defendre, contre lui, la souverainete d'un petit Etat - et au passage quelques autres interets, mais passons). Soyons toujours attentifs, comme Hannah Arendt le rappelle aussi lucidement, au fait que cette limitation de souverainete n'est jamais imposee que la ou c'est " possible " (physiquement, militairement, economiquement), c'est-a-dire toujours imposee a de petits Etats, relativement faibles, par des Etats puissants. Ces derniers restent jaloux de leur propre souverainete en limitant celle des autres. Ils pesent aussi de facon determinante sur les decisions des institutions internationales. C'est la un ordre et un " etat de fait " qui peuvent etre ou bien consolides au service des " puissants " ou bien, au contraire, peu a peu disloques, mis en crise, menaces par des concepts (c'est-a-dire ici des performatifs institues, des evenements par essence historiques et transformables), comme ceux des nouveaux " droits de l'homme " ou de " crime contre l'humanite ", par des conventions sur le genocide, la torture ou le terrorisme. Entre les deux hypotheses, tout depend de la politique qui met en œuvre ces concepts. Malgre leurs racines et leurs fondements sans age, ces concepts sont tout jeunes, du moins en tant que dispositifs du droit international. Et quand, en 1964 - c'etait hier - la France a juge opportun de decider que les crimes contre l'humanite resteraient imprescriptibles (decision qui a rendu possibles tous les proces que vous savez - hier encore celui de Papon), elle en a implicitement appele a une sorte d'au-dela du droit dans le droit. L'imprescriptible, comme notion juridique, n'est certes pas l'impardonnable, nous avons vu pourquoi tout a l'heure. Mais l'imprescriptible, j'y reviens, fait signe vers l'ordre transcendant de l'inconditionnel, du pardon et de l'impardonnable, vers une sorte d'anhistoricite, voire d'eternite et de Jugement Dernier qui deborde l'histoire et le temps fini du droit : a jamais, " eternellement ", partout et toujours, un crime contre l'humanite sera passible d'un jugement, et on n'en effacera jamais l'archive judiciaire. C'est donc une certaine idee du pardon et de l'impardonnable, d'un certain au-dela du droit (de toute determination historique du droit) qui a inspire les legislateurs et les parlementaires, ceux qui produisent le droit, quand par exemple ils ont institue en France l'imprescriptibilite des crimes contre l'humanite ou, de facon plus generale quand ils transforment le droit international et installent des cours universelles. Cela montre bien que malgre son apparence theorique, speculative, puriste, abstraite, toute reflexion sur une exigence inconditionnelle est d'avance engagee, et de part en part, dans une histoire concrete. Elle peut induire des processus de transformation - politique, juridique, mais en verite sans limite.

Cela dit, puisque vous me rappeliez a quel point je suis " partage " devant ces difficultes apparemment insolubles, je serais tente par deux types de reponse. D'une part, il y a, il doit y avoir, il faut l'accepter, de l'" insoluble ". En politique et au-dela. Quand les donnees d'un probleme ou d'une tache n'apparaissent pas comme infiniment contradictoires, me placant devant l'aporie d'une double injonction, alors je sais d'avance ce qu'il faut faire, je crois le savoir, ce savoir commande et programme l'action : c'est fait, il n'y a plus de decision ni de responsabilite a prendre. Un certain non-savoir doit au contraire me laisser demuni devant ce que j'ai a faire pour que j'aie a le faire, pour que je m'y sente librement oblige et tenu d'en repondre. Il me faut alors, et alors seulement, repondre de cette transaction entre deux imperatifs contradictoires et egalement justifies. Non qu'il faille ne pas savoir. Au contraire, il faut savoir le plus et le mieux possible, mais entre le savoir le plus etendu, le plus raffine, le plus necessaire, et la decision responsable, un abime demeure et doit demeurer. On retrouve ici la distinction des deux ordres (indissociables mais heterogenes) qui nous preoccupe depuis le debut de cet entretien. D'autre part, si l'on appelle " politique " ce que vous designez en parlant de " processus pragmatiques de reconciliation ", alors, tout en prenant au serieux ces urgences politiques, je crois aussi que nous ne sommes pas definis de part en part par le politique, et surtout pas par la citoyennete, par l'appartenance statutaire a un Etat-nation. Ne doit-on pas accepter que, dans le cœur ou dans la raison, surtout quand il est question du " pardon ", quelque chose arrive qui excede toute institution, tout pouvoir, toute instance juridico-politique ? On peut imaginer que quelqu'un, victime du pire, en soi-meme, chez les siens, dans sa generation ou dans la precedente, exige que justice soit rendue, que les criminels comparaissent, soient juges et condamnes par une cour - et pourtant dans son cœur pardonne.

- Et l'inverse ?

Jacques Derrida : L'inverse aussi, bien sur. On peut imaginer, et accepter, que quelqu'un ne pardonne jamais, meme apres une procedure d'acquittement ou d'amnistie. Le secret de cette experience demeure. Il doit rester intact, inaccessible au droit, a la politique, a la morale meme : absolu. Mais je ferais de ce principe trans-politique un principe politique, une regle ou une prise de position politique : il faut aussi respecter, en politique, le secret, ce qui excede le politique ou ce qui ne releve plus du juridique. C'est cela que j'appellerais la " democratie a venir ". Dans le mal radical dont nous parlons et par consequent dans l'enigme du pardon de l'impardonnable, il y a une sorte de " folie " que le juridico-politique ne peut approcher, encore moins s'approprier. Imaginez une victime du terrorisme, une personne dont on a egorge ou deporte les enfants, ou telle autre dont la famille est morte dans un four crematoire. Qu'elle dise " je pardonne " ou " je ne pardonne pas ", dans les deux cas, je ne suis pas sur de comprendre, je suis meme sur de ne pas comprendre et en tout cas je n'ai rien a dire. Cette zone de l'experience reste inaccessible et je dois en respecter le secret. Ce qu'il reste a faire, ensuite, publiquement, politiquement, juridiquement, demeure aussi difficile. Reprenons l'exemple de l'Algerie. Je comprends, je partage meme le desir de ceux qui disent : " Il faut faire la paix, il faut que ce pays survive, ca suffit, ces meurtres monstrueux, il faut faire ce qu'il faut pour que ca s'arrete ", et si, pour cela, il faut ruser jusqu'au mensonge ou a la confusion (comme quand Bouteflika dit : " Nous allons liberer les prisonniers politiques qui n'ont pas de sang sur les mains "), eh bien, va pour cette rhetorique abusive, elle n'aura pas ete la premiere dans l'Histoire recente, moins recente et surtout coloniale de ce pays. Je comprends donc cette " logique ", mais je comprends aussi la logique opposee qui refuse a tout prix, et par principe, cette utile mystification. Eh bien, c'est la le moment de la plus grande difficulte, la loi de la transaction responsable. Selon les situations et selon les moments, les responsabilites a prendre sont differentes. On ne devrait pas faire, me semble-t-il, dans la France d'aujourd'hui, ce qu'on s'apprete a faire en Algerie. La societe francaise d'aujourd'hui peut se permettre de mettre au jour, avec une rigueur inflexible, tous les crimes du passe (y compris ceux qui reconduisent en Algerie, precisement, et la chose n'est pas encore faite), elle peut les juger et ne pas laisser s'endormir la memoire. Il y a des situations ou, au contraire, il faut, sinon endormir la memoire (cela, il ne le faudrait jamais, si c'etait possible) mais du moins faire comme si, sur la scene publique, on renoncait a en tirer toutes les consequences. On n'est jamais sur de faire le choix juste, on ne sait jamais, on ne le saura jamais de ce qui s'appelle un savoir. L'avenir ne nous le donnera pas davantage a savoir car il aura ete determine, lui-meme, par ce choix. C'est la que les responsabilites sont a reevaluer a chaque instant selon les situations concretes, c'est-a-dire celles qui n'attendent pas, celles qui ne nous donnent pas le temps de la deliberation infinie. La reponse ne peut etre la meme en Algerie aujourd'hui, hier ou demain, et dans la France de l945, de l968-70, ou de l'an 2000. C'est plus que difficile, c'est infiniment angoissant. C'est la nuit. Mais reconnaitre ces differences " contextuelles ", c'est tout autre chose qu'une demission empiriste, relativiste ou pragmatiste. Justement parce que la difficulte surgit au nom et en raison de principes inconditionnels, donc irreductibles a ces facilites (empiristes, relativistes ou pragmatistes). En tout cas, je ne reduirais pas la terrible question du mot " pardon " a ces " processus " dans lesquels elle se trouve d'avance engagee, si complexes et inevitables soient-ils.

- Ce qui reste complexe, c'est cette circulation entre le politique et l'ethique hyperbolique. Peu de nations echappent a ce fait, peut-etre fondateur, qui est qu'il y a eu des crimes, des violences, une violence fondatrice, pour parler comme Rene Girard, et le theme du pardon devient bien commode pour justifier, ensuite, l'histoire de la nation.

Jacques Derrida : Tous les Etats-nations naissent et se fondent dans la violence. Je crois cette verite irrecusable. Sans meme exhiber a ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souligner une loi de structure : le moment de fondation, le moment instituteur est anterieur a la loi ou a la legitimite qu'il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par la-meme. Mais vous savez qu'on pourrait " illustrer " (quel mot, ici !) cette abstraite verite de terrifiants documents, et venus de l'histoire de tous les Etats, les plus vieux et les plus jeunes. Avant les formes modernes de ce qu'on appelle, au sens strict, le " colonialisme ", tous les Etats (j'oserais meme dire, sans trop jouer sur le mot et l'etymologie, toutes les cultures) ont leur origine dans une agression de type colonial. Cette violence fondatrice n'est pas seulement oubliee. La fondation est faite pour l'occulter ; elle tend par essence a organiser l'amnesie, parfois sous la celebration et la sublimation des grands commencements. Or ce qui parait singulier aujourd'hui, et inedit, c'est le projet de faire comparaitre des Etats ou du moins des chefs d'Etat en tant que tels (Pinochet), et meme des chefs d'Etat en exercice (Milosevic) devant des instances universelles. Il s'agit la seulement de projets ou d'hypotheses mais cette possibilite suffit pour annoncer une mutation : elle constitue a elle seule un evenement majeur. La souverainete de l'Etat, l'immunite d'un chef d'Etat ne sont plus, en principe, en droit, intangibles. Bien entendu, de nombreuses equivoques demeureront longtemps, devant lesquelles il faut redoubler de vigilance. On est loin de passer aux actes et de mettre ces projets en œuvre, car le droit international depend encore trop d'Etats-nations souverains et puissants. De plus, quand on passe a l'acte, au nom de droits de l'homme universels ou contre des " crimes contre l'humanite ", on le fait souvent de facon interessee, compte tenu de strategies complexes et parfois contradictoires, a la merci d'Etats non seulement jaloux de leur propre souverainete mais dominants sur la scene internationale, presses d'intervenir ici plutot ou plus tot que la, par exemple au Kosovo plutot qu'en Tchetchenie, pour se limiter a des exemples recents, etc., et excluant, bien sur, toute intervention chez eux ; d'ou par exemple l'hostilite de la Chine a toute ingerence de ce type en Asie, au Timor, par exemple - cela pourrait donner des idees du cote du Tibet ; ou encore la reticence des Etats-Unis, voire de la France, mais aussi de certains pays dits " du Sud ", devant les competences universelles promises a la Cour penale internationale, etc.

On en revient regulierement a cette histoire de la souverainete. Et puisque nous parlons du pardon, ce qui rend le " je te pardonne " parfois insupportable ou odieux, voire obscene, c'est l'affirmation de souverainete. Elle s'adresse souvent de haut en bas, elle confirme sa propre liberte ou s'arroge le pouvoir de pardonner, fut-ce en tant que victime ou au nom de la victime. Or il faut aussi penser a une victimisation absolue, celle qui prive la victime de la vie, ou du droit a la parole, ou de cette liberte, de cette force et de ce pouvoir qui autorisent, qui permettent d'acceder a la position du " je pardonne ". La, l'impardonnable consisterait a priver la victime de ce droit a la parole, de la parole meme, de la possibilite de toute manifestation, de tout temoignage. La victime serait alors victime, de surcroit, de se voir depouillee de la possibilite minimale, elementaire, d'envisager virtuellement de pardonner a l'impardonnable. Ce crime absolu n'advient pas seulement dans la figure du meurtre. Immense difficulte, donc. Chaque fois que le pardon est effectivement exerce, il semble supposer quelque pouvoir souverain. Cela peut etre le pouvoir souverain d'une ame noble et forte, mais aussi un pouvoir d'Etat disposant d'une legitimite incontestee, de la puissance necessaire pour organiser un proces, un jugement applicable ou, eventuellement, l'acquittement, l'amnistie ou le pardon. Si, comme le pretendent Jankelevitch et Arendt (j'ai dit mes reserves a ce sujet), on ne pardonne que la ou l'on pourrait juger et punir, donc evaluer, alors la mise en place, l'institution d'une instance de jugement suppose un pouvoir, une force, une souverainete. Vous connaissez l'argument " revisionniste " : le tribunal de Nuremberg etait l'invention des vainqueurs, il restait a leur disposition, aussi bien pour etablir le droit, juger et condamner que pour innocenter, etc. Ce dont je reve, ce que j'essaie de penser comme la " purete " d'un pardon digne de ce nom, ce serait un pardon sans pouvoir : inconditionnel mais sans souverainete. La tache la plus difficile, a la fois necessaire et apparemment impossible, ce serait donc de dissocier inconditionnalite et souverainete. Le fera-t-on un jour ? C'est pas demain la veille, comme on dit. Mais puisque l'hypothese de cette tache impresentable s'annonce, fut-ce comme un songe pour la pensee, cette folie n'est peut-etre pas si folle.

Propos recueillis par Michel Wieviorka

(1) NDLR Cf. " Foi et savoir, Les deux sources de la " religion " aux limites de la simple raison ", in La Religion, J. Derrida et G. Vattimo, Le Seuil, l996.
(2) Il y aurait beaucoup a dire ici sur les differences sexuelles, qu'il s'agisse des victimes ou de leur temoignage. Tutu raconte aussi comment certaines femmes ont pardonne en presence des bourreaux. Mais Antje Krog, dans un livre admirable, The Country of my Skull, decrit aussi la situation de femmes militantes qui, violees et d'abord accusees par les tortionnaires de n'etre pas des militantes mais des putains, ne pouvaient meme pas en temoigner devant la commission, ni meme dans leur famille, sans se denuder, sans montrer leurs cicatrices ou sans s'exposer une fois de plus, par leur temoignage meme, a une autre violence. La " question du pardon " ne pouvait meme pas se poser publiquement a ces femmes dont certaines occupent maintenant de hautes responsabilites dans l'Etat. Il existe une " Gender Commission " a ce sujet en Afrique du Sud.

© Le Monde des Debats, Decembre 1999  

Derrida, à mon sens, isole la question du pardon de ses contextes. Moi, j'essaie de partir d'un point de vue qui imbrique le problème du pardon dans ses contextes psychologiques, culturels, historiques, et bien entendu le contexte d'un siècle marqué par l'organisation de massacres de masse.

Partons du problème, fondamental pour toute société, que pose l'auteur d'un mal ou d'un dommage. La réponse archaïque est le talion, c'est-à-dire le mal pour le mal. Cette structure archaïque demeure très profonde en chacun d'entre nous et tout le problème de la civilisation est de la dépasser. Le dépassement historique de cette idée de châtiment, forme institutionnelle du talion, commence avec Hobbes : pour lui, le but du châtiment n'est pas la vengeance mais la terreur, il sert à intimider le criminel potentiel. Beccaria, au XVIIIe siècle en Toscane, va plus loin : la prison a pour fonction de protéger les populations et non pas de punir. La justice telle qu'elle est instituée par les États rompt certes avec la vengeance opérée par les proches, mais elle l'institue sous forme de châtiment pénal : on inflige un mal pour le mal, et la mort pour la mort, là où existe la peine capitale.

Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c'est tout le problème d'une société civilisée. Je pense que justement existent entre les deux des « non-vengeances » qui diffèrent du pardon : la clémence qui ressemble au pardon mais ne l'est pas tout à fait ; la miséricorde ou la pitié pour l'emprisonné, le vaincu, qui précèdent peut-être le pardon, et puis les formes institutionnelles que sont la grâce et l'amnistie.

Il est important de donner un sens positif à tout ce qui peut exister hors de l'alternative châtiment-pardon. Les exemples abondent d'une clémence liée à la victoire. Dans le monde musulman, l'aman consiste à octroyer la vie sauve à un rebelle ou un ennemi vaincu : c'est un acte de magnanimité, qui est en même temps un acte d'intégration ou de réintégration. Il y a de nombreux cas de clémence politique. En 403 avant notre ère, la dictature des treize est abolie ; les démocrates rentrés victorieux dans Athènes rompent avec la pratique en vigueur dans les cités grecques : ils renoncent à la vengeance et proclament l'amnistie. La non-vengeance est-elle seulement l'acte magnanime d'un souverain, comme Auguste pour Cinna ? Nullement. La souveraineté trouve une forme morale chez des individus qui ne sont ni rois ni empereurs, et qui peuvent se placer à un méta-niveau éthique. Je pense au père de cet adolescent poignardé par un jeune du même âge à Marseille et qui a dit « je ne veux pas de vengeance ». Il ne pardonne pas, mais il sait que le cas excède la vengeance, il se situe bien à un méta-niveau par rapport au cycle vengeance-punition.

Magnanimité.
Il est juste, comme le fait Derrida, de considérer les origines judéo-chrétiennes du pardon, qui est lié au péché. Dans le Grand Pardon juif, Dieu lave les péchés de son peuple élu, et la prière du Kippour ajoute : « maintenant, entre-pardonnez vous vous-mêmes ». La miséricorde de Dieu permet de s'entre-pardonner. La prière catholique du Notre-Père, « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », est une extension de ce thème. Mais Jésus sur la croix opère une discrimination dans le pardon en disant : « pardonnez-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il n'y a là aucun acte de souveraineté ­ à ce moment-là lui-même doute, puisqu'il dit « Seigneur, Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Les origines de cet événement métaphysique, on ne les discerne ni dans la tradition juive, ni dans la tradition grecque qui ignore le pardon, ni dans les religions extrême-orientales. Bien qu'existent dans toutes les civilisations la faute, le sacrilège, la honte de soi-même, la culpabilité, et que dans de nombreuses il soit recommandé de pratiquer clémence et magnanimité, le pardon en tant que tel surgit de l'intérieur du monde juif. Il se transforme en compréhension de l'aveuglement humain dans le « ils ne savent pas ce qu'ils font » ­ ce qui rejoint une idée des stoïciens grecs pour qui le méchant est un ignorant, un imbécile. Et plus près de nous, il y a le constat de Karl Marx : « Les hommes ne savent pas ce qu'ils sont ni ce qu'ils font. » Avec en plus l'idée de pardon. Pardonner est un acte limite très difficile, qui n'est pas seulement le renoncement à la punition, il nécessite générosité et bonté et comporte une dissymétrie essentielle : au lieu du mal pour le mal, je rends le bien pour le mal, alors que la clémence consiste seulement à arrêter le mal et à s'abstenir de châtier. C'est un acte individuel alors que la clémence est souvent un acte politique.

Compréhension.
À la différence de Derrida, je pense que le pardon n'est pas une notion isolable, ni une notion « folle », parce qu'à mon avis le pardon se base sur la compréhension. Comprendre un être humain signifie ne pas réduire sa personne au forfait ou au crime qu'il a commis. Hegel a fort bien dit : « La pensée abstraite ne voit dans l'assassin rien d'autre que cette qualité abstraite et détruit en lui, à l'aide de cette seule qualité, tout le reste de son humanité. » Je trouve cette phrase absolument fondamentale. Il y a une faute intellectuelle à réduire un tout complexe à un seul de ses composants. Le théâtre de Shakespeare, un film de gangster comme Le Parrain nous montrent que des tueurs peuvent être de bons fils, de bons pères, ressentir l'amour et l'amitié.

Comprendre, c'est comprendre les raisons et déraisons d'autrui. C'est comprendre que la self deception, ce processus mental si fréquent qu'est le mensonge à soi-même, peut conduire à l'aveuglement sur le mal que l'on commet et à l'autojustification, où l'on considère comme justice ou représailles l'assassinat d'autrui. L'aveuglement peut venir de l'empreinte culturelle sur les esprits : l'esclave était un outil animé, pour les anciens Grecs, pourtant fort civilisés. L'aveuglement peut résulter d'une conviction fanatique, politique ou religieuse. Quand des hommes sont possédés par des idées ­ vraiment possédés comme je l'ai vu tant de fois chez des communistes, persuadés d'œuvrer pour l'émancipation de l'humanité alors qu'ils contribuaient à son esclavage, quelle est leur part de responsabilité ? Ce travail de compréhension a quelque chose de terrible, parce que celui qui comprend se met en état de dissymétrie totale avec le fanatique qui ne comprend rien, et qui ne comprend évidemment pas qu'on le comprend.

Les situations sont déterminantes : des virtualités odieuses ou criminelles peuvent s'actualiser dans des circonstances de guerre (que l'on retrouve au microscope dans les guerres conjugales). Les actes terroristes sont dus à des groupes qui vivent illusoirement une idéologie de guerre en temps de paix. Ils sont comme hallucinés dans leur vase clos. Mais dès que ce vase se brise, beaucoup redeviennent pacifiques.

Je me suis intéressé aux dérives historiques : comment, à partir d'un petit glissement, on dérive et on devient infidèle à son idée de départ. J'ai connu des pacifistes d'avant-guerre qui ont accepté l'occupation de 1940 parce que rien n'est pire que la guerre, puis se sont engagés dans la Collaboration, et ont participé à partir de 1941 à la machine de guerre nazie. J'ai eu des amis intelligents et sceptiques, qui, devenus communistes, ont fini par assumer des stupidités et des monstruosités. J'ai vu des débonnaires devenir des impitoyables au sein de l'appareil stalinien puis redevenir débonnaires quand ils en sont sortis. Tous ces aveuglés, à la fois par eux-mêmes et par des mensonges politiques, me semblent à la fois irresponsables et responsables, et ne peuvent relever ni d'une condamnation simpliste ni d'un pardon naïf.

Proust, dans Jean Santeuil, exprime son souci de comprendre l'adversaire, comme si « celui-ci détenait une part de vérité devenue folle ». Il dit : « Juifs, nous comprenons l'antisémitisme ; partisans de Dreyfus, nous comprenons le jury qui a condamné Zola ; par contre, notre esprit est joyeux quand nous lisons une lettre de Monsieur Boutroux disant que l'antisémitisme est abominable. » La part de vérité est dans la singularité du destin juif, le fait que beaucoup de Juifs sont dans les affaires, le commerce, que beaucoup d'intellectuels d'origine juive ont été révolutionnaires ; mais cette part de vérité devient folle dans l'antisémitisme qui rend les juifs responsables du capitalisme et / ou du bolchevisme.

Implacabilité idéologique.
Ainsi, celui qui est tolérant, comme Proust, comprend l'implacabilité idéologique ou religieuse qui pourrait même menacer sa vie. Robert Antelme, dans le récit de sa déportation, L'Espèce humaine, exprime très bien l'idée que si les SS « veulent retrancher leurs victimes de l'espèce humaine, ils n'y arrivent pas, mais nous non plus ne pouvons les retrancher de l'espèce humaine ».

Il y a un lien entre la compréhension, la non-vengeance, et à la limite le pardon. Victor Hugo dit : « Je tâche de comprendre afin de pardonner. » Et j'en arrive à ce point capital : le pardon c'est un pari éthique, c'est un pari sur la régénération de celui qui a failli, c'est un pari sur la possibilité de transformation et de conversion au bien de celui qui a commis le mal. Car l'être humain, répétons-le, n'est pas immuable : il peut évoluer vers le meilleur ou vers le pire. Le docteur Stanislaw Tomkiewicz, qui a beaucoup travaillé sur les jeunes délinquants, évoque « un enfant qui avait autour de lui tout pour devenir une canaille mais qui, à six ans, a eu un instituteur formidable qui l'a sorti de l'ornière ». Certains adolescents ont puisé dans leur expérience aux limites de la délinquance et du crime leur maturité et leur rédemption.

Jean-Marie Lustiger est allé jusqu'à proposer la béatification de Jacques Fesch, assassin d'un policier, repenti en prison et guillotiné en 1957, cet assassin étant devenu « un saint ». Peut-on enfermer le criminel dans son crime, quoi qu'il ait fait avant et surtout quoi qu'il soit devenu après, ou ne peut-on pas faire plutôt le pari qu'un criminel peut être transformé par une prise de conscience et le repentir ?

Derrida dit à peu près ceci : « Si vous ramenez le pardon à sa fonction éthique ou bénéfique, le pardon devient fonctionnel et perd sa qualité propre. » Je ne suis pas d'accord : pour moi le pardon a toujours un sens et peut toujours avoir éventuellement un sens pragmatique, voire politique, sans que ce sens dissolve sa qualité qui vient de cet élan, de cette générosité, de cette compréhension. C'est ce que j'appelle le méta-niveau. Je reviens à la parole clé : Jésus ne dit pas seulement « pardonnez-leur », il ajoute « parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il y a quand même un sens de compréhension là-dedans.

Maintenant, faut-il subordonner le pardon au repentir ? Le repentir ouvre la voie au pardon, mais je crois aussi que le pardon peut ouvrir la voie au repentir, et qu'il offre une chance de transformation. Il y a de très beaux exemples littéraires. Raskolnikov, dans Crime et châtiment, est amené au repentir par la petite prostituée Sonia. Dans Les Misérables, Monseigneur Miriel, à qui Jean Valjean a volé des chandeliers, fait un pur acte de pardon. C'est un pari éthique incertain : il n'était pas dit que Jean Valjean allait se transformer à la suite de cet acte généreux. Toujours chez Hugo, dans Quatre-vingt-treize, un pauvre paysan sauve le marquis de Lantenac, le chef chouan, qui par la suite fait fusiller trois femmes. Il a cette phrase merveilleuse : « Une bonne action peut donc être une mauvaise action ? » Nos actes éthiques peuvent se retourner contre nous, c'est le pari de la vie.

J'en arrive au pardon politique. Il y a la demande de pardon, et il y a l'octroi du pardon. Chirac a demandé pardon aux Juifs, l'Église leur a demandé également pardon, le gouvernement japonais a présenté ses excuses aux Coréens. Mais la demande de pardon de Chirac et celle de l'Église résultent de pressions très fortes des organisations juives.

L'héritage Mandela.
Les excuses japonaises ne sont pas une demande de pardon. C'est une reconnaissance de torts qui s'auto-suffit. Je ne crois donc pas à un jaillissement de demandes spontanées qui viendraient d'une contamination judéo-chrétienne sur la planète. En revanche, la demande de pardon au peuple russe d'un Eltsine démissionnaire est un acte émouvant, profondément russe, qui réhabilite le vieil homme.

Quant à l'octroi du pardon, il ne peut se réduire à du calcul politique, encore qu'il le comporte. Prenons Nelson Mandela. Il s'est fixé pour but non de dissocier l'Afrique du Sud, mais d'y intégrer les Noirs, et, après sa victoire politique, d'y intégrer les Blancs. Il a compris la gravité de la situation où aurait conduit la punition ou la vengeance. Mais il y a, de plus, en Mandela, l'héritage universaliste du marxisme. Il y a une noblesse personnelle exemplaire.

Entre Israël et la Palestine, le pardon mutuel de crimes effrayants commis de part et d'autre est une nécessité de paix. Mais il a fallu Rabin à un moment de son histoire, Arafat à un moment de la sienne pour opérer une conjonction morale qui intègre et dépasse le calcul politique.

En deçà du pardon, il y a la mansuétude accordée aux tenants du régime dictatorial déchu, comme en Espagne. On est dans une sorte de contrat tacite où l'on achète la paix et la démocratie au prix d'une amnistie de fait ou de droit.

Il existe des cas d'impossibilité, et du pardon, et de la punition. Par exemple quand le mal est issu d'une des énormes machines technobureaucratiques contemporaines, comme dans l'affaire du sang contaminé. J'avais à l'époque écrit un article « Cherchez l'irresponsable », parce que le mal résultait de la somme d'aveuglements issus de la bureaucratisation, de la compartimentation, de l'hyperspécialisation, de la routine. Les rapports alarmants de quelques médecins d'hôpitaux n'étaient même pas lus, et les grands mandarins de la science et de la médecine ne pouvaient croire qu'un virus pouvait provoquer le sida. La responsabilité est morcelée, la culpabilité est dissoute. N'est-ce pas le système qu'il faudrait juger, et réformer, plutôt que de chercher le coupable dans un responsable ministériel ?

Venons-en aux énormes hécatombes provoquées par l'État nazi et par l'État soviétique. Il y a des responsabilités en chaîne, depuis le sommet ­ Hitler, Staline ­ jusqu'aux exécutants des camps de la mort. Mais ces responsabilités sont morcelées. Quand Hannah Arendt écrit sur le procès Eichmann, elle le voit comme un rouage de la machine criminelle, et c'est la médiocrité de ce parfait fonctionnaire qui la frappe. Elle voyait aussi que l'énormité d'Auschwitz ne pouvait être compensée par une peine de mort. Ici la punition est dérisoire, le pardon impossible.

Et quand au bout de 20, 30, 40, 50 ans, il ne reste que quelques survivants parmi les fonctionnaires obéissants de Berlin ou de Vichy, doivent-ils assumer toute la responsabilité ? Faut-il qu'un octogénaire expie les crimes de la machine à déporter ?

Plus il est difficile de localiser l'auteur du mal, plus se développe un besoin de trouver le coupable. On comprend la souffrance renouvelée des parties civiles au procès Papon, qui revivent le départ pour la mort de leurs proches. On comprend la souffrance des familles des victimes du sang contaminé. Elle retrouvent inévitablement le talion en réclamant le châtiment. C'est atroce, mais je me dis que la chose qui importe est de faire en sorte que de tels crimes ne se renouvellent pas.

N'oublions pas.
La question est : le non-châtiment signifie-t-il l'oubli, comme le pensent ceux pour qui punir servirait la mémoire ? Les deux notions sont en fait disjointes. Ce n'est pas parce que Papon va passer éventuellement dix ans en prison que la mémoire d'Auschwitz sera renforcée. Mandela a dit « pardonnons, n'oublions pas ». L'opposant polonais Adam Michnik lui fait écho avec sa formule « amnistie, non amnésie ». Tous deux ont d'ailleurs tendu la main à ceux qui les avaient emprisonnés. Les Indiens d'Amérique n'ont pas oublié les spoliations et les massacres qu'ils ont subis, bien que ceux qui les ont martyrisés n'aient jamais été châtiés. Les Noirs victimes de l'esclavage n'ont jamais vu leurs bourreaux punis, et pourtant ils n'ont pas oublié. Quand des anciens du goulag et autres victimes de la répression ont créé l'association « Mémorial en Union soviétique », ils réclamaient la mémoire et non le châtiment.

L'amnistie n'est pas l'amnésie. Une grande nation démocratique ne fait pas que commémorer des moments glorieux, elle doit aussi se remémorer des moments sinistres : l'histoire de France ne doit pas oublier la croisade contre les Albigeois ou la révocation de l'Édit de Nantes. Il y a un autre problème que pose très bien Steiner en disant : « Oublier est un devoir, sinon on devient fou. » Cela vaut pour une mémoire obsessionnelle, et c'est pour ça aussi qu'en Israël il y a une minorité qui lutte contre le culte d'Auschwitz, d'autant plus qu'elle se rend compte que cette obsession sert les intérêts politiques de ceux qui veulent absolument isoler et différencier les Juifs des Gentils. Une mémoire historique ne doit pas tomber ni dans l'obsession ni dans l'amnésie.

Je poursuis mon propos. Jankélévitch, dont la culture était essentiellement russe ­ c'est-à-dire tout imbibée de ce fonds culturel évangélique de Tolstoï et Dostoïevski, avait un sentiment de l'impardonnable en pensant aux crimes nazis contre les Juifs ; mais, à la fin de son livre Le Pardon, tout son fonds culturel russe revient et il dit « mais il y a aussi l'infini du pardon ». Il termine par une sorte d'asymptote de deux infinis qui courent l'un après l'autre, et il ne donne pas de solution. Alors que Derrida fait une sorte de cercle vicieux : on ne peut pardonner que l'impardonnable, mais comme l'impardonnable ne peut par définition être pardonné, donc on ne pourrait pardonner ce qui pourrait être pardonné. Pour moi, ce qui est terrible, c'est le mal qui est au-delà de tout pardon et de tout châtiment, le mal irréparable qui n'a cessé de ravager l'histoire de l'humanité. C'est le désastre de la condition humaine.

Éthique universelle.
Je crois que la victime se doit d'être plus intelligente et plus humaine que celui dont elle a souffert. Les valeurs de compréhension sont universelles et les victimes n'en sont pas exemptes, au contraire. Marx disait que ce sont les victimes de l'exploitation qui pourraient accéder à une éthique universelle et supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme. Cela ne s'est pas réalisé mais demeure souhaitable. Cela dit, je ne saurais demander à une victime ou à sa famille de commencer à pardonner, ce serait odieux, mais je souhaiterais la convaincre que la punition ne lui est pas nécessaire.

Le pardon est un acte individuel qui suppose une certaine magnanimité ou générosité : si l'on force au pardon, ce n'est plus un pardon. Ce que je propose, c'est de tout tenter pour échapper à la logique de la vengeance et de la haine, ce qui comporterait un système d'éducation que développerait notre capacité de compréhension que je trouve très atrophiée.

La compréhension est possible même en cas de guerre, ce que j'ai fait en étant strictement anti-nazi et jamais anti-allemand. Mais on ne peut être magnanime que si l'on est vainqueur. Il faut de toute façon que la personne qui a fait le mal ou le crime soit déjà dans une situation où elle ne soit plus capable de le faire. Je fais la distinction entre une situation de combat ­ la guerre ou la lutte contre le terrorisme ­ et ce qui se passe après. Effectivement, ça n'a pas de sens de pardonner à un gang qui a commis des crimes et qui va en commettre de nouveaux. Le vrai problème se pose ensuite, non plus tellement en termes de pardon, mais de justice. La prison sert à protéger la société, mais que doit-on faire à partir du moment où les gens évoluent, quand certains reconnaissent qu'ils ont eu tort, qu'ils ont commis des actes odieux, ou ressentent des remords ?

Je pense qu'il nous faudra résister à ce besoin revenu en force au XXe siècle, qui, j'espère, s'atténuera dans ce siècle nouveau, et qui a été une demande éperdue de châtiment, lequel recouvre souvent l'archaïque demande de vengeance. Or, répétons-le, il n'y a pas que l'alternative pardon ou châtiment. Il y a la non-vengeance, il y a l'« a-pardonnable », il y a la clémence, il y a la miséricorde. Je crois qu'il faut résister au talion, résister à l'implacabilité, résister à l'incompréhension, ne pas céder à la propagation du mal en nous-mêmes.

Les humiliés, les victimes, les haïs ne devraient pas se transformer en humiliants, en haïssants et en oppresseurs, comme cela arrive trop souvent et encore aujourd'hui au Kosovo. L'éthique, qui pour moi est résistance à la cruauté du monde, de la vie, de la société, de l'être humain ne peut se passer de compréhension, de magnanimité, de clémence et, si possible, de pardon.

Propos recueillis par Sophie Gherardi et Michel Wieviorka

© Le Monde des Débats, Février 2000

 

 

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Juillet-août 2001



Jacques Derrida,
au-delà des apparences

Le nombre des centres d'intérêt du philosophe français est impressionnant. L'hospitalité, la religion, la démocratie, la littérature : Jacques Derrida analyse, s'interroge, "déconstruit"...
   



En septembre 2000, dans Le Monde de l'éducation n° 284, Jacques Derrida nous accordait l'entretien suivant :



Autrui est secret parce qu’il est autre



Propos recueillis par Antoine Spire



Le Monde de l’éducation : En préparant cette interview, je me demandais s’il était possible d’éviter aussi bien l’anecdote que la catégorie philosophique universalisante. Comment ne pas répéter ce qui a déjà été dit, comment innover ? Finalement, ne croyez-vous pas que l’innovation, c’est justement répéter pour trouver quelque chose de neuf, pour penser ?

Jacques Derrida : Ah, l’interview ! Oui, j’ai toujours souffert des lois de l’interview. Après quelques décennies, je dois bien reconnaître que j’ai trop souvent fait ce que je déclarais ne pas aimer faire. Quant à la "redite", le noyau logique de la chose, j’y ai souvent insisté, c’est qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la répétition et la nouveauté de ce qui diffère. De façon tangente et elliptique, une différence fait toujours dévier la répétition. J’appelle ça "itérabilité", le surgissement de l’autre (itara, en sanscrit) dans la réitération. Le singulier inaugure toujours, il arrive même, imprévisiblement, comme l’arrivant même, à travers la répétition. Je suis tombé récemment amoureux de l’expression française "une fois pour toutes" (je la crois intraduisible, mais laissons). Elle dit de façon fort économique l’événement singulier et irréversible de ce qui n’arrive qu’une fois et donc ne se répète plus, mais en même temps elle ouvre à toutes les substitutions métonymiques qui l’entraîneront ailleurs. L’inédit surgit, qu’on le veuille ou non, dans la multiplicité des répétitions. Voilà ce qui suspend l’opposition naïve entre tradition et renouveau, mémoire et avenir, réforme et révolution. La logique de l’itérabilité ruine d’avance les assurances de tant de discours, de philosophies, d’idéologies…

Quand on parle de vous, il y a deux mots qui viennent, celui d’Alger, lieu de votre naissance et, pour votre œuvre, celui de philosophe de la déconstruction. Notion que vous définissez en disant qu’il s’agit d’interroger les présupposés, les finalités, les modes d’efficacité d’une pensée philosophique. Mais vous déclarez aussi que vous voulez en même temps déjouer les attentes, ruser avec les programmes et les institutions et dévoiler ce qui les sous-tend, ce qui les prédétermine. Au fond, déconstruire, c’est philosopher ?

Voyez, dans cette interview, vous me répétez, vous me rappelez à l’histoire des définitions (certaines, pas toutes) que j’ai pu risquer de la déconstruction. Pour ne pas recommencer, pour renvoyer aux livres tout en avançant quelque chose d’un peu nouveau, je préciserai aujourd’hui deux points : 1) Il y a une histoire de la "déconstruction", en France et à l’étranger, depuis plus de trente ans. Ce chemin, je ne dis pas cette méthode, a transformé, déplacé, compliqué la définition, les stratégies, les styles qui eux-mêmes varient d’un pays à l’autre, d’un individu à l’autre, d’un texte à l’autre. Diversification essentielle à la déconstruction qui n’est ni une philosophie, ni une science, ni une méthode, ni une doctrine, mais, comme je le dis souvent, l’impossible et l’impossible comme ce qui arrive. 2) Avant même cette séquence historique (entre trente et quarante ans), il faut rappeler les prémisses nietzschéenne, freudienne, et surtout heideggérienne de la déconstruction. Et surtout, au sujet de Heidegger, qu’il y a une tradition chrétienne, plus précisément luthérienne de ce que Heidegger appelle la Destruktion. Luther – je le rappelle dans mon livre sur J. L. Nancy et sur ce qu’il appelle, lui, la "déconstruction du christianisme" – parlait déjà de destructio pour désigner la nécessité d’une désédimentation des strates théologiques qui dissimulaient la nudité originelle du message évangélique à restaurer. Ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est de discerner la spécificité d’une déconstruction qui ne soit pas nécessairement réductible à cette tradition luthériano-heideggérienne. Et c’est peut-être ce qui distingue mon travail de ceux qui me sont proches, en France et à l’étranger. Sans réfuter ou rejeter quoi que ce soit, je voudrais tenter de discerner ce qui soustrait la déconstruction en cours de la mémoire dont elle hérite, à l’instant même où elle en réaffirme et respecte l’héritage…

Cette déconstruction s’est expliquée au travers de grands textes, de Heidegger, de Husserl, de Joyce, de Kant. Dans cet acte de défaire, désédimenter, décomposer, déconstituer des sédiments, des artefacts, des présuppositions, des institutions, peut-on dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’hyperanalyse ? Il y a toujours présente une tension entre une lecture exigeante de la tradition et ce sur quoi elle débouche, une responsabilité éthique et démocratique. Etes-vous d’accord ?

S’agit-il d’une tension ? Je n’en suis pas sûr. Bien entendu, la déconstruction s’affaire autour de ce qu’on appelle, plus ou moins légitimement, les "grands textes". Non seulement les œuvres canoniques, de Platon à Joyce. Mais elle s’exerce aussi sur des corpus qui ne sont pas des textes littéraires, philosophiques ou religieux mais des écrits juridiques ou des institutions, des normes, des programmes. Je l’ai trop souvent dit, l’écriture qui intéresse la déconstruction n’est pas seulement celle que protègent des bibliothèques. Même lorsqu’elle s’intéresse à des textes littéraires, il y va aussi de l’institution de la littérature (chose moderne et dont l’histoire politique est passionnante) ; il y va aussi des processus d’évaluation et de légitimation, des questions de signature, de droits d’auteur ou de copyright (vous en connaissez la turbulence actuelle, en raison des "nouvelles technologies"), il y va de la politique même de l’institution littéraire. Tout cela concerne et le contenu et la forme de la chose littéraire ou philosophique.
J’ai laissé le mot "démocratie" pour la fin. C’est le plus difficile. Je ne peux en faire qu’un usage inquiet. Il y a bien une manière traditionnelle, voire actuelle de définir la démocratie. Personne n’est contre, même si en France on cultive une certaine distinction entre république (universalisme abstrait et laïque) et démocratie (plus attentive, disent certains, aux identités communautaires et aux minorités). Mais au-delà de cette distinction, que je tiens pour secondaire, l’originalité de la démocratie c’est peut-être que, toujours conditionnée par la reconnaissance d’une inadéquation à son modèle (ce qui n’est pas inscrit dans l’essence des autres "régimes" – et c’est pourquoi la démocratie n’est pas vraiment un nom de régime), l’historicité, la perfectibilité infinie (et essentiellement aporétique), le lien originaire à une promesse font de toute démocratie une chose à-venir. C’est l’une de ses nombreuses apories (j’en rappelle d’autres ailleurs, notamment dans L’autre Cap et Politiques de l’amitié).
Cet à-venir ne signifie pas l’éloignement ou le retardement indéfini autorisé par quelque idée régulatrice. Cet à-venir prescrit ici maintenant des tâches urgentes, des négociations urgentes. Tout insatisfaisantes qu’elles sont, elles ne permettent pas d’attendre. Etre démocrate, ce serait agir en reconnaissant que nous ne vivons jamais dans une société (assez) démocratique. Ce travail critique et plus que critique, cette tâche déconstructrice est indispensable à la respiration démocratique comme à toute idée de responsabilité…

En général, lorsqu’on parle de votre œuvre, on oublie ces aspects démocratiques et éthiques et l’on se centre sur le mot de déconstruction. Sur ce sujet, un certain nombre de gens disent que Jacques Derrida est trop compliqué pour eux. En fait, ceux qui vous trouvent illisible n’ont peut-être pas plongé au fond de vos écrits et leur cherchent surtout un commencement… Or vous expliquez dans De la grammatologie, comme dans Marges de la philosophie, qu’il n’y a pas de commencement absolu justifié. Pour vous lire, au lieu d’un commencement, il faut chercher une stratégie, c’est-à-dire s’immerger dans le texte et, à partir de là, tenter une manœuvre de compréhension avec des thèmes qui reviennent fréquemment et qui sont finalement au cœur de toute votre activité intellectuelle.

Il faudrait lire aussi les textes que mes textes lisent ! Il serait absurde de dire que tous sont "faciles" mais leur difficulté n’est pas du type de celle à laquelle on objecte souvent. Il y a deux catégories de "rejet" à cet égard, deux types de non-lecteurs. D’abord ceux qui ne travaillent pas assez et se croient autorisés à le faire ; ceux-là s’essoufflent vite en supposant qu’un texte doit être immédiatement accessible, sans le travail qui consiste à lire et à lire ceux que je lis, par exemple. Puis il y a les non-lecteurs qui prennent prétexte de cette prétendue obscurité pour écarter, en vérité pour censurer, quelque chose qui les menace ou les inquiète, les dérange. L’argument de la difficulté devient alors un détestable alibi.
Bien sûr, vous le notiez, il n’y a pas de commencement, tout a commencé bien longtemps avant nous, n’est-ce pas. Je commence par prendre acte du fait que je travaille ici et là, dans telle tradition philosophique plus ou moins française, je n’écris qu’en français, un certain français, à la fois très vieux et très vivant. J’essaie d’assumer toutes mes responsabilités francophoniques, qui consistent à hériter de façon active, affirmative, transformatrice, fidèle infidèle comme toujours, infidèle par fidélité.
Mais on ne peut tout recommencer à chaque instant. Ce serait une folie du point de vue économique. D’où la nécessité des relais pédagogiques de l’école, de l’université, des médias. Quiconque écrit compte sur cette économie potentielle et sur ces médiations, sur ces solidarités, et compte avec ces risques aussi… La question de l’enseignement traverse tout mon travail et tous mes engagements politico-institutionnels, qu’ils concernent l’école, l’université ou les médias.

Vous insistez beaucoup sur les textes à partir desquels vous travaillez et qui existaient avant vous. Je suis très frappé par l’importance de cette lecture de textes dans votre œuvre que je me permettrai de rattacher au rôle du commentaire chez les juifs. Dans le judaïsme, la tradition s’est constituée sur le commentaire et elle n’existe que par rapport au commentaire. La Bible n’est pas un texte sacré, en cela qu’elle n’existe que par et à travers les commentaires de ceux qui l’ont lue. On peut dire que vous avez, vis-à-vis du corpus philosophique de l’homme civilisé d’aujourd’hui, la même attitude que le peuple juif vis-à-vis de la Torah, cette volonté de commenter un corpus, à travers le temps, de dire qu’il n’est pas sacré. Qu’il n’est compréhensible aujourd’hui qu’à travers le commentaire d’aujourd’hui.

Le mot de commentaire me gêne un peu. Je ne sais pas si ce que je fais relève du commentaire – notion obscure et surchargée, à moins que l’on n’imprime à ce mot une inflexion plus active, plus interprétative : une contre-signature y met du sien au cours et au-delà de la lecture passive d’un texte qui nous précède mais qu’on réinterprète, aussi fidèlement que possible, en y laissant une marque.
Sur la référence judaïque, sur mon "appartenance", si l’on peut dire, au judaïsme, comme vous le savez sans doute, on a beaucoup écrit depuis des années et cela me laisse toujours perplexe. D’abord, je crois que la lecture patiente, vigilante, micrologique, interminable n’est pas réservée à la tradition juive. Puis je dois avouer que ma familiarité avec la culture juive dont vous parlez est hélas bien faible et indirecte. Je le regrette, bien sûr, c’est trop tard. Si ce que je fais rappelle une glose juive, cela ne dépend ni d’un choix, ni d’un désir, ni même d’une mémoire ou d’une culture.
Vous dites que je ne tiens pas les textes pour sacrés. Oui et non. Bien sûr, j’ai tendance à me méfier des procédures de sacralisation, en tout cas à les analyser, à en analyser les lois et les fatalités. J’essaie en effet d’aborder les textes non sans respect mais sans présupposés religieux au sens dogmatique du terme. Néanmoins, dans le respect auquel je me plie, il y a quelque chose qui s’incline devant une sacralité, sinon devant du religieux. Le texte de l’autre doit être lu, interrogé sans merci mais donc respecté, et d’abord dans le corps de sa lettre. Je peux interroger, contredire, attaquer ou simplement déconstruire une logique du texte venu avant moi, devant moi, mais je ne peux ni ne dois le changer.
Il y a dans le respect de la lettre l’origine d’une sacralisation. J’ai essayé de montrer, notamment dans Donner la mort, que la littérature, au sens strict et moderne, européen du terme, garde la mémoire (à la fois sacralisante, désacralisante, coupable, repentante) des textes sacrés, en vérité bibliques, qui représentent sa filiation. Aucun critique, aucun traducteur, aucun professeur n’a, en principe, le droit de toucher au texte littéraire une fois publié, légitimé et autorisé par un dépôt légal ; héritage sacral, même si c’est en milieu athée soi-disant sécularisé. On ne touche pas à un poème ! ni à un texte de loi, et la loi est sacrée – comme le contrat social –, dit Rousseau. L’origine de cette sacralisation m’intéresse partout où elle se produit. L’opposition sacrée/séculière est bien naïve, elle appelle bien des questions déconstructrices. Contrairement à ce qu’on croit savoir, nous ne sommes jamais entrés dans une ère séculière. L’idée même du séculier est de part en part religieuse, chrétienne en vérité.

Vous rappelez souvent que Husserl est votre première référence philosophique. Vous avez d’ailleurs traité, dans votre mémoire de 1954, le problème de la genèse de la philosophie de cet auteur. Ce travail sur la géométrie chez Husserl n’a-t-il pas été la source d’une ligne fondamentale qui traverse finalement tout votre travail, vous conduisant à Heidegger et Lévinas, en passant par Sartre. Il semble qu’un motif phénoménologique accompagne toute votre œuvre, motif qui est au fond une manière de cerner à la fois les objets, les idées et les mots, en essayant de leur faire rendre tout ce qu’ils peuvent rendre, par leur identité même…

Husserl n’a pas été mon premier amour en philosophie. Mais il a laissé sur mon travail une trace profonde. Rien de ce que je fais ne serait possible sans la discipline phénoménologique, sans la pratique des réductions eidétiques et transcendantales, sans l’attention portée au sens de la phénoménalité, etc. C’est comme un exercice préalable à toute lecture, à toute réflexion, à toute écriture. Même si, parvenu à un certain point, je crois devoir retourner des questions sur les limites de cette discipline et de ses principes, du "principe des principes" intuitionniste qui la guide.

Cela m’amène à l’exemple du clin d’œil de Husserl, chez lui absolument fondamental. Peut-on dire que vous lui avez donné une certaine profondeur en regardant à la fois vers le passé et vers l’avenir ? La notion de temps existe chez Husserl, mais seulement à l’état de trace. La perspective temporelle est quelque chose que vous avez voulu et su articuler avec la phénoménologie…

Les grands textes de Husserl sur le temps reconnaissent une forme absolument privilégiée à ce qui s’appelle le "présent vivant". C’est le sens, le bon sens même dans ce qu’il a de plus irrécusable, en apparence : la forme originaire de l’expérience est la présentation de soi du présent ; on ne quitte jamais le présent qui ne se quitte jamais, que rien de vivant ne quitte jamais. Cette science phénoménologique absolue, cette autorité indéniable du maintenant dans le présent vivant, c’est justement ce sur quoi ont porté, dans des styles et selon des stratégies différentes, tous les grands questionnements de ce temps, celui de Heidegger ou de Lévinas en particulier. Dans un geste différent, avec d’autres visées, ce que j’ai tenté d’élaborer sous le nom de trace (à savoir une expérience de la différence temporelle d’un passé sans présent passé ou d’un à-venir qui ne soit pas un futur présent), c’est aussi une déconstruction, sans critique, de cette évidence absolue et simple du présent vivant, de la conscience comme présent vivant, de la forme originaire du temps (Urform) qu’on appelle présent vivant (lebendige Gegenwart) ou de tout ce qui suppose la présence du présent.

Passons de Husserl à Heidegger. Je voudrais lire dans la philosophie de Heidegger une trace de sa biographie. Par exemple, le fait de l’articulation entre le patrimoine grec et l’exclusion d’un patrimoine monothéiste biblique, la référence au sol et à la terre et la critique de la technique et du progrès, dans son discours du rectorat. Je voudrais comprendre cette complication linguistique qui l’éloigne du réel et qui donne l’impression au lecteur qu’on est dans un univers formel et abstrait où il n’y a plus de volonté d’un lien entre pensée et réel pensé. Trouvez-vous que cette quête entre la philosophie de Heidegger et sa biographie n’a finalement pas de sens ? La récusez-vous ?

Si vous le permettez, je ne répondrai pas à la question sur la politique de Heidegger ou sur son Discours de rectorat. Non pas pour me dérober mais les choses sont trop complexes pour le temps et la place dont nous disposons. Ce que je pouvais avoir à dire à ce sujet, je l’ai abondamment publié, au moins dans De l’esprit et dans de nombreux entretiens. La question de la "biographie" ne me gêne en rien. Je suis de ceux, peu nombreux, qui l’ont constamment rappelé : il faut bien (et il faut bien le faire) remettre en scène la biographie des philosophes et l’engagement signé, en particulier l’engagement politique, de leur nom propre, qu’il s’agisse de Heidegger ou, aussi bien, de Hegel, de Freud, ou de Nietzsche, de Sartre ou de Blanchot, etc.
Vous faites allusion à une "exclusion" du "patrimoine monothéistique biblique". Oui et non. Les références bibliques ou théologiques sont nombreuses et confirment à chaque instant ce que nous savons de la profonde culture théologique (catholique et protestante, je dirais surtout luthérienne) de Heidegger. Mais il est vrai que ce qu’on appellerait le patrimoine hébraïque, on l’a souvent noté (Ricœur, Zarader) paraît, disons, passé sous silence, un lourd silence. D’où la tentation d’inscrire ce silence dans toute une configuration où il n’y aurait pas seulement le Discours de rectorat et un certain motif de la terre dont vous parlez, mais tant d’autres indices aussi (par exemple le dédain à l’égard de tout philosophe juif, le "mauvais traitement", selon moi, infligé à Spinoza, dont j’ai essayé de montrer ailleurs qu’il aurait compliqué certains schémas heideggériens au sujet de l’époque de la représentation, du cogito et du principe de raison). Cette configuration ne m’échappe pas mais sans vouloir innocenter Heidegger (ce dont il n’a jamais été question pour moi et je crois même que Heidegger n’a pas échappé au plus banal des antisémitismes de son temps et de son milieu – "nous étions tous un peu antisémites à l’époque", dit un jour, je crois, Gadamer).
Je crois encore qu’il faut être attentif à la complexité des faits et de la nature des textes. Il n’y a pas de texte philosophique antisémite de Heidegger (comme on pourrait en trouver, lus d’une certaine façon, chez Kant, Hegel ou Marx), et si les énoncés sur la technique sont marqués de fortes connotations réactionnaires ou anti-progressistes, Heidegger est l’un des penseurs de la modernité qui ont pris le plus au sérieux, de façon profondément méditante, les enjeux de la technique moderne et la vigilance éthico-politique qu’elle nous impose.

J’ai l’impression que chaque fois qu’une référence ou qu’une appartenance semble soit vous circonscrire, soit circonscrire ce qui a été l’objet de votre attention, vous criez au piège ! Au fond, vous êtes extrêmement sensible à la diversité des significations d’un mot, d’un concept, d’une orientation. Cela relève bien sûr de la rigueur qui est la vôtre et je la respecte ; en même temps, je me pose la question de savoir si la synthèse a du sens. D’autant que l’affirmation de la synthèse n’exclut pas la contestation. Vous avez très bien montré que, dans la tradition philosophique, un mot pouvait quelquefois dire ce qu’il est et son contraire. Quand on en arrive là, il importe de s’interroger sur la question de la diffusion du savoir. Pour diffuser le savoir ne faut-il pas simplifier ? Et quand on simplifie, est-on absolument et irréductiblement conduit à trahir ? Croyez-vous que tous les entretiens, du fait qu’ils ne peuvent entrer dans le détail, trahissent ? Que finalement, on ne pourra jamais cerner le grain des choses ? Même lorsque vous travaillez la chose à l’infini, vous ne pouvez jamais la cerner suffisamment ! Aussi, devant vos précautions que je comprends et que je considère comme rigoureuses, je suis un peu inquiet : n’avons-nous pas aussi des responsabilités pédagogiques ?

Des responsabilités pédagogiques, bien entendu, et partagées, s’il vous plaît. On doit parfois simplifier pour transmettre un savoir et pour parler en général. Mais s’il doit y avoir des règles pour la meilleure ou la moins mauvaise simplification, elles sont à réinventer dans chaque situation. Si précautionneux ou minutieux que je doive être, je cède à un moment donné, c’est vrai, à quelque simplification. Je suis en même temps convaincu que la tâche est infinie, que j’y serai toujours inégal, qu’il faudrait raffiner de façon de plus en plus scrupuleuse. Mais à cette responsabilité s’oppose celle de ne pas attendre, et donc à un moment donné, ici, maintenant, de prendre le risque (aussi calculé que possible) de parler, d’enseigner, de publier.

Peut-on dire qu’il y a, depuis quelques années, une dimension politique plus affirmée de votre travail ? Vos livres ont-ils des conséquences politiques plus évidentes ?

Cette dimension est sans doute plus facilement reconnaissable aujourd’hui dans le code politique le plus conventionnel. Mais elle était déchiffrable dans tous mes textes, même les plus anciens. Il est vrai qu’au cours des vingt dernières années, j’ai cru avoir aménagé, disons, pour moi, après un long travail, les conditions nécessaires (discursives, théoriques, conformes à des exigences déconstructives) pour manifester ce souci politique sans céder, sans trop céder, je l’espère, aux formes stéréotypées (que je crois justement dé-politisantes) de l’engagement des intellectuels. Lorsque je vais enseigner clandestinement et me fais emprisonner dans la Tchécoslovaquie communiste, lorsque je milite contre l’apartheid ou pour la libération de Mandela, contre la peine de mort pour Mumia Abu Jamal, ou en participant à la fondation du Parlement international des écrivains, quand j’écris ce que j’écris sur Marx, sur l’hospitalité ou les sans-papiers, sur le pardon, le témoignage, le secret, la souveraineté aussi bien que quand je lance, dans les années 70, le mouvement du Greph, puis contribue à créer le Collège international de philosophie, j’ose penser que ces formes d’engagement, les discours qui les soutenaient, étaient en eux-mêmes en accord (et ce n’est pas toujours facile) avec le travail de déconstruction en cours. J’ai donc essayé d’ajuster, y parvenant inégalement, mais jamais assez, un discours ou une pratique politique aux exigences de la déconstruction. Je ne sens pas de divorce entre mes écrits et mes engagements, seulement des différences de rythme, de mode de discours, de contexte, etc. Je suis plus sensible à la continuité qu’à ce que certains appellent, à l’étranger, le political turn ou l’ethical turn de la déconstruction.

Une cause vous a justement mobilisé très tôt, la cause féminine. La différence sexuelle est présente dans beaucoup de vos textes…

Je parle surtout, depuis longtemps, des différences sexuelles, plutôt que d’une seule différence – duelle et oppositionnelle – qui est en effet, avec le phallocentrisme, avec ce que je surnomme aussi le "phallogocentrisme", un trait structurel du discours philosophique qui aura prévalu dans la tradition. La déconstruction passe en tout premier lieu par là. Tout y revient. Avant toute politisation féministe (et, bien que je m’y sois souvent associé, à certaines conditions), il importe de reconnaître cette puissante assise phallogocentrique qui conditionne à peu près tout notre héritage culturel. Quant à la tradition proprement philosophique de cet héritage phallocentrique, elle est représentée, de façon certes fort différente mais égale, aussi bien chez Platon que chez Freud ou Lacan, chez Kant que chez Hegel, Heidegger ou Lévinas. Je me suis employé à le démontrer en tout cas.

Ce que vous dites est un point de vue politique, une politique qui vous habitait déjà à l’époque ?

Oui, dans la mesure où la remise en question de ce phallogocentrisme est déjà un geste politique, une opposition ou une résistance politique.

Et l’on a bien vu que votre travail sur la déconstruction se poursuit encore aujourd’hui. Est-ce parce que déconstruire, c’est, d’une certaine manière, reconstruire ?

Dès le début, il a été clairement dit que la déconstruction n’est pas un processus ou un projet marqué par la négativité, pas même, pour l’essentiel, par la "critique" (valeur qui a une histoire, comme celle de la "question", histoire qu’il convient de maintenir vivante, sans doute, mais qui a ses limites). La déconstruction est avant tout la réaffirmation d’un "oui" originaire. Affirmatif ne veut pas dire positif. Je précise schématiquement ce point pour expliquer que pour certains, l’affirmation se réduisant à la position du positif, la déconstruction soit vouée à re-construire après une phase de démolition. Non, il n’y a pas plus démolition que reconstruction positive, et il n’y a pas de "phase". L’aporie dont je parle tant, ce n’est pas, malgré ce nom d’emprunt, une simple paralysie momentanée devant l’impasse. C’est l’épreuve de l’indécidable dans laquelle seule une décision peut advenir. Mais la décision ne met pas fin à quelque phase aporétique. Ce que je fais n’est donc certainement pas très "constructif", par exemple quand je parle d’une démocratie à venir, et promise, digne de ce nom et à laquelle aucune démocratie de fait n’est adéquate. Un certain désespoir est indissociable de la chance donnée. Et du devoir de garder sa liberté de questionner, de s’indigner, de résister, de désobéir, de déconstruire. Au nom de cette justice que je distingue du droit et à laquelle il est impossible de renoncer.

Quelque chose a toujours été très présent dans votre œuvre, l’amitié. Vous avez une fidélité à l’autre qui passe à travers diverses notions, comme la gratitude, la dette, le tâtonnement, le don… Et le toucher est, selon vous, le sens exemplaire.

C’est vrai, j’aime à cultiver la fidélité en amitié, de façon, si c’est possible, à la fois inconditionnelle et sans complaisance (comme dans le cas de Paul De Man, par exemple, où, sans m’aveugler, j’ai tout fait pour être juste et pour qu’on soit juste avec lui). Tout cela n’est pas original. Mais j’ajouterai vite trois précisions (elles sont plus lisibles et mieux démontrées ailleurs, comme dans Politiques de l’amitié et Adieu à Emmanuel Lévinas, par exemple, ou tel texte sur Lyotard – à paraître). 1) D’une part, la fidélité inconditionnelle se marque à la mort, ou à l’absence radicale de l’ami, là où l’autre ne peut plus répondre de lui, ni devant nous, et encore moins échanger, marquer quelque reconnaissance, faire retour. 2) D’autre part, la fidélité absolue à l’autre passe par l’épreuve d’un parjure originaire et fatal, dont la terrifiante possibilité n’est plus seulement un accident survenant à la promesse : dès qu’il y a un, il y a deux, et donc trois, et le tiers – possibilité de la justice, dit Lévinas – introduit alors le parjure dans le face-à-face même, dans la relation duelle la plus droite. 3) Enfin l’amitié qui m’importe passe par la "déconstruction" des modèles et des figures de l’amitié qui dominent en Occident (amitié fraternelle – figure familiale et généalogique, même si elle est spirituelle – entre deux hommes, point d’amitié entre un homme et une femme, exclusion de la sœur, présence, proximité, toute une conception de la justice et du politique, etc., pour ne citer que quelques motifs de Politiques de l’amitié). Tout cela est en effet traversé par une autre pensée de l’impossible et du "peut-être" qui se trouve au centre de tout ce que j’ai écrit sur l’amitié, le don, le pardon, l’hospitalité inconditionnelle, etc.
Quant au toucher, on pourrait montrer que de Platon à Husserl ou à Merleau-Ponty, en passant surtout par Aristote, Kant, etc., il constitue, avant même la vue, le sens fondamental, un sens dont le privilège absolu (ce que je surnomme l’haptocentrisme – souvent méconnu ou mal interprété) organise une sorte d’intuitionnisme commun à toutes les philosophies, même à celles que se prétendent non-intuitionnistes, et même au discours évangélique. C’est ce que j’essaie de montrer dans ce livre sur Nancy, qui est aussi un livre sur la main, la main de l’homme et la main de Dieu. Cet ouvrage concerne aussi le corps chrétien et ce qu’il devient quand on s’engage, comme le fait Nancy, dans une interminable "déconstruction du christianisme". Une déhiérarchisation des sens déplace ce qu’on appelle le réel, ce qui résiste à toute appropriation.

Ce que vous dites ici nous renvoie à la limite entre ce qui est et ce qui n’est pas…

La limite interne au toucher, le tact, si vous voulez, fait qu’on ne peut (que) toucher à l’intouchable. Une limite ne se touche pas, c’est une différence, un intervalle qui échappe au toucher ou qui est cela seulement qu’on peut ou croit pouvoir toucher. Sans être intelligible, cette limite n’est pas proprement tangible ni sensible. L’expérience de la limite "touche" à quelque chose qui n’est jamais pleinement présent. Une limite n’apparaît jamais comme telle.

Ce déplacement autour de soi est allé jusqu’à une quasi-inversion des rôles avec Safaa Fathi. Autour de son film, vous êtes devenu un matériau, un corps étranger venu d’ailleurs. Cela m’a donné l’impression que vous étiez déstabilisé, que vous acceptiez de reprendre tout à zéro, comme si rien n’avait été écrit. Vous passiez presque de l’état de sujet à l’état d’objet. Cela n’explique-t-il pas vos réticences ou vos difficultés, lorsqu’il s’agit pour vous d’entrer dans la logique d’un autre, cet autre qui vous interviewe ?

Oui, il y a là tous les risques et toutes les gratifications d’un jeu. Comme si quelqu’un jouait l’autre, qu’il est aussi, interprétant un rôle qui est le sien sans coïncider avec lui, un rôle en partie dicté par l’autre et avec lequel il faut ruser. Transaction permanente. Dans ce film, et dans le livre qui l’accompagne, je suis et me nomme d’ailleurs l’Acteur, ou l’Artefacteur. Jeu de signature et de substitution, calcul sans fin et sans fond : pour se cacher, se montrer et se sauver à la fois. Se sauver à tous les sens du mot. Au bout du compte, j’ai cédé devant la caméra, malgré les inquiétudes ou les méfiances, comme ici. Il a bien fallu se laisser voir au-delà de tout contrôle. C’est ce que j’appelais tout à l’heure la trahison, la trahison de la vérité, la trahison comme vérité. J’ai donc laissé passer ce film. A un autre moment, ou plus tôt, avec quelqu’un d’autre, peut-être aurais-je résisté davantage, peut-être aurais-je simplement dit non. Peut-être aurais-je mieux fait. Qui le saura jamais ? Trop tard. Tout cela reste très risqué…

Cela nous permet de nous interroger sur le cinéma. Le cinéma serait un ailleurs bordé de miroirs, mais où il n’est plus question de se construire un corps, bien plutôt de hanter l’écran. On retrouve alors une notion très importante chez vous, le fait du spectre – rappelons à ce titre qu’un de vos ouvrages s’appelle Spectre de Marx. Il semble que le spectre de Derrida flotte dans le film…

La spectralité est partout à l’œuvre, et plus que jamais, de façon originale, dans la virtualité reproductible de la photographie ou du cinéma. C’est de surcroît un des thèmes que Safaa Fathy, connaissant aussi l’intérêt que je porte à la question du revenant, a choisi de privilégier, comme celui du secret, de l’étranger, de l’ailleurs, des différences sexuelles, du judéo-arabo-espagnol, du marranisme, du pardon, de l’hospitalité. Spectralité aussi parce que le film évoque partout des morts, celle de ma mère, telles tombes de ma famille, des sépultures de chat, l’enterrement du comte d’Orgaz, etc.

Dans tous vos écrits, la mort est présente. De quelle manière ? Simplement parce que tout ce que vous écrivez est une manifestation de la valeur de la vie, tout ce que vous écrivez s’attache à continuer à être. Au fond je me demande si la mort n’est pas ce que vous repoussez au fur et à mesure que votre œuvre avance ?

En se disant qu’on ne peut faire autrement, bien sûr, on doit se demander si cet effort tendu pour la repousser aussi loin et aussi longtemps que possible n’appelle pas, ne nous rappelle pas l’attraction d’un corps à corps avec cela même dont on veut se sauver. L’affirmation de la vie ne va pas sans la pensée de la mort, sans l’attention la plus vigilante, responsable, voire assiégée, obsédée de cette fin qui n’arrive pas – à arriver. Dès qu’il y a une trace, quelle qu’elle soit, elle implique la possibilité de se répéter, de survivre à l’instant et au sujet de son tracement, dont elle atteste ainsi la mort, la disparition, la mortalité au moins. La trace figure toujours une mort possible, elle signe la mort. Dès lors, la possibilité, l’imminence de la mort n’est pas seulement une obsession personnelle, c’est une manière de se rendre à la nécessité de ce qui se donne à penser, à savoir qu’il n’y a pas de présence sans trace et pas de trace sans disparition possible de l’origine de ladite trace, donc sans une mort. Qui, je le répète, n’arrive pas à arriver, à m’arriver, qui m’arrive, qui arrive à ne pas m’arriver. Possibilité de l’impossible. J’essaie, dans Apories, de discuter cette formule, avec Heidegger, et quelques autres…
C’est à la fois impossible et possible, et en même temps puisque c’est possible, c’est impossible quand elle se réalise ! Cela signifie quand même quelque chose, y compris quand la trace disparaît. N’y a-t-il pas un lien entre l’homme vivant et la trace ? La trace change-t-elle de nature avec la mort ?
La trace est toujours trace finie d’un être fini. Elle peut donc elle-même disparaître. Une trace ineffaçable n’est pas une trace. La trace inscrit en elle-même sa propre précarité, sa vulnérabilité de cendre, sa mortalité. J’ai essayé de tirer toutes les conséquences possibles de cet axiome très simple, au fond. Et de le faire au-delà ou en deçà d’une anthropologie et même d’une ontologie ou d’une analytique existentielle. Ce que je dis de la trace et de la mort vaut pour tout "vivant", pour les "animaux" et les "hommes". Selon Heidegger, l’animal ne meurt pas, au sens propre du terme, même s’il crève ou "finit". C’est tout ce système de limites que je tente de remettre en question. Il n’est pas sûr que l’homme ou le Dasein ait, par le langage, ce rapport approprié à la mort dont parle Heidegger. Et inversement ce qu’on appelle au singulier général, l’animal (comme s’il n’y en avait qu’un seul, et d’une seule espèce) peut avoir à la mort un rapport fort complexe, marqué par des angoisses, une symbolique du deuil, parfois même des sortes de sépulture, etc.

Quand l’auteur de la trace meurt…

La trace n’est pas une substance, un étant présent, mais un processus qui s’altère en permanence. Elle ne peut que se ré-interpréter et toujours, finalement, elle s’emporte.

On inventorie la manière dont on regarde le passé, on s’interroge sur la manière dont on se tourne vers lui, de façon fidèle ou en essayant de le réinterpréter. Le geste qui est le vôtre depuis trois ans, avec le séminaire sur le pardon, n’est-il pas une autre manière de se retourner vers le passé ?

Possible ou impossible, le pardon nous tourne vers le passé. Définition minimale et de bon sens, mais on pourrait, si on en avait le temps, la compliquer un peu. Il y a aussi de l’à-venir dans le pardon. Là où il est question de pardonner, au " bon sens " du terme, le mal paraît d’abord irréversible et inchangeable. J’ai essayé d’abord de répondre de l’idée du pardon comme d’un héritage abrahamique (juif, chrétien, surtout chrétien, et islamique). Cela passe par des analyses structurelles et sémantiques retorses que je ne peux reconstituer ici. Dans cette tradition, et surtout dans la chrétienne, deux postulations semblent se contredire. 1) D’une part, on ne peut pardonner ou demander à Dieu de pardonner (question énorme : savoir qui pardonne qui ou qui pardonne quoi à qui) que si le coupable avoue, demande pardon, se repent et donc se change, s’engage dans une autre voie, promet d’être un autre. Celui qui demande pardon est déjà, dans une certaine mesure, un autre. Alors qui, à qui pardonne-t-on ? Et quoi ? 2) De l’autre côté, le pardon s’accorde comme une grâce absolue, sans échange, sans changement, sans repentir ni demande de pardon. Sans condition. Ces deux logiques (pardon conditionnel ou grâce inconditionnelle accordée à l’impardonnable même) sont en conflit mais elles coexistent dans la tradition, même si la logique du pardon conditionnel y est largement prédominante, comme le bon sens même. Mais ce bon sens compromet d’avance le sens pur et strict d’un concept rigoureux du pardon. Même si rien jamais n’y correspond en fait, nous héritons de ce concept de l’inconditionnel et il faut aussi en rendre compte. Il faudrait en répondre de façon responsable.

On ne peut pardonner que l’impardonnable. Cela vous emmène jusqu’où ? Derrière le pardon, n’y a-t-il pas le risque d’effacer ? Et par-là même, d’effacer l’impardonnable ?

On a raison de rappeler toujours que le pardon n’est pas l’oubli. Au contraire, il requiert la mémoire absolument vive de l’ineffaçable, au-delà de tout travail du deuil, de réconciliation, de restauration, au-delà de toute écologie de la mémoire. On ne peut pardonner qu’en se rappelant, en reproduisant même, sans atténuation, le mal fait, ce qu’on a à pardonner. Si je ne pardonne que ce qui est pardonnable, le véniel, le péché non mortel, je ne fais rien qui mérite le nom de pardon. Ce qui est pardonnable est d’avance pardonné. D’où l’aporie : on n’a jamais à pardonner que l’impardonnable. C’est ce qu’on appelle faire l’impossible. Et d’ailleurs, quand je ne fais que ce qui m’est possible, je ne fais rien, je ne décide de rien, je laisse se développer un programme de possibles. Quand n’arrive que ce qui est possible, il n’arrive rien, au sens fort de ce mot. Ce n’est pas "croire au miracle" que d’affirmer ceci : un événement digne de ce nom, l’arrivée de l’arrivant(e) est aussi extraordinaire qu’un miracle. Le seul pardon possible est donc bien le pardon impossible. J’essaie d’en tirer les conséquences, en particulier pour notre temps. Et non seulement, peut-être même pas du tout dans l’espace public ou politique, car le pardon ainsi défini, je ne crois pas qu’il appartienne de plein droit au champ public, politique, juridique, et même éthique. D’où l’enjeu et la gravité de son secret.

L’impardonnable est donc pardonné, le pardon n’est pas l’oubli… Il n’empêche que le pardon a des effets sur la trace.

Un pardon qui conduit à l’oubli, ou même au deuil, ce n’est pas, au sens strict, un pardon. Celui-ci exige la mémoire absolue, intacte, active – et du mal et du coupable.

D’après vous, le pardon vient aussi du fait qu’on vit ensemble dans la même société. Nous vivons en effet sous le même ciel que les bourreaux nazis, les assassins de l’Algérie, les coupables de crimes contre l’humanité, etc.

Dans la mesure où l’on ne condamne pas à mort les criminels dont vous venez de parler, on a en effet amorcé un processus de cohabitation, et donc de réconciliation. Cela ne revient pas à pardonner. Mais lorsqu’on vit ensemble, même si on vit mal, une réconciliation est en cours.

Revenons sur "qui pardonne quoi à qui ?" Quand l’impardonnable, ce sont des crimes contre l’humanité, les victimes n’ont plus la parole. Or n’est-ce pas d’abord aux victimes de pardonner ? Peut-on pardonner au nom des victimes, à leur place ?

Non ! Seules les victimes auraient éventuellement le droit de pardonner. Si elles sont mortes, ou disparues de quelque façon, il n’y a pas de pardon possible.

Les victimes doivent donc rester vivantes pour pardonner à leur bourreau, ça ne peut être que cela !

Oui.

Venons-en enfin à la question du secret. La préservation de l’identité de chacun suppose qu’on préserve nos secrets ?

Le secret, ce n’est pas seulement quelque chose, un contenu qu’il y aurait à cacher ou à garder par-devers soi. Autrui est secret parce qu’il est autre. Je suis secret, je suis au secret comme un autre. Une singularité est par essence au secret. Maintenant, il y a peut-être un devoir éthique et politique à respecter le secret, un certain droit à un certain secret. La vocation totalitaire se manifeste dès que ce respect se perd. Toutefois, d’où la difficulté, il y a aussi des abus de secret, des exploitations politiques du "secret d’Etat" comme de la "raison d’Etat", des archives policières et autres. Je ne voudrais pas me laisser emprisonner dans une culture du secret à laquelle pourtant je tiens, comme à cette figure du marrane, qui réapparaît dans tous mes textes. Certaines archives ne doivent pas rester inaccessibles, et la politique du secret appelle des responsabilités très différentes selon les situations. Encore une fois, on peut dire cela sans relativisme mais au nom d’une responsabilité qui doit être chaque fois singulière, exceptionnelle, et donc elle-même, comme le principe de toute décision, de quelque façon secrète.

Et où s’arrête donc la vocation de la littérature à rendre compte de ce secret ?

La littérature garde un secret qui n’existe pas, en quelque sorte. Derrière un roman ou un poème, derrière ce qui est en effet la richesse d’un sens à interpréter, il n’y a pas de sens secret à chercher. Le secret d’un personnage, par exemple, n’existe pas, il n’a aucune épaisseur en dehors du phénomène littéraire. Tout est secret dans la littérature et il n’y a pas de secret caché derrière elle, voilà le secret de cette étrange institution au sujet de laquelle, et dans laquelle je ne cesse de (me) débattre – plus précisément et plus récemment dans des essais comme Passions ou Donner la mort, mais aussi bien, déjà, dans ce qui est de part en part une fiction, La Carte postale.
Par "secret", mot d’origine latine qui dit d’abord la séparation, la dissociation, on traduit un peu abusivement d’autres sémantiques qui s’orientent plutôt vers l’intériorité de la maison (Geheimnis) ou, en grec, la dissimulation cryptique ou hermétique. Tout cela requiert donc des analyses lentes et prudentes. Puisque l’enjeu politique est si brûlant, et plus que jamais aujourd’hui, avec les progrès de la technologie policière ou militaire, avec tous les problèmes nouveaux de la cryptographie, la question de la littérature redevient aussi plus grave. L’institution de la littérature reconnaît, en principe ou par essence, le droit de tout dire ou de ne pas dire en disant, donc le droit au secret affiché. La littérature est libre. Elle devrait l’être. Sa liberté est aussi celle que promet une démocratie.
Parmi toutes les raisons de demander pardon dès qu’on écrit ou même dès qu’on parle (j’en ai énuméré un certain nombre ailleurs, notamment dans le film de Safaa Fathy [NDLR D’ailleurs Derrida]), il y a encore celle-ci : la quasi-sacralisation de la littérature est apparue au moment où une apparente désacralisation des textes bibliques était engagée. La littérature alors, en héritière fidèle infidèle, en héritière parjure, demande pardon parce qu’elle trahit. Elle trahit sa vérité

   


Les archives de l'Humanité


Entretien.
Jacques Derrida, penseur de l’évènement

Riche d’environ quatre-vingts volumes, l’oeuvre que Jacques Derrida développe depuis presque quarante ans est aujourd’hui reconnue, dans le monde entier, comme une des composantes essentielles de notre modernité philosophique. La " déconstruction ", selon le nom même que le penseur a donné à son travail, déborde le cadre strict de l’étude académique : ses livres portent aussi bien sur le texte de Platon que sur celui du droit international. Un mot d’ordre, cependant : être ouvert à ce qui vient, à l’à-venir, à l’autre.

Depuis une quinzaine d’années, vos livres donnent lieu à une réception qui se place d’elle-même sur le terrain politique. Selon leurs lignes directrices, comme des ouvrages qui ouvrent tantôt sur une politique de l’amitié, tantôt sur une politique de la mémoire, ou encore sur une politique de l’hospitalité. Comment entendez-vous ce terme de politique ?

Jacques Derrida. Je vais nécessairement répondre de manière schématique et télégraphique. Si, pendant longtemps, mes textes ont été considérés comme politiquement neutres - alors que mes partis pris de gauche étaient connus -, c’est parce qu’attentif depuis toujours à la politique, je ne me reconnaissais pas, je ne reconnaissais pas ce que je voulais penser dans les codes politiques dominants. Ce qui explique que je n’ai jamais, pendant longtemps, dit un mot contre Marx, mais non plus pour lui, tout en restant très attentif à ce qui se passait de ce côté-là. Cependant, j’ouvrais à rendre possible une parole politique qui tienne compte du travail de déconstruction que j’avais commencé. J’attendais de pouvoir articuler mon travail de déconstruction à un concept renouvelé du politique. Cela ne m’a paru possible qu’au moment où les régimes prétendument communistes se sont effondrés et où l’on a affirmé partout la mort de Marx. J’ai pensé que c’était injuste et politiquement néfaste, dangereux. Spectres de Marx est un livre complexe, stratifié et délibérément contradictoire, non seulement " pour " Marx, mais, à sa manière, aussi pour Marx. Depuis, je me suis attaché, dans toutes sortes de livres, de discours, d’enseignements, à réfléchir à ce que pourrait être une Nouvelle Internationale, tenant compte de la mondialisation, des nouveaux problèmes de souveraineté et de tout ce qui, dans le politique, est en train de rompre avec le cour du politique : l’État-nation territorialisé, lié de façon essentielle à un enracinement national. Il s’agit de repenser, non pas la politique, mais le politique lui-même, et le droit international, et les rapports de force, d’analyser et comprendre l’hégémonie américaine, la faiblesse critique et paradoxale aussi des USA, les nouveaux lieux et les nouvelles façons d’organiser les mouvements politiques, l’hétérogénéité en mouvement des forces altermondialistes qui décideront, j’en suis convaincu, de l’avenir du " monde ".

À la lecture, un autre spectre semble hanter vos textes, et certains des concepts que vous développez comme la justice, le pardon, l’hospitalité : celui de l’éthique.

Jacques Derrida. D’une certaine manière, les questions éthiques ont toujours été là, mais si l’on entend par éthique un système de règles, de normes morales, alors non, je ne propose pas une éthique. Ce qui m’intéresse, ce sont, en fait, les apories de l’éthique, ses limites, notamment autour des questions du don, du pardon, du secret, du témoignage, de l’hospitalité, du vivant - animal ou non. Tout cela implique une pensée de la décision : la décision responsable doit endurer et non seulement traverser ou dépasser une expérience de l’indécidable. Si je sais ce que je dois faire, je ne prends pas de décision, j’applique un savoir, je déploie un programme. Pour qu’il y ait décision, il faut que je ne sache pas quoi faire. Ce qui ne signifie pas qu’il faille renoncer à savoir : il faut s’informer, en savoir le plus possible. Reste que le moment de la décision, le moment éthique, si vous voulez, est indépendant du savoir. C’est au moment du " je ne sais pas quelle est la bonne règle " que la question éthique se pose. Donc, ce qui m’occupe, c’est ce moment an-éthique de l’éthique, ce moment où je ne sais pas quoi faire, où je n’ai pas de normes disponibles, où je ne dois pas avoir de normes disponibles, mais où il me faut agir, assumer mes responsabilités, prendre parti. D’urgence, sans attendre. Ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’éthique. J’interroge l’impossibilité comme possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire, l’im-possible ; si le pardon est possible, il doit pardonner l’impardonnable, c’est-à-dire faire l’impossible. Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible.

" La possibilité de l’impossible ", dites-vous. C’est aussi comme cela que vous définissez la déconstruction. Or, on ne peut pas ne pas penser, aujourd’hui, en lisant cela, aux attaques terroristes dont ont souffert les États-Unis, en septembre 2001. Dans un livre à paraître, le Concept du 11 septembre, vous écrivez que ce qui est arrivé menace tout à la fois " le système d’interprétation, l’axiomatique, la logique, la rhétorique, les concepts et les évaluations qui sont censés permettre de comprendre et d’expliquer, justement, quelque chose comme "le 11 septembre" ". On a envie de vous retourner, à ce propos, une des questions que vous posez : " Peut-on crever le tympan d’un philosophe et continuer à se faire entendre de lui ? "

Jacques Derrida. Je voudrais peut-être crever le tympan de philosophes, sans que la philosophie crève pour autant. Ce qui m’importe doit être entendu depuis un lieu philosophique. Mais laissons cela. Pour revenir à la question concrète que vous posez, je pense qu’en effet les concepts qui ont été manipulés, instrumentaux pour interpréter le " 11 septembre ", sont des concepts qui sont désormais soumis à une déconstruction radicale. Pas une déconstruction théorique, un déconstruction pratique. Elle est en cours, elle est, comme je dis souvent " ce qui arrive " : le prétexte de la guerre contre le terrorisme ne tient pas, parce que les concepts de guerre et de terrorisme eux-mêmes ne tiennent plus. Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, le soulignait lors d’une séance : nous n’avons pas de définition rigoureuse du terrorisme international. Et le concept de guerre implique, dans le vieux droit européen, la figure étatique des ennemis et la déclaration de guerre d’État à État. Ce qui n’est pas le cas. Ni guerre internationale ni guerre civile. Même le concept de " guerre des partisans ", proposé par Carl Schmitt manque de pertinence. Les " terroristes " du type Al Qaeda ne représentent ni un État (actuel ou virtuel), ni la volonté de fonder ou de restaurer un État. Dans ce qui s’est passé le 11 septembre, il n’y a rien de tel. Tout l’appareil conceptuel que nous utilisons d’habitude ne marche plus : ni guerre ni terrorisme, on l’a dit. Mais des oppositions conceptuelles comme national/international, civil/militaire ne fonctionnent pas davantage. Il faut reforger tout cela. Ce qui, je ne me fais pas d’illusion, sera long, graduel, avec de larges inégalités de développement, comme on disait naguère dans la rhétorique marxiste. La fin de l’État, l’extinction des désirs de souveraineté ne sont pas pour demain, mais cela travail notre monde. Ce qui est imprévisible, comme toujours, c’est le temps, ou plutôt le rythme de ces mutations inéluctables.

Les États-Unis sont un port qui vous a souvent accueilli. Est-ce qu’il y a des raisons spécifiques à cela ?

Jacques Derrida. J’ai beaucoup voyagé, trop peut-être, non seulement aux États-Unis. Je voudrais que l’on me dégage de cette image " américaine ", elle ne correspond pas à la réalité. Seulement aux désirs ou aux intérêts de quelques-uns. Il faudrait parler également de tous les continents et de tous les pays d’Europe. La première année que j’ai passée aux États-Unis, en 1955-1956, relève de la contingence : une bourse obtenue grâce au directeur de l’École normale pour aller à Harvard. Puis, je suis retourné aux États-Unis dix ans plus tard, invité à un colloque par René Girard. La conférence que j’ai prononcée à ce moment, une critique d’un certain structuralisme, a fait l’effet d’une bombe là-bas. On y a vu, à tort ou à raison, le premier signal de ce que les Américains appellent depuis le post-structuralisme. J’ai été réinvité, trois fois de suite, à trois ans d’intervalle. Enfin, les universités de Yale, puis d’Irvine, en Californie, et de New York, m’ont demandé des séminaires de quelques semaines, une fois par an. Je n’ai jamais fait de longs séjours aux États-Unis, le plus clair de mon temps ne se passe pas là-bas. Cela dit, la réception de mon travail y a été effectivement, comme ailleurs, plus généreuse, plus attentive, j’y ai rencontré moins de censure, de barrages, de conflits qu’en France, c’est vrai. Même si la déconstruction a été l’objet de batailles rangées et rageuses aux États-Unis, le débat y a été plus ouvert qu’en France, me laissant davantage de marges. Enfin, grâce, ou à cause de l’histoire de l’université américaine, on y travaille souvent beaucoup, bien et très vite. En tout cas dans les milieux qui me sont les plus familiers.

Un autre pays a marqué votre existence : l’Algérie. Vous y êtes né et y avez grandi. Depuis votre départ sur le Ville-d’Alger, en 1949, ce pays a été traversé de multiples crises sociales et politiques. Quel est votre rapport, aujourd’hui, avec cette première terre ?

Jacques Derrida. Une précision d’abord, puis une anecdote. La précision : jusqu’à dix-neuf ans, je n’avais jamais quitté mon village de la banlieue d’Alger, El Biar. Je ne connaissais pas du tout la " métropole ". L’anecdote : en 1996, le Parlement des écrivains, dont je suis cofondateur et vice-président, consacrait, à Strasbourg, l’une de ses séances à l’Algérie. Les orateurs, avant l’heure des débats, étaient réunis dans un salon. À côté de moi, une jeune Algérienne. Elle me demande : " Vous avez bien habité en Algérie, rue d’Aurelles-de-Palladine ? " - Oui. " Au 13 ? " - Oui. " Moi aussi. " Elle se présente et je découvre qu’elle était la fille des Algériens à qui mes parents avaient laissé leur appartement lorsqu’ils ont dû quitter l’Algérie. Depuis, elle aussi avait dû quitter l’Algérie, à cause de sa double condition de femme et d’intellectuelle. Cette jeune Algérienne avait été élevée dans la maison qui m’a vu grandir, elle était venue à cette séance du Parlement des écrivains témoigner du drame algérien, de l’assassinat des intellectuels, du fanatisme islamiste qui ravageait le pays. Je vis aujourd’hui dans cette douloureuse contradiction : Algérien de cour - avec les souffrances et la nostalgie que cela suppose (j’appelle cela ma nostalgérie) -, vivant dans un pays, la France, qui est aussi le mien, en observant, d’ici, la douloureuse histoire de l’Algérie indépendante.

À peine à Paris, pendant vos classes préparatoires à Louis-le-Grand, vos premières admirations sont allées vers Sartre et Bergson. Pourtant, votre parcours vous a bien éloigné de ces deux philosophes. Quel regard porteriez-vous sur eux aujourd’hui ?

Jacques Derrida. Il est vrai que Bergson a été, pour moi, un éblouissement et, comme pour toute ma génération, Sartre était une grande figure de philosophe et d’écrivain engagé. Comment je regarde rétrospectivement ces admirations ? Je ne les renie pas. Si j’avais le temps aujourd’hui, et la liberté, j’aimerais relire ces deux penseurs, et les enseigner. Mais, tout en leur rendant hommage - j’essaie, même dans mes analyse déconstructrices de marquer mon amour des textes -, je ne le ferais pas sans les réinscrire dans leur originalité et dans leurs limites, celles d’une tradition philosophique et institutionnelle française. Il y a, chez Bergson et Sartre, des façons de faire, de réfléchir et d’écrire que l’on ne retrouve ni en allemand ni en anglais, qui sont totalement étrangères à l’étranger.

Il y eut ensuite, parmi vos amis, des philosophes et écrivains importants : Althusser, Lévinas, Blanchot, ainsi que Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard. Or, l’amitié nécessite le dialogue. Votre ouvre peut-elle être lue comme un dialogue avec ces amis ?

Jacques Derrida. Oui. Mais qu’il y ait dialogue - un mot que je ne cultive pas trop - ne signifie pas que les livres soient, un par un, des réponses ou des questions à ces penseurs. Il y a adresse, en fait, plus que dialogue. Certains de mes textes ont été adressés, plus particulièrement à ces amis, mais sans qu’ils deviennent illisibles aux autres. Ainsi de mes livres sur Blanchot ou Lévinas. Ainsi, de même Spectres de Marx, que je ne peux pas expliquer sans mettre au jour, exhumer toute l’histoire de mes rapports à Althusser, c’est-à-dire pas seulement à Althusser, mais à ceux qui ont pu l’entourer tandis que nous enseignions à l’École normale supérieure, au moment althussérien d’une époque, à ce qui se faisait alors avec lui, autour de lui : Lire le Capital, Pour Marx, travaux avec lesquels je n’étais pas toujours d’accord, sans y être hostile. Idem, pour Deleuze. Je me sentais très proche des thèses de Deleuze, mais je n’aurais jamais écrit cela comme lui : nous procédions et écrivions de manière tellement différente. J’ai été, par exemple, très impressionné par son essai sur Nietzsche, mais je ne pouvais pas suivre l’Anti-Odipe. Je n’étais pas d’accord non plus sur ce qu’il disait d’Artaud, même si je partageait son intérêt pour Artaud. Je le lui ai dit d’ailleurs, nos rapports personnels ont toujours été très amicaux, comme avec Lyotard. C’était le même type de proximité. Tout cela est très complexe, il faudrait plusieurs numéros de l’Humanité pour m’en expliquer.

Un de vos aphorismes est devenu célèbre : " Il n’y a pas de hors texte. " Si tout est texte, tout est concerné par la méthode de la déconstruction. N’est-ce pas aller à rebours de cette diversité des systèmes de compréhension du monde que l’évolution des sciences met au jour ?

Jacques Derrida. J’ai commencé, il y a presque quarante ans par une réflexion sur l’écriture, le texte. Ce qui m’importait, au début, et bien que je sois devenu par profession un " philosophe ", c’était l’écriture littéraire. Qu’est-ce qu’écrire, me demandais-je ? Qu’est-ce qui se passe quand on écrit ? Pour répondre, j’ai dû élargir le concept de texte et essayer de justifier cette extension. " Il n’y a pas de hors texte " ne veut pas dire que tout est papier, saturé d’écriture, mais que toute expérience est structurée comme un réseau de traces renvoyant à autre chose qu’elles-mêmes. Autrement dit, il n’y a pas de présent qui ne se constitue sans renvoi à un autre temps, un autre présent. Le présent-trace. Il est traçant et tracé. J’ai élargi le notion de trace jusqu’à y inclure la voix elle-même, avec l’idée de reconsidérer la subordination en philosophie, depuis l’Antiquité grecque, de l’écriture à la parole (logocentrisme), et au présent vivant de la voix (phonocentrisme). Cela dit, et malgré la nécessité de la critique, la déconstruction n’est pas une critique. Elle n’est ni jugement évaluatif ni procès de disqualification. Pas plus d’ailleurs qu’elle n’est, pour reprendre votre mot, une méthode. L’idée de méthode suppose un ensemble de procédures réglées, préalables à l’expérience de lecture, d’interprétation ou d’enseignement, ainsi qu’une certaine maîtrise. Si certains on repéré une certaine récurrence - c’est cela que le mot de méthode pointe, n’est-ce pas ? - des motifs déconstructifs, la déconstruction n’est pas une méthode. Ni " critique " ni " méthode ", passant aussi par une histoire ou une généalogie des idées de " critique " ou de " méthode ", la déconstruction fait droit à des interprétations de lecture, d’écriture, de transformation du texte général, qui sont autant d’événements. Ils font arriver des choses nouvelles, surprenantes pour celui-là même qui en fait l’expérience. Il n’y a pas de maîtrise de la déconstruction, simplement rencontre " d’autre chose ", de quelqu’un d’autre qui vous dicte chaque fois la loi singulière d’une lecture, qui vous intime l’ordre de vous rendre responsable, de répondre de votre lecture. Cependant, si rien n’échappe au texte, le texte ne se totalise pas. À cause de la structure même des traces dont il se compose, et qui ouvrent à autre chose qu’elles-mêmes, la totalité ne peut pas se fermer. Cela exclut la totalisation, la fermeture, la complétude du texte, et du même coup la valeur de système. La déconstruction n’est pas un système, pas plus qu’elle n’est une philosophie : elle interroge le principe philosophique. C’est une aventure singulière dont le geste dépend à chaque fois de la situation, du contexte, politique notamment, du sujet, de son enracinement dans un lieu et une histoire, et qui lui permettent, en quelque sorte, de signer le geste déconstructif.

Le temps est finalement au cour de votre pensée, pourtant vous ne proposez pas une philosophie du temps. On aurait plutôt l’impression d’avoir affaire à une philosophie de l’événement. La mort y jouerait alors le rôle d’un concept pivot, vous permettant d’articuler justement le temps et l’événement ?

Jacques Derrida. Vous avez raison, il n’y a pas de philosophie du temps dans ce que j’ai écrit. Mais il n’y a pas de philosophie de l’événement non plus, ou de la mort. Il n’y a pas de philosophie de quoi que ce soit. J’ai, en effet, commencé par travailler l’héritage philosophique quant au temps - Kant, Husserl, Heidegger surtout - et le privilège du présent dans la pensée du temps. Le bon sens nous dit que tout est au présent : le passé et l’avenir s’annoncent dans des modalités qui sont toujours celles du présent, du présent vivant. C’est cette évidence que j’ai essayé de compliquer un peu. Cette question du temps est restée à l’ouvre dans tout mon travail. Cependant, ce que vous dites d’une attention privilégiée à l’événement est juste. Elle s’est faite de plus en plus insistante. L’événement comme ce qui arrive, imprévisiblement, singulièrement. Non seulement " ce " qui arrive, mais ce " qui " arrive, l’arrivant. La question " que faire avec (ce) qui arrive ? " commande une pensée de l’hospitalité, du don, du pardon, du secret, du témoignage. Les enjeux politiques de ces réflexions ont été soulignés. Tout cela concerne " (ce) qui arrive ", l’événement en tant qu’imprévisible. Car un événement que l’on prévoit est déjà arrivé, ce n’est plus un événement. Ce qui m’intéresse dans l’événement, c’est sa singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un événement est unique donc, et imprévisible, c’est à dire sans horizon. La mort est en conséquence l’événement par excellence : imprévisible même quand elle est prévue, elle arrive et n’arrive pas puisque quand elle arrive, imprévisible, elle n’arrive plus à personne. D’où cet intérêt que j’ai porté au texte de Blanchot sur la mort comme impossible. La mort, pour le dire tout simplement, est-elle le thème le plus continu dans tout ce que j’ai écrit, bien avant Glas (Galilée, 1974) et après Donner la mort (Galilée, 1999). Tout part d’une pensée de la mort et tout y revient. Je peux donner en exemple trois types de réflexion qui touchent à cette pensée de la mort. Le caractère testamentaire de l’écriture (De la grammatologie, Minuit, 1957) : quand j’écris, je sais très bien que ce que j’écris peut me survivre, que ce qui est à l’origine de la trace peut disparaître sans que disparaisse la trace, c’est sa structure, une structure que j’ai appelée testamentaire ; la spectralité aussi, qui est indissociable de la notion de trace - et dont la réflexion est présente chez moi bien avant Spectres de Marx : une trace n’est ni vivante ni morte ; enfin, que je porte (je voudrais souligner ici pour des raisons politiques), à la grande question de la peine de mort - j’y ai consacré un séminaire de plusieurs années et quelques gestes militants, notamment à propos du " cas " Mumia Abu-Jamal, dont j’ai préfacé un des livres (En direct du couloir de la mort, La Découverte, 1999). L’histoire de la peine de mort m’a paru décisive en elle-même, et être, en même temps, un remarquable fil conducteur pour penser l’État, la souveraineté, le pouvoir.

Entretien par Jérôme-Alexandre Nielsberg 28/01/2004

Jacques Derrida:

Les devoirs de notre «communauté»

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Texte d'après une communication faite les 28 et 29 septembre 1994 à Lisbonne, au Parlement International des Écrivains.
Une seule question pour saluer cette rencontre: à quelles conditions, un jour, peut-être la tiendra-t-on pour inaugurale? Il ne suffit pas que depuis sa Fondation à Strasbourg il y a moins d'un an, notre Parlement tienne ici sa première réunion solennelle. À travers réflexion et débats, nous devrions aussi aiguiser la singularité de ce que nous instituons. D'autres associations d'écrivains partagent nos convictions éthiques, nos soucis politiques, nos évaluations critiques. Elles s’interrogent aussi : que signifie aujourd'hui manifester dans l'espace public? Y «écrire», «parler», «savoir», «créer», «penser» ?

phare.gif (7765 octets) Déjà nous allions nos forces avec le Comité de soutien international à Salman Rushdie, Writers in Prison Committee, l'Alliance des femmes pour la démocratie (notamment dans son action en faveur de Taslima Nasreen qui nous rejoindra demain). Ici même, des amis du Cisia (Comité international de soutien aux intellectuels algériens), de Reporters sans frontières, de Article XIX, du Pen Club suédois prennent part à nos travaux. S'il y avait une singularité à notre projet, elle tiendrait d'abord à des nécessités et à des devoirs d'invention. À l'unique aujourd'hui de la violence historique, nous appartenons sans bien savoir ce qu'est «appartenance» désormais. Nous ne savons plus si appartenir il faut; et si nous sommes de ce temps-ci, dans le «sans exemple» ou le «sans précédent», le «sans horizon» même de ce qui vient sur nous, qu'on l'appelle politique, religieux, philosophique, technoscientifique, poétique ou littéraire, même, à travers d'autres expériences de la langue, dans de nouvelles structures de l'espace public. Autant de nécessités, donc, mais autant de devoirs d'invention, si paradoxale que paraisse cette injonction (devoir inventer: le il faut de ce qui n'obéit pas à la commande). Nous ne serons et ne ferons rien si nous nous contentons d'inaugurer des formes institutionnelles sans penser et écrire autrement. Signer la singularité de cette Internationale d'écrivains qui entendent changer leur rapport à la communauté, au droit national ou international, à l'État et à la nation, etc., c'est d'abord ne plus dissocier l'intervention dans l'urgence d'un acte poétique d'écriture, de connaissance ou de pensée. Nous ne changerons rien si une insoumission formelle ne remue la langue pour donner lieu à de nouvelles règles ou plutôt à de nouvelles exceptions. Tâche impossible. Mais que serait une invention si elle ne dévoilait que le possible? Elle ne ferait que déplier un programme et tirer des conséquences. Elle ne déciderait rien: elle n'interromprait rien. L'invention doit faire ce qui se sera annoncé comme impossible: exclu ou interdit. On ne répondra de l'interruption ou de la rupture qu'à engager le plus critique de tous les savoirs, certes, mais cette responsabilité reste hétérogène au savoir.

Notre document préparatoire (Nouvelles formes d'organisation et d'action des intellectuels face à la montée de l'intolérance) comporte, entre d'autres choses, deux propositions. J'y souscris, bien entendu, mais elles appellent quelques précautions. Il y va de l'«autonomie»: «autonomie» et «souveraineté», indépendance «individuelle» et «collective» au regard des «pouvoirs politiques et économiques, des orthodoxies, des particularismes ou des isolationnismes linguistiques et nationaux», etc. Autre proposition: «Le Parlement sera ce que les écrivains en feront à condition qu'ils ne s'arrêtent pas indéfiniment à le définir, à s'interroger sur ce qu'il doit être, etc... »
Le choix ne nous est pas laissé, la précipitation est la loi. Ne nous laissons pas paralyser par une réflexion préalable, nous savons ce que nous voulons et surtout ne voulons pas. Nous n'aurions pas autrement lancé ou entendu un Appel. Certes. Mais l'inverse est aussi vrai et c'est là une première antinomie (car il y a deux lois également impératives): si en même temps nous ne faisions pas tout pour penser, écrire, formaliser, de façon à la fois universelle et différenciée, la nouvelle donne historique de nos responsabilités, nous céderions à un empirisme inconséquent. Ce parlement se livrerait à une rhétorique gesticulatoire et gestionnaire. En faisant front, en multipliant les formes de résistance devant la terreur et l'intimidation, il nous faut discuter mais aussi mettre en œuvre de nouvelles questions et propositions au sujet de quelques exigences inconditionnelles, s'il en est.

Loin de la forme doctrinale, notre discours devrait rester en haleine et inscrire, à même le corps pluriel de ces œuvres, des actes de pensée, des formes de connaissance, des événements littéraires. Ni édifice théorique ni poétique unifiée, ce que je propose ici paraît presque incompatible avec líidée même d'une communauté, si du moins sous ce mot on entend une identité de participation (famille, «fraternité», langue, nation, cocitoyenneté, etc.) ou le partage de convictions (philosophiques, politiques, religieuses, esthétiques). Nous ne sommes même pas ici des «citoyens du monde», selon la noble expression qui date du temps où l'idéal d'un État mondial ou d'une République des Lettres n'avait pas encore souffert tant d'épreuves et nourri tant de suspicions. Certains États sont plus accueillants que d'autres à cette nouvelle hospitalité que nous voulons affirmer. Mais nous avons des réserves à l'endroit du pouvoir étatique ou interétatique, comme à l'égard du droit international tel qu'il se conçoit et s'exerce en fait. Cette réserve commande l'indépendance, voire l'insoumission. Le concept de «ville-refuge» est ici exemplaire. Ce que, sous ce nom, nous organisons déjà de façon large, multiple, concrète (à Strasbourg, Berlin, Amsterdam, Lisbonne), ce ne sont pas seulement des possibilités soumises à la logique de l'État, comme le restent les villes. Ce sont des lieux d'hospitalité souveraine, au-delà de la tradition des cités médiévales. Ces villes-refuges ressembleront à ces États sans État ouverts à la «citoyenneté de résidence» dont nous parlera Catherine Trautmann. Telle citoyenneté s'arrache à tous les phantasmes de l'autochtonie et de la consanguinité. Loin de dé-politiser ainsi notre projet, nous engageons ainsi une autre expérience de la citoyenneté et du politique. Elle procède du droit et de la liberté sans condition que nous réclamons pour la pensée, le savoir, la parole, l'écriture, l'enseignement, la publication.

Il doit bien y avoir quelque alliance entre ceux qui s'engagent ainsi, mais il devrait s'agir d'une internationale sans modèle communautaire. Elle n'exclut pas, elle accueille l'étranger, l'arrivant, la singularité aussi, la dissociation, le secret, voire une certaine interruption du lien social sans laquelle une société resterait irrespirable, pétrifiée dans cette identification qui porte si souvent à la haine. Cette aporie est aussi une chance, elle nous donne à penser un nouvel espace public et un nouveau droit international.

Nous essaierons notre force d'invention à l'épreuve de deux antinomies.

1.La langue d'abord : ce n'est pas le médium transparent mais le corps sur lequel intellectuels, écrivains, savants, artistes signent ce qu'ils pensent, et sont et font. Or, il nous faut frayer ici une voie entre deux lois contradictoires. Il y a des langues hégémoniques. Le Parlement a déjà dû y céder en fait en installant son langage officiel en Occident, dans le couple anglo-latin. L'anglais-américain s'impose irrésistiblement, ne le dénions pas, comme unique (deuxième) langue planétaire. Or, il nous faut à la fois tirer parti de cette domination partout où elle peut assurer des trajets de traduction univoque et cependant, comme cela s'inscrit dans nos projets, protester contre elle, cultiver tant d'autres idiomes, les œuvres, les cultures et les mémoires qui y respirent. Les «cultiver», ce n'est pas seulement les protéger mais les exposer au dehors, sans les replier sur le particularisme national. Un idiome n'est jamais pur, ni propre ou réappropriable. L'affirmation qu'il appelle ne se lie pas nécessairement à la passion ethnocentrique ou nationale. Elle devrait en libérer. C'est à une interprétation discutable de la littéralité ou de l'idiome (et de la religion elle-même!) que s'en tiennent les fondamentalismes qui traquent aujourdíhui la littérature. Pas de littérature sans une réaffirmation de l'idiome et de la lettre mais pas de littérature qui ne s'affranchisse du dogme, du purisme et du littéralisme. L'endurance de cette antinomie appelle une autre politique de la langue et de la traduction. Peut-être le mot de «politique» lui-même ne sera-t-il plus approprié, à moins qu'on ne le soustraie aux concepts hérités, là où domine encore une certaine figure de la souveraineté État-nationale. Nous pourrions aussi rappeler les grimaces phallocentriques de cette figure: les marques de la différence sexuelle sillonnent cet espace, et précisément là où s'exercent les discriminations les plus meurtrières.

2. La même antinomie se réfléchit dans l'espace public dominé par des pouvoirs dits médiatiques. Leur emprise nationale et mondiale níest plus délimitable. Leurs modes d'appropriation et de pénétration s'accélèrent, ils se raffinent et se compliquent chaque jour. Ils investissent la totalité de líespace techno-scientifique, économique, politique et juridique. Là encore, tout en revendiquant líautonomie au regard de ces micro et macro stratégies, on ne saurait rompre avec elles sans se vouer d'abord à l'inaudible et à l'invisible. Ne cédons pas à une contre-démagogie en attaquant les médias en général, comme s'il n'y avait là quíun seul front. Ce serait hypocrite et suicidaire. Les lignes de front ne se déplacent pas entre médias et autre chose, médias et «autonomie», etc., mais entre plusieurs styles ou modalités díinscription dans líespace public. À ce que le « document préparatoire » dénonce justement («complexe médiatico-intellectuel», «logique du show business», «recherche cynique de la visibilité à tout prix») n'opposons pas le murmure confidentiel, mais une autre dynamique de líinformation, une autre éthique et un autre rythme de la prise de parole, une autre politique de la discussion. Non pas contre mais avec les professionnels des médias, en nous alliant du moins à ceux qui partagent nos exigences. Il y en a plus qu'on ne le croit qui résistent dans l'ombre. Puis des complications surdéterminent aussi la machine médiatique. La capitalisation monopolisante, l'homogénéisation mondiale, les «autoroutes de l'information» multiplient les possibilités de contre - pouvoirs (effraction, simulacre, parasitage, résistances internes et externes). Plus l'appropriation s'étend, plus elle expose une surface vulnérable, poreuse, ruineuse. Pour le meilleur ou pour le pire. Le pire, ce sont par exemple les mafias qui font effraction dans les réseaux informatiques de téléphone mobile (phénomène qui inquiète les États-Unis en ce moment). Le meilleur, ce sont les voies par lesquelles nous pourrions infiltrer ces systèmes de communication, les soustraire à leur plus forte pente et les gagner, autant que possible, à notre cause. Non pas en vue de quelque autonomie absolue, (il n'y en a pas, et on pourrait montrer qu'il n'en faut pas), mais en infléchissant des processus d'émancipation à la fois déterminés et interminables.

Émancipation et autonomisation: je désigne ainsi la responsabilité que nous devrions à la fois penser et inscrire dans des œuvres. Il y va des Lumières de demain, de la démocratie à venir et des rapports de la littérature avec toutes les instances du théologico-politique. Nous pourrions identifier une diversité quasiment infinie de modes de persécution, d'interdiction, de marginalisation, de censures (déclarées ou non). Cela requiert un travail sans fin, près de nous et dans les démocraties fières d'elles-mêmes. Mais l'urgence, maintenant, ne se limite pas aux complots contre la liberté de parler et díécrire, au terrorisme mondial, aux armées de tueurs dépêchées ou tolérées par certains États, à l'alliance de l'archaïsme et de la panoplie high tech. Non, c'est que les coupables se prétendent chargés de mission théologico-politique. Ils déclarent la guerre à ce qui, pour le dire trop vite, bien sûr, accorde à la tradition moderne de la démocratie et des Lumières non seulement la tolérance mais le droit inconditionnel à la littérature, à la publication díune pensée et díune critique libres, à l'invention de formes et de langues, à l'indépendance des arts et des sciences. Une histoire complexe lie une certaine idée de la démocratie à venir à l'institution moderne de la littérature. Ce sont là des questions neuves, redoutables et que nous ne devons pas fuir. La menace la plus massive (car il y va de pouvoirs étatiques réels ou virtuels et de dimensions macrodémographiques), la plus pressante (en cours d'accélération et d'intensification), la plus ouvertement déclarée aussi, nous savons qu'elle vient de pouvoirs politico-religieux qui nient par principe les droits inconditionnels dont nous nous réclamons ici. Et récusent du même coup l'inconditionnalité du droit à la vie: quiconque affirme le droit à la littérature s'expose ainsi à la mort. Nous le savions, nous le vérifions mieux que jamais au moment où la technique porte la parole et l'écrit tellement plus vite et tellement plus loin: quand elle ne s'asservit pas à la grégarité, la littérature peut devenir plus dangereuse que jamais.

La grande épreuve est donc venue. Pour identifier l'origine de cette terreur, il ne faut pas pas toujours ni seulement incriminer en tant que tels des mouvements politico - religieux, des forces étatiques ou même ce qu'on appelle désormais des intégrismes (islamique ou non, car les alliances entre les intégrismes sont profondes et complexes). Non, il ne s'agit ici ni du religieux ni même du fondamentalisme comme tel. Il faut discerner entre des interprétations de la tradition religieuse. Ni l'appel de la foi, ni même le fondamentalisme ne signent d'eux-mêmes ces messages de mort et de terreur.

Il y a là un contrat haineux et obscur, armuré d'obscurantisme même quand il exploite les stratégies de la techno-science moderne : le contrat entre une allégation religieuse et certaines forces à la fois phantasmatiques et économico-politiques. Elles trouvent leur intérêt commun dans cette incorporation mortifère de la religion. Policière et techno - militarisée, n'est-ce pas là une figure sans précédent de l'onto-théologie politique ?

Jacques Derrida -Professeur à l'EHESS -Libération, 4 novembre 1994-