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Paroles de tolérance: Comment accepter et se réjouir
que Dieu puisse s'exprimer à travers les autres? |
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Dimanche 1er octobre 2006
En la cathédrale Notre-Dame de Paris
- Mc 9, 38-43.45.47-48
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Frères et surs,
Vous vous souvenez certainement que les deux derniers dimanches nous avons été
entraînés par lévangile selon saint Marc à mesurer lécart qui existait
entre la manière dont les disciples comprenaient le rôle du Messie et la réalité du
chemin dans lequel le Christ sengageait. Dabord Pierre qui se met en travers
du chemin de Jésus et auquel le Christ dit : « Arrière, Satan », ensuite les disciples
qui discutent pour savoir qui serait le premier et auxquels le Christ est obligé de
rappeler que celui qui veut être le plus grand doit se faire le serviteur de tous. Mais
déjà, dans cette deuxième manière de prendre distance par rapport à la réalité
vécue par le Christ, nous voyons sintroduire un écart qui ne concerne plus
simplement la conception du rôle et de la mission du Messie, mais qui concerne aussi les
principes dorganisation de lÉglise. Qui doit être le plus grand parmi eux ?
Aujourdhui, avec lintervention de Jean, lun des Douze, nous voyons
surgir une troisième expression de cet écart entre les conceptions premières et
spontanées des Apôtres sur la mission du Christ, sur leur propre mission et sur la
manière dont lÉglise doit vivre, et ce que Dieu veut accomplir à travers eux.
Ici, la question qui est soulevée est une question qui nous concerne très directement. Dune
certaine façon il sagit dune question de frontières. Qui définit la
frontière au-delà de laquelle les dons de Dieu ne seraient plus licites ? Vous lavez
entendu tout à lheure dans le récit du Livre des Nombres : la venue de lEsprit
sur deux personnages qui ne faisaient pas partie du groupe des 70 choisis par Moïse,
donne lieu à une première discussion. Josué demande quils soient châtiés pour
avoir illégitimement bénéficié du don de lEsprit, Moïse répond : « Plût au
Seigneur que tout le peuple devienne prophète ». Á ce premier stade de lorganisation
des collaborateurs de Moïse au service du Peuple dIsraël, nous découvrons que la
mission confiée par Dieu à ces hommes, mission qui est marquée par le don de lEsprit,
ne fait pas deux des propriétaires exclusifs du don de Dieu. Dès le récit initial
de cet envoi de lEsprit, on a limpression que lÉcriture veut inscrire,
comme symboliquement, lexpérience de ces deux hommes qui étaient à lextérieur
du camp pour marquer la souveraine liberté de Dieu par rapport à ses propres dons.
De la même manière, nous le voyons dans lévangile selon saint Marc, le Christ a
choisi les Douze, il les a désignés pour être avec Lui et pour suivre sa mission.
Lui-même est suivi par un certain nombre dautres disciples. Cependant, la puissance
de renouvellement du monde que Dieu met en uvre à travers la mission de Jésus ne
peut pas se limiter au groupe de ceux qui ont été choisis et désignés. Ici ou là lEsprit
travaille au cur de lhumanité, sans considération pour notre représentation
du groupe des fidèles du Christ.
Cest un mystère très difficile pour nous, car nous comprenons bien évidemment quil
nest pas indifférent dêtre ou de ne pas être à lintérieur de ce
groupe des disciples du Christ. Nous comprenons bien quil nest pas
indifférent dêtre ou de ne pas être chrétiens, nous comprenons bien que la vie
sacramentelle vécue dans lÉglise est le moyen privilégié par lequel la communion
avec Dieu sengendre et se nourrit au cur des fidèles. Nous comprenons bien
que cest une chance et une grâce inimaginables de pouvoir participer à cette
communion à travers notre engagement dans la vie sacramentelle. Et cependant, nous sommes
toujours tentés dimaginer que Dieu se représente les choses de la même manière
que nous. Nous sommes toujours tentés dimaginer que, puisquil a fait
Alliance, puisquil fait Alliance avec nous, les autres ne sont pas dans lAlliance.
Nous sommes toujours tentés dimaginer que lélection et la conclusion de lAlliance
constituent un privilège exclusif. Tout au long de lÉcriture,les prophètes, nous
le voyons bien, semploient à rappeler à Israël sa vocation universelle. Ils
développent la vision selon laquelle ce petit peuple a été élu non pas pour sapproprier
les dons de Dieu à son seul bénéfice, mais pour en devenir le témoin et lannonciateur
à destination de lhumanité tout entière. De même aujourdhui, lÉglise
se dit, se veut et essaye de se vivre comme catholique, non pas parce quelle ferait
entrer tous les hommes dans sa manière de faire, mais parce que sa mission est de vivre
pleinement lalliance avec Dieu, comme témoignage, symbole, « sacrement », nous
dit le Concile, du rassemblement de lhumanité tout entière. Lintensité, la
force et la profondeur de notre identité chrétienne ne nous constituent pas comme une
nation à part, par rapport à laquelle les autres ne pourraient quêtre étrangers.
Lidentité chrétienne nous constitue comme symbole, sacrement et proclamation de la
vocation universelle des hommes à participer à la vie divine, si bien que nous devons
être, non pas des gardiens vigilants prêts à dénoncer ce que Dieu fait dans lhumanité
en dehors de nous comme une usurpation, mais des témoins reconnaissants, pleins de joie
et dexultation quand ils découvrent que lEsprit de Dieu travaille lhumanité
même en dehors des frontières visibles de notre Église.
Cest ainsi, vous vous en souvenez, que dans les Actes des Apôtres, Pierre, poussé
par lEsprit, rejoint la maison du centurion Corneille. Il découvre que lEsprit
Saint en a déjà fait un croyant et il le baptise. Nous ne sommes pas les défenseurs
jaloux de ce que Dieu nous donne, nous sommes plutôt des chercheurs attentifs à
discerner comment les dons de Dieu débordent de toute part nos capacités de les
accueillir et nourrissent ce qui se fait de bon dans lhumanité.
Soyons donc dans la joie quand nous constatons que, par lEsprit de Dieu, du bien se
fait parmi les hommes. Car le bien que font les hommes les constitue objectivement comme
nos alliés et ne peut en faire des ennemis du Christ.
Prions donc le Seigneur, quil multiplie parmi nous les veilleurs attentifs à
discerner sa puissance à luvre dans le monde, et quIl nous rende
capables de porter devant Lui laction de grâce pour tout le bien quIl
accomplit.
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris Diocèse
de Paris |
Dimanche 24 septembre 2006
Messe en la cathédrale Notre-Dame de Paris
- Mc 9, 30-37
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Ce qui
spécifie et dénote le catholicisme? |
Frères et Surs, lévangile
selon saint Marc dont nous poursuivons la lecture développe, je vous lai dit à
plusieurs reprises une catéchèse, un enseignement. Il nous aide à découvrir non
seulement qui est la personne de Jésus mais encore comment Jésus se fait connaître et
comment il instruit peu à peu ceux qui se sont mis à sa suite.
Dans cet évangile, le Christ est souvent présenté comme celui qui enseigne. Il enseigne
avec sagesse et autorité, il enseigne longuement. A plusieurs reprises, saint Marc nous
dit que Jésus enseigne longuement la foule ou quil enseigne longuement ses
disciples. Nous sommes arrivés au moment où après avoir donné quantité de signes, de
miracles : multiplication des pains, guérisons en tous genres
, le Christ en arrive
à poser la question de son identité. Vous vous souvenez sans doute que dimanche dernier
nous avons entendu le récit de la confession de foi de Césarée que suit une première
annonce de la Passion. Pierre y réagit avec horreur, il se met en travers du chemin du
Christ pour lempêcher de poursuivre et pour essayer de le rendre plus discret sur
ce que serait lavenir. Aujourdhui, nous entendons la deuxième annonce de la
Passion. La réaction de Pierre à la première traduisait sans aucun doute le sentiment
des autres disciples. Elle exprimait la distance des amis de Jésus, non seulement par
rapport à lannonce que le Christ leur avait faite, mais aussi la distance entre ce
que le Christ essayait de leur dire et ce quils étaient capables de comprendre et daccepter
à ce moment-là. Avec la deuxième annonce, nous voyons une autre distance sexprimer
dans lÉvangile. Jésus annonce à nouveau quil va être livré, mis à mort
et quil ressuscitera, et il le dit seulement aux disciples, à ceux quil a
choisis. Eux, tout en poursuivant leur chemin avec lui, discutent entre eux. Lorsque,
arrivés à Capharnaüm, dans la maison, Jésus leur demande de quoi ils parlaient, ils
répondent tout simplement quils discutaient pour savoir qui serait le plus grand
parmi eux.
On peut évidemment trouver cette répartie un peu sinistre : ils viennent dentendre
lannonce de la mort et de la Résurrection du Christ, et ils se mettent à discuter
pour savoir qui deviendra le chef. Mais je pense quil faut que nous réfléchissions
un peu plus profondément. Ces hommes nétaient pas des monstres. Sils sinquiétaient
de savoir qui serait le plus grand, ce nétait pas dabord pour remplacer
Jésus mais parce quil fallait bien quil y ait un chef au milieu de cette
troupe. Jésus, constatant une fois de plus lécart entre ce quil a dit et ce
quils ont compris, est obligé de leur expliquer à nouveau la différence entre le
chemin quil suit, la mission qui est la sienne et quil accomplit dêtre
le serviteur et leur rêve du Messie.
Le serviteur, cest celui qui est le plus petit, ce nest pas celui qui est le
plus grand. Le serviteur, cest celui qui se met au service des autres. Si donc
quelquun veut être le plus grand parmi vous, il faut quil prenne la dernière
place, sil veut être le chef il faut quil se fasse le serviteur. Et comme si
la parole ne suffisait pas à faire comprendre ce quil dit, il prend un enfant et le
place au milieu deux en signe de ce quil faut devenir. Redevenir comme un
enfant.
Mais plus encore, cet enfant quil donne comme lexemple de la faiblesse, de la
dépendance, il le présente comme celui à qui il sidentifie : « Celui qui
accueille un enfant maccueille moi ; et celui qui maccueille accueille celui
qui ma envoyé, Dieu le Père ». En quelques phrases et en un geste, Jésus
explique à ses disciples à quel point lamour de Dieu pour lhumanité conduit
le Père Tout-Puissant, à prendre pour lui, sur lui, en lui, dans la personne du Fils, la
condition de serviteur et du serviteur de dernier rang. Vous avez sans doute en mémoire
le développement de lÉpître aux Philippiens de saint Paul, « Lui qui était de
condition divine il ne retint jalousement le rang quil légalait à Dieu, mais
il se fit obéissant, obéissant jusquà la mort sur la croix » (Ph 2, 6-8). Nous
sommes vraiment là au cur du retournement par lequel le Christ va manifester que le
salut apporté par Dieu nest pas une victoire qui détruirait le pécheur, mais une
victoire sur le péché qui remet le pécheur debout. Et la victoire sur le péché qui
remet le pécheur debout, cest loffrande que Jésus fait de lui-même, de sa
vie, de sa personne, par amour pour lhumanité.
On cherche bien souvent à expliquer ou à comprendre quelle est loriginalité
du christianisme parmi tant dautres religions : quapportons-nous de
spécifique ? Que disons-nous de nouveau ? Quelle espérance portons-nous aux hommes ? Eh
bien, le message spécifique que le Christ essaye de faire comprendre à ses disciples, cest
que la puissance de Dieu se manifeste dans la faiblesse de son serviteur, cest que
la toute puissance de la Miséricorde se donne jusquà accepter de prendre sur elle
le péché et ses conséquences, cest que le Fils Unique de Dieu se fait serviteur
souffrant pour lhumanité, cest que Jésus de Nazareth prend sur lui, dans sa
chair, dans son humanité, dans son intelligence, dans son affectivité, dans toute sa
personne, le malheur des hommes et lassume.
La religion catholique nest pas une solution meilleure que les autres aux
problèmes de lhumanité. Elle nest pas un système de puissance destiné à
dominer les autres religions ni les autres idéologies. Elle nest pas un système de
contrainte qui simposerait par la force, fût-ce la force des arguments. La religion
catholique, cest la religion de lamour accompli et servi jusquà lextrême
: « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusquau bout »
(Jn 13, 1 ; Prière eucharistique IV), et il donna sa vie.
Ce que nous apportons de spécifique dans le concert des nations et dans limage que
les hommes se font de la victoire sur le mal, cest que, pour nous, la victoire passe
par loffrande de nous-mêmes. Nous nespérons pas vaincre le mal par un
surcroît de puissance, nous espérons vaincre la haine par un surcroît damour. Nous
nespérons pas apporter la paix en écrasant ceux qui sont belliqueux, nous
espérons apporter la paix en étant nous-mêmes des artisans de la justice et en
acceptant de supporter sur nous-mêmes et pour nous-mêmes ce qui divise et ce qui amène
le malheur à lhumanité. Nous ne sommes pas des prédicateurs triomphants, nous
sommes des serviteurs. Nous ne sommes pas des vainqueurs puissants, nous sommes des
esclaves.
Vous comprenez, en entendant ses paroles, avec ce quelles peuvent avoir dabsolu,
combien les disciples pouvaient avoir de mal à entrer dans cette perspective développée
par le Christ. Vous comprenez surtout combien nous-mêmes, nous pouvons avoir de mal à
entrer dans cette vie de la foi où nous acceptons et nous désirons tout recevoir de Dieu
et non pas réaliser notre salut par nos propres forces.
Vous avez entendu tout à lheure lépître de saint Jacques, qui nous
expliquait pourquoi notre prière nétait pas exaucée. LApôtre nous disait :
« Vous priez mais vous nêtes pas exaucés », parce que vous demandez à posséder
le monde. La prière du chrétien nest pas de demander à posséder le monde, cest
de demander que Dieu possède le monde. Quand nous disons le Notre Père, nous ne
demandons pas à Dieu quil nous fasse vaincre lhumanité, nous demandons à
Dieu que son règne vienne, nous demandons à Dieu que sa volonté saccomplisse en
chacune de nos existences.
Puisse le Seigneur mettre en nos curs lEsprit de vérité. Puisse le Seigneur
mettre en nos esprits la lumière de sa vie et de sa sagesse, pour que, suivant le chemin
de lÉvangile avec saint Marc et avec les disciples, nous soyons conduits peu à peu
à reconnaître la véritable nature du Messie, la véritable victoire du Christ. Elle est
la victoire de notre foi, la véritable victoire de lamour sur la haine, la
véritable victoire du service sur la domination, la véritable victoire de la pauvreté
sur la richesse.
Que Dieu nous donne de trouver notre joie en nous faisant les serviteurs les uns des
autres et en prenant avec le Christ la dernière place ainsi que le Bienheureux Charles de
Foucault en avait fait lobjectif de son existence. Prendre la dernière place avec
le Christ ! Car cest à cette place que nous sommes vraiment dans la victoire de
Dieu.
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris Diocèse
de Paris
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La liturgie du 15 août, pour l'Assomption de la Vierge Marie, nous donne
d'entendre l'évangile de la Visitation. A cette occasion, Mgr Lustiger propose aux
lecteurs de Paris Notre-Dame une méditation sur le Magnificat de la Vierge Marie. Une
bonne manière d'entrer dans ce mystère et surtout dans ce que Dieu nous demande
aujourd'hui.
"Mon âme exalte le Seigneur ;
Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur.
Il s'est penché sur son humble servante ;
désormais tous les âges me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles : saint est son Nom". (Lc 1, 46-55)
D'abord, nous aurions tort de comprendre ces mots qui nous
sont si familiers comme une sorte d'improvisation où la Vierge Marie ferait des
confidences sur son état d'esprit. Si vous regardez attentivement votre bible, vous voyez
dans la marge une colonne entière de références de citations de l'Ancien Testament. Le
langage du Magnificat est totalement biblique. Si vous en aviez le temps, il vaudrait la
peine de relire dans la bible ces différents passages et de découvrir pourquoi la Vierge
Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d'elle mais qui ont nourri sa prière. C'est elle
qui parle d'une manière très personnelle et pourtant c'est la Parole de Dieu qui est sa
parole. Nous sommes à l'opposé de l'entreprise poétique quand nous cherchons à dire
les choses et à traduire nos sentiments avec une expression neuve et originale. Marie
représente le destin le plus singulier dans toute l'histoire de l'humanité, au centre de
l'ouvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au
jour unique de la Visitation et qu'il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants. Le
"je" du Magnificat est celui de Marie. Et par le "je" de Marie, c'est
toute l'histoire d'Israël qui nous est rappelée. Le "je" de Marie c'est le
"je" de tous les croyants qui l'ont précédée. Mais, le "je" de
Marie, c'est aussi le nôtre. Par sa bouche, c'est l'Eglise entière qui parle, l'Eglise
concrète constituée "d'âge en âge", de "génération en
génération" par ces hommes et ces femmes qui se sont succédés dans l'histoire et
dont nous faisons partie. Qui a chanté ce chant ? Marie, une fois ou plusieurs fois, nous
n'en savons rien. Mais combien plus, des milliards de fois plus, les générations
successives de chrétiens qui ont pris ces mots, en ont reçu une lumière et ont trouvé
le sens de leur vie dans ce mystère donné à chacun de nous en Marie. Le Magnificat,
loin d'être une projection sur Marie toute seule, nous prend, avec Marie, dans le
faisceau lumineux de l'histoire du salut et nous fait entrer dans notre vocation, alors
même que nous rendons grâce à Dieu pour l'appel qu'elle a reçu et la grâce qui lui
est faite, à elle, pour nous. Enfin, lorsque Marie prononce ces paroles, elle porte
Jésus en son sein. Le récit de la Visitation est cet extraordinaire dialogue sans
paroles des deux enfants dans le sein de leur mère, enfants-prophètes qui tressaillent
de joie l'un à l'égard de l'autre. Les merveilles que chante Marie, elles lui sont
d'abord données, en sa chair et son cour. Le Magnificat propose à notre méditation et
à notre adoration le plus extrême réalisme de l'Incarnation dans sa condition la plus
secrète et la plus fragile. Il nous place devant la réalité charnelle, humaine du Verbe
de Dieu fait homme : Dieu lui-même veut se rendre présent parmi nous en celle qui, en ce
moment précis de l'histoire du salut, est "la Demeure de Dieu parmi les hommes"
(Ap 21,3), figure de l'Eglise. Le "je" de Marie, c'est à la fois elle, Marie ;
c'est la Parole de Dieu, l'histoire d'Israël, toute l'Eglise. Les merveilles que Dieu
fait pour elle sont les merveilles qu'il fait pour nous et pour toute l'humanité appelée
à la sainteté. Et ce "je" de Marie est totalement centré sur Dieu. Le sujet
du verbe, c'est le Seigneur ("il fit, il s'est penché. Saint est son Nom").
"Son amour s'étend d'âge en âge sur ceux qui le
craignent". L'idée que nous nous faisons de l'amour dans la culture contemporaine
est floue, parfois dévalorisée et réduite à la réalité physique, et souvent marquée
par la fragilité, l'inconsistance ou la seule affectivité. Lorsque nous entendons Marie
employer ce mot, nous pouvons mettre dessous les synonymes suggérés par les diverses
traductions. Son amour, c'est-à-dire sa miséricorde, sa bienveillance, sa tendresse, sa
fidélité. "Sur ceux qui le craignent". Dans la bible, l'expression "les
craignant-Dieu" ne recouvre d'aucune façon une crainte d'esclave ou une notion de
servitude. Ce n'est ni la peur du gendarme, ni celle du knout, ni celle du surveillant, ni
celle du tyran ! La crainte de Dieu, "commencement de la sagesse" dit le livre
de La Sagesse, exprime ce qu'un être humain, découvrant Dieu, saisit dans ce vis-à-vis
: Dieu est plus grand que lui. La crainte de Dieu (le mot est trompeur en français) n'est
pas faite de peur, mais d'un infini et confondant respect devant un amour si grand que
nous nous en jugeons indignes et dont cependant nous voulons faire la règle de notre vie.
La crainte de Dieu est empreinte non seulement de déférence respectueuse, mais surtout
du sentiment de notre propre indignité et de la nécessité pour nous de donner toute
notre vie à Dieu, en découvrant ainsi la réalité de Dieu. C'est l'éblouissement de
l'amour véritable. Car l'amour véritable n'est pas un amour où on est seul à aimer et
dont on se grise de façon narcissique, tel le jeune et beau Narcisse - qui se contemple
dans le miroir de l'eau et finit par se noyer dans sa propre image ! "L'amour qui
s'étend d'âge en âge" est l'amour du Tout Autre qui se fait tout proche. La
crainte de Dieu est l'amour véritable par lequel le vis-à-vis de Dieu et de sa créature
est donné comme une grâce. Cette découverte fondamentale d'une telle relation à Dieu
est peut-être un des aspects de la grâce du Renouveau [charismatique NDLR], offerte à
notre siècle. Siècle souvent de grande sécheresse spirituelle et de profond oubli de la
réalité divine, car l'idée chrétienne - la Révélation que le Christ a faite du
mystère de Dieu-Amour - s'est effacée devant la puissance grandissante de l'homme. Plus
qu'une découverte de l'affectivité ou de la sensibilité, le Renouveau a été, par le
don de l'Esprit, la re-découverte, l'irruption de Dieu lui-même en notre siècle qui
s'était séparé de Dieu en s'enfermant dans sa propre suffisance. Le Renouveau n'est pas
un renouveau fabriqué par l'homme, mais c'est le Renouveau que Dieu opère dans les
hommes en les changeant, en se manifestant "à nouveau" à eux, en ouvrant la
porte qu'ils ont fermée sur eux-mêmes pour empêcher Dieu. "Son amour s'étend
d'âge en âge sur ceux qui le craignent". C'est la découverte de Dieu et que Dieu
nous aime. Et parce qu'il nous aime, nous pouvons, pauvrement, l'aimer. Notre amour n'est
que la réponse à son amour ; il est toujours insuffisant, toujours en deçà ; mais il
est notre joie.
"Déployant la force de son bras,
il disperse les superbes ;
il renverse les puissants de leur trône,
il élève les humbles".
Toutes ces expressions se trouvent dans l'Ecriture. Souvent
on s'étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l'a parfois
interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique ! Quels sont
ces humbles que Dieu élève ? Et s'agirait-il d'une subversion systématique de l'ordre
établi ? En vérité, cette phrase nous pose, aujourd'hui plus que jamais, la question de
l'ensemble du projet humain. Quel monde l'homme se construit-il pour lui-même ? Quels
sont ces puissants, les superbes, les orgueilleux ? Pour répondre je prendrai comme guide
cette parole de Jésus : "Là où est ton trésor, là est ton cour" (Mt 6, 21).
Quel est le trésor dans lequel l'homme investit son cour, c'est-à-dire sa liberté ? Le
mot "cour" dans la bible dépasse largement les sentiments pour signifier
l'intelligence, la capacité de choix, tout ce qui constitue un destin humain. Bref, c'est
le choix que l'homme fait de ce à quoi il va consacrer non seulement son temps, son
énergie, mais lui-même. Il va s'y donner au point d'être pris entièrement. On en a des
exemples multiples à l'échelle de toute une civilisation ou à l'échelle des destins
personnels. Prenez un sportif de compétition : l'entraînement est tel qu'il ne fait plus
que cela, il est son sport ; c'est la condition de sa réussite. Le tout est de savoir ce
qu'on fait de sa vie. Chacun de nous est bien obligé de répondre lorsqu'il se pose
lui-même un certain nombre de questions ou lorsque le Seigneur lui en pose !
Rappelez-vous la parabole de Jésus (Lc 12, 16-21) : un homme riche avait accumulé des
richesses ; il s'était dit : "Je vais démolir mes greniers pour en construire de
plus grands ; j'y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai : Repose-toi,
fais bombance !" - "Insensé, cette nuit même on te redemandera ta vie et ce
que tu as accumulé, qui l'aura ?" Jésus le dit encore d'une autre manière :
"Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ?" (Lc 9,
25) ou "Que donnera l'homme qui ait valeur de sa vie, en échange de son âme ?"
(Mt 16, 26). Réponse : rien ; elle n'a pas de prix. Prenez une civilisation maintenant.
Que sommes-nous en train de construire ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi
repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L'univers social dans lequel nous
vivons, univers de l'image, de la représentation, des apparences, sur quoi repose-t-il ?
Quel univers construisons-nous ? Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle
? D'abord, la fascination du pouvoir jusqu'à la violence la plus extrême ; et le pouvoir
engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique - au
Burundi, au Rwanda : l'épreuve de ces peuples est terrible ; l'héroïsme des chrétiens
qui résistent à cette idole de la violence remplit d'admiration et force le respect.
Donc, la volonté de puissance, l'amour de l'argent, la possession des biens, l'ambition
de maîtriser la vie. Mais au prix de combien de meurtres ? Combien de gens sacrifiés et
de victimes de toute espèce ? Et encore, l'érotisation d'une société, souvent pour des
raisons bassement mercantiles. Bref, on n'en finirait pas d'énumérer les traits d'un
paganisme moderne, idolâtrique. Il a pour caractéristique première que l'homme
s'investit dans les objets de son désir et en devient prisonnier. Et ce faisant, il
entend déployer sa propre suffisance, mais il arrive à la négation de lui-même. C'est
l'image de Babel. Alors, quel monde voulons-nous construire ? Ce monde suffit-il à
combler le cour de l'homme ? A cette question fondamentale dont nous sommes les témoins,
Marie déjà dans son Magnificat répondait par une phrase jugée subversive, nous
montrant par toute sa vie le chemin. Pour nous, êtres humains "créés à l'image et
à la ressemblance de Dieu", la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse
radicalement l'homme. Nous sommes faits pour Dieu. Non pas comme des esclaves seraient
faits pour leur maître ou des outils pour ceux qui les manient. Nous sommes faits pour
Dieu comme l'aimé pour celui qui l'aime ; et celui qui aime trouve sa joie dans celui
dont il tient la vie. Nous sommes faits pour Dieu. Seul, lui, notre Créateur, notre
Père, notre Rédempteur est le terme que nous pouvons proposer à l'ambition humaine. Car
seul il correspond à notre désir le plus profond et il nous rend libres à l'égard de
tout. Comme l'a écrit saint Augustin : "Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et
notre cour est sans repos tant qu'il ne repose en toi" (en latin : "Fecisti nos
ad te, Domine ; et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te"). Ce qu'il faut
compléter par "Ama et fac quod vis" : "Aime et fais ce que tu veux".
Les humbles sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur
propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir - et de se recevoir - de la main de Dieu.
Sinon, toutes choses deviennent périlleuses lorsque l'homme en fait le but exclusif de
son existence ; elles se retournent tôt ou tard contre lui. Ainsi en va-t-il du mauvais
usage des techniques et du savoir-humain (le courant écologique, pour sa part, le met en
évidence) avec leur lot de conséquences néfastes sur l'alimentation, la nature,
l'urbanisme, etc. Comme si l'homme abusait de ce qu'il se proposait comme objectif ; comme
si, à un moment donné, il ne parvenait plus à maîtriser, dans un juste équilibre, les
réalités auxquelles il se consacre ; comme s'il allait toujours au-delà de la limite,
au prix d'une destruction de soi-même ; comme s'il était incapable non pas de mesurer
exactement son effort, mais de garder la bonne cible. Il croyait trouver une porte, un
chemin de liberté et il se heurte à un mur. Il croyait vivre et il se tue. Il croyait
construire une société conviviale et il déclenche la haine. Il croyait produire des
richesses et il fait des pauvres. Il croyait aimer la vie et il la limite jusqu'à la
détruire. Il croyait en la puissance de sa raison et de son intelligence et il tombe dans
le mensonge. Il y a une perversion des meilleures choses parce qu'on ne s'en sert pas de
la bonne façon ; comme celui qui voudrait se saisir d'un couteau en le prenant par la
lame, il se blesserait lui-même. Rien de tout cela n'est Dieu. L'homme se construit des
dieux avec des choses qui ne sont pas dignes de lui. Seul Dieu est digne de l'homme parce
que c'est Dieu qui nous a faits, je le répète, à son image et à sa ressemblance. Cette
humilité de la Vierge Marie qui reconnaît le don de Dieu lui permet de recevoir aussi en
ce don toutes les réalités que l'homme, par ailleurs, veut s'approprier. Le monde nous
est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes
faits pour l'adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien
et le bien de nos frères. A partir du moment où nous oublions le Donateur, le don
lui-même est perdu. Jésus le dit dans une formule paradoxale : "A celui qui a il
sera donné ; à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré" (Mt 13, 12).
En perdant le Donateur, nous perdons la réalité humaine, historique, dans laquelle
l'homme grandit. Cette strophe du Magnificat nous montre en peu de mots le but de
l'existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même
temps, elle trace le chemin d'une civilisation où la vie de l'homme trouve sa dimension
véritable dans l'accueil de l'amour qui vient de Dieu, qui est Dieu. 
"Il comble de biens les affamés
il renvoie les riches
les mains vides".
De quelle faim s'agit-il ? De la faim la plus fondamentale
comme le suggère la béatitude de Jésus en saint Matthieu (5, 6) : "Heureux ceux
qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés". De quelle justice
s'agit-il ? Non seulement de la justice entre tous les hommes, l'équité dans la
distribution des biens ou la considération des personnes ; mais de la justice divine : la
sainteté même de Dieu qui est la perfection de la vie humaine. La faim qui apparaît en
notre siècle est finalement, quoi qu'on en dise, la faim de la vie avec Dieu. Dans le
verset précédent, nous avons vu comment la Vierge Marie nous met sur le chemin de la
construction d'une société humaine digne de ce nom, avec le combat constant que cela
implique de par le choix de nos libertés. Ici, elle nous montre et veut nous faire
découvrir l'appétit insatiable de l'homme pour celui qui l'a créé. Ces dernières
décennies, nous avons vu une résurgence, une remontée à la conscience commune de
l'Occident des recherches de type dit "spirituel". Alors que notre siècle,
avait parié sur une destruction de la religion avec "la mort de Dieu", sur une
raison ou une science triomphante qui aurait remplacé toutes les autres sources de
comportement. Aujourd'hui, à nouveaux frais, on s'aperçoit avec le foisonnement du
"spirituel" que la dimension religieuse fait partie de la condition humaine, que
l'homme est un animal à fabriquer du divin ou, plutôt, à diviniser toutes choses. Sous
couvert soit de bouddhisme ou de religion orientale, soit de technique psychologique ou de
méthode de méditation, beaucoup de nos contemporains se sont engagés sans trop savoir
où ils allaient ni pourquoi, si ce n'est en raison de cette recherche intérieure qui les
habite. Ils se sont trompés, ceux qui prédisaient que tout cela appartenait à un âge
révolu de l'humanité. Au contraire, dans le vide et la sécheresse actuels, l'instinct
religieux réapparaît, foisonnant jusqu'à se fabriquer de nouveaux dieux. On a été
étonné de la crédulité de certains contemporains face à des inventions fantasmatiques
qui comblent leur soif ou leur faim par une nourriture creuse, telle une drogue, qui
endort cette faim. Dans certains pays, en particulier de l'Est qui, pendant un
demi-siècle, parfois presque un siècle, ont été sous la dure loi d'un athéisme d'Etat
et de la persécution de la religion, des peuples entiers ont été dépossédés de leur
mémoire et de leurs traditions chrétiennes, comme culture. En raison de cette
déculturation de la foi chrétienne, ils sont dans un état de désert inouï. Et on
s'aperçoit que dans ce désert calciné les gens se jettent sur n'importe quel substitut
et peuvent prendre "des vessies pour des lanternes". Le Curé d'Ars disait plus
cruellement : "Laissez un village sans prêtre, bientôt ils adoreront les
bêtes". Sur de grandes étendues de l'humanité le déracinement de la mémoire
chrétienne, au sens de la présence de l'Evangile, peut engendrer une fausse expérience
spirituelle qui asservit plus lourdement encore. Il y a là un enjeu capital pour notre
mission en ce siècle. En effet, la raison humaine n'est pas suffisante pour fournir un
outil critique permettant de discerner entre les idoles qui aliènent, les mensonges qui
falsifient comme une drogue le désir de Dieu ou de vie mystique et la rencontre
véritable de Dieu. La législation actuelle sur les sectes, telle qu'on la voit
s'élaborer pour les pays européens en est la preuve. Vous savez les débats qui existent
entre les Etats-Unis et l'Europe à ce sujet ; et, sur ce point, nous ne sommes
probablement qu'au début d'une période difficile. Comment distinguer la vraie mystique
de la fausse mystique ? Comment reconnaître le véritable chemin qui conduit à
découvrir le mystère de Dieu et avancer dans cette direction, au lieu de s'engager dans
une impasse pour se repaître d'expériences illusoires qui asservissent l'homme ou le
laissent sur sa faim ? Nous savons, nous, que seul Dieu, Vivant et Vrai, est capable de
nous désapprendre des idoles et des fausses visions que l'homme se donne à lui-même.
Voilà des millénaires que le Seigneur a commencé à faire comprendre la différence
entre le vrai prophète et le faux prophète, entre le Dieu vivant et les dieux morts.
Voilà des millénaires qu'un croyant a eu l'audace de regarder le sphinx dans le blanc
des yeux en lui faisant les cornes et de lui dire avec le psalmiste : "Il a des yeux
et il ne voit pas, il a des oreilles et il n'entend pas. Que ceux qui les ont faits leur
deviennent semblables" (Ps 115, 5). Il fallait avoir de l'audace et le courage de la
foi pour braver ainsi la fascination de ces idoles majestueuses ! Les idoles de notre
temps le sont moins et sont moins esthétiquement accomplies que le Sphinx d'Egypte ; mais
leur fascination ne s'en exerce pas moins. Alors, le témoignage d'une vie spirituelle
forte qui ouvre un vrai chemin de liberté intérieure ; qui humanise en plénitude en
nous libérant de nous-mêmes tout en nous donnant le goût de Dieu, l'expérience
véritable de la prière qui n'est pas superstitieuse mais nous fait grandir et entrer
dans le mystère de Dieu en nous identifiant au Christ (la prière chrétienne n'est rien
d'autre que de suivre le Christ), sont le seul chemin pour aider notre monde à trouver sa
liberté et la voie qui le mènera à la vérité. Nous sommes responsables en notre temps
d'une plus grande exigence spirituelle chrétienne. Précisément parce qu'il existe un
foisonnement de revendications ou de demandes spirituelles. Il y a un siècle, dans une
atmosphère de rationalisme desséché, on pouvait se dire : toute reconnaissance de la
force du religieux est un peu un réconfort pour le croyant. Aujourd'hui, la crédulité
est générale et les gens risquent de prendre n'importe quoi pour argent comptant,
fût-ce les superstitions les plus grossières ; regardez la place que les horoscopes
occupent dans l'univers médiatique ! Pensez à l'imaginaire de la science-fiction.
Beaucoup de jeunes, parmi les moins armés et les moins éduqués à l'esprit critique, le
prennent pour un intermédiaire presque réel. On est très loin des contes de fées
d'autrefois avec toute l'extension de l'image virtuelle ! Il y a là une fascination et
une perversion de la liberté humaine. Certes, le travail de la raison consiste à dire :
ne prenez pas des vessies pour des lanternes, car, pour parler comme le psalmiste :
"Ils ont des yeux et ils ne voient pas.". Mais la vraie réponse au problème
actuel est de montrer où est la Vie. Et comment montre-t-on où est la Vie ? En vivant.
Comment montre-t-on où est Dieu ? En priant. Comment l'amour de Dieu se fait-il
découvrir ? En rendant témoignage de l'amour qu'il nous porte et en commençant à
l'aimer ; en entrant dans cette grâce qui nous est faite d'être "rassasiés de son
amour". Car "Il comble de bien les affamés" chante Marie. La faim de
l'homme est rassasiée. Tandis que Jésus promettra à ses disciples : "Celui qui
vient à moi n'aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n'aura plus jamais soif.
Celui qui mangera de ce Pain que je lui donnerai vivra pour l'éternité ; il aura en lui
la vie éternelle" (Jn 6, 35. 58). Cette nourriture divine est Dieu lui-même. Nous
devons à nos frères contemporains ce témoignage qui seul peut les libérer. 
"Il relève Israël, son serviteur
il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères
en faveur d'Abraham
et de sa race à jamais".
"Israël, son serviteur". Déjà lorsque Marie
répond à l'Ange de l'Annonciation qu'elle est "la servante du Seigneur",
"son humble servante" dans le Magnificat, ce mot éveille immédiatement en
résonance le "Serviteur" tel qu'Isaïe le décrit, à la fois Israël, un
peuple, et le Messie, "le" Serviteur souffrant dont il est écrit :
"C'était nos souffrances qu'il portait, nos péchés dont il était accablé. Nous
le croyions châtié, humilié, mais il nous apportait la rédemption, la libération et
la guérison" (cf. Is 53, 4-5). C'est Jésus, Fils de Dieu, fils d'Abraham, fils de
David, qui a pris chair dans le sein de la Vierge Marie ; c'est Jésus dans sa réalité
historique et singulière qui est l'objet de l'action de grâce de Marie. Mais, en même
temps, elle nous met sur la voie de notre propre Magnificat. Car, dire "qu'il relève
Israël son serviteur, qu'il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos
pères", c'est évoquer la résurrection du Seigneur, avant même que Marie ne puisse
le savoir ou le pressentir. Le "relevé d'entre les morts" est le secret ultime
que le Christ confiera à ses apôtres, lors de la purification du Temple :
"Détruisez ce Temple, en trois jours je le relèverai" (Jn 2, 19 sq). Saint
Jean ajoute : "Lorsque Jésus se releva d'entre les morts, ses disciples se
souvinrent qu'il avait parlé ainsi et ils crurent à l'Ecriture ainsi qu'à la parole
qu'il avait dite". Nous aussi, le Christ ressuscité nous charge d'en "être les
témoins" (cf. Lc 24, 48). Avec Marie, il nous invite à participer à cet acte de
rédemption. Dans la situation présente du monde où nous vivons, nous savons que nous
sommes les bénéficiaires d'une grâce incommensurable : avoir part à cette promesse
faite aux pères, être entré dans cette alliance pour laquelle Dieu a disposé de son
peuple et singulièrement de la Vierge Marie. N'a-t-il pas voulu que "depuis la
fondation du monde nous soyons les uns et les autres appelés et choisis pour rendre
témoignage à son amour" ? (cf. Ep 1, 4). Toute l'histoire du salut est ainsi
évoquée ; non pas seulement comme un spectacle devant nos yeux, mais comme un acte dans
lequel nous sommes impliqués : la rédemption du monde ici et maintenant, l'ouvre de Dieu
en train de s'accomplir en son Fils Jésus. Car l'unique Sauveur des hommes, c'est le
Christ Jésus. Car l'unique Sauveur des hommes, c'est le Christ Jésus. Il est "la
Voie, la Vérité, la Vie" (Jn 14, 6). Il n'est pas une forme possible de l'idéal
humain. Il n'est pas une expression supérieure de l'homme transfiguré. Il est celui que
la Vierge Marie porte dans son sein et qui, Verbe de Dieu fait homme, au jour de la
Visitation fait bondir de joie Jean Baptiste dans le sein de sa mère (Lc 1, 41). Il est
celui qui est mort, crucifié à Jérusalem, et qui est ressuscité au jour de Pâques.
Ses apôtres l'ont vu ; Thomas a touché ses plaies. Il est celui dont le corps livré
pour la multitude est la source de Vie qui repose sur nos lèvres et habite notre cour. Il
est celui qui nous a donné son Esprit saint. Et nous, nous sommes chrétiens, non
seulement en raison des déterminations de l'histoire, des cultures et des civilisations.
Nous ne sommes pas chrétiens seulement comme en Asie d'autres sont bouddhistes ou comme
ailleurs d'autres sont musulmans. Certes, c'est une ouvre de grâce qui passe par ces
conditions de la naissance. Mais Dieu nous a choisis et appelés pour que le mystère de
la rédemption s'accomplisse et se déploie dans le temps de l'histoire. La grâce qui
vous est donnée d'être disponibles à l'appel du Christ, de rendre témoignage à son
amour, en un mot, la mission, n'est donc pas une spécialité parmi d'autres, un choix
parmi d'autres offerts à l'Eglise comme certains auront une activité de caractère
social, d'autres s'occuperont de loisir, d'éducation, d'autres auront une plus grande
sensibilité à tel aspect du christianisme, chacun dans ce grand magasin ecclésial
étant attiré par l'article de son choix, faisant de la mission une option toute
facultative ! Non ! Car c'est la volonté de Dieu que son serviteur soit dans le monde
celui par qui la vie est donnée. Volonté de Dieu que la Vierge Marie accueille et
reçoit : "Qu'il me soit fait selon ta Parole", rejoignant d'avance ce que
Jésus dira à Gethsémani : "Non pas ma volonté, Père, mais la tienne" (Lc
22, 42), "Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux" (Mc 14, 36). Ce
consentement à la volonté de Dieu est un enfantement de la liberté humaine par ce
mystère d'amour qu'est le mystère de la Croix. Et nous y sommes associés. Pourquoi ?
Comment ? Non seulement par le don de notre vie et l'offrande de nous-mêmes, unis au
Christ, grâce à l'Esprit qui nous habite et nous rend semblables au Fils ; mais aussi en
annonçant ce mystère pour que d'autres naissent à la vie, comme Dieu le veut. Ceux à
qui nous annonçons cette Parole et qui l'accueillent, Dieu les a destinés à poursuivre,
à leur tour, son ouvre de salut à travers les siècles, les cultures et les nations
jusqu'à ce que le Jour du Seigneur soit accompli, avec le Jugement ultime de toutes
choses. Il nous échappe et nous n'avons pas à nous en tourmenter. "Ne jugez pas,
dit le Seigneur, et Dieu ne vous jugera pas" (Mt 7, 1) ; le Jugement ne vous
appartient pas ; c'est Dieu lui-même qui juge et lui seul. "Lorsque Dieu essuiera
toute larme de nos yeux" (Ap 7, 17), que "toutes les nations seront rassemblées
devant le trône du Fils de l'Homme" (Mt 25, 32), lorsque nous verrons enfin la
vérité de toutes les vies humaines, l'histoire de l'humanité nous apparaîtra sous un
jour dont nous ne savons rien actuellement, si ce n'est que Dieu est miséricordieux et
veut que tous les hommes soient sauvés. Mais il veut aussi que l'homme, dans sa liberté,
respecte l'amour pour lequel il est fait, la vérité dont il a faim et dont il doit se
rassasier, la beauté de la vie que Dieu en son Fils Jésus est venu lui "donner en
abondance" (Jn 10, 10). Disciples de Jésus, nous sommes appelés à être le Christ
présent en ce monde et dans l'histoire. Puisque Dieu vous a choisis, personne ne vous
remplacera. Là où vous êtes, vous êtes les yeux du Christ, vous êtes les mains du
Christ, vous êtes les pieds du Christ, vous êtes la parole du Christ. Nous n'en sommes
pas dignes, ni les uns ni les autres. C'est pourquoi il nous faut sans cesse nous
convertir et recevoir cette "miséricorde de Dieu qui s'étend d'âge en âge sur
ceux qui le craignent". C'est pourquoi il nous faut sans cesse recourir à
l'intercession maternelle de Marie et de l'Eglise qui nous replonge dans ce flux de grâce
et nous donne le courage de la foi. Le Christ lui-même est à l'ouvre en tous ceux qui,
par la maternité de la Vierge et de l'Eglise, sont enfantés à la vie de Dieu. La fête
de l'Assomption de la Vierge Marie n'est que l'anticipation de ce jour ultime auquel nous
aurons accès.
En attendant, quelques repères :
La Promesse. "Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d'Abraham
et de sa descendance à jamais".
La descendance : tous ceux aussi dont Jésus parle au soir de la dernière Cène :
"Je ne prie pas seulement pour eux, dit-il, au Père (pensant à ses disciples
présents autour de lui), mais pour tous ceux qui croiront en moi grâce à leur parole,
grâce à leur témoignage" (Jn 17, 20).
Les témoins : vous et le Christ en vous qui accomplit l'ouvre du salut. Diocèse
de Paris |
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