Mutations dans le champ symbolique

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Mutations dans le champ symbolique occidental

Par Véronique Hervouët

www.contrepointphilosophique.ch

Rubrique Philosophie

8 juillet 2006

 

Au regard de la confusion grandissante de la sphère publique et privée comme de leurs registres de discours, se confirme la nécessité de prendre en compte la dimension du désir et du fantasme impliquée dans la problématique identitaire mais aussi à l'œuvre dans le champ idéologique et les conflits en cours. Une approche globale s'avère incontournable dès lors que les symptômes en présence sont solidaires des systèmes symboliques des sociétés dans lesquelles ils s’inscrivent. C'est donc à une analyse globale du malaise contemporain [1] et plus particulièrement à la mise en évidence de la structure logique qui le sous-tend, que je me suis attachée dans ces lignes réalisées sur la base d'un ouvrage [2] dont je reprends ici les grands axes.

 

Symptômes en présence

 

Ce que l’on peut constater tout d’abord, c’est que le "malaise dans civilisation" a pris en une trentaine d’années la dimension d’une crise généralisée : individuelle, familiale, sociale, régionale, nationale, mondiale, civilisationnelle... Les processus de mondialisation et les technologies de communication n’y sont pas pour rien. Mais le retour sur la scène publique du discours religieux, le caractère identitaire commun à la multiplicité des revendications et conflits, laissent supposer des désordres profonds. Les approches sociologiques et politiques sont d’autant moins en mesure de rendre compte de ces incidences symptomatiques qu’elles sont elles-mêmes imprégnées d’idéologie et de religiosité. C’est en quoi il m’a semblé nécessaire de rapporter l’ensemble des discours religieux et idéologiques à un dénominateur commun.

C’est en replaçant les religions issues du judaïsme dans l’axe de leurs fondements communs, en mettant en évidence dans leurs discours les divergences symboliques qui ont orienté différemment leur destin, qu’il m’a semblé possible d’éclairer les conflits en cours. Ces fondements communs du monothéisme nous ramènent aux archaïsmes fondamentaux. Quand on parle d'archaïsmes, la crispation confine au tabou. Je serai donc d'emblée explicite : loin d'être l'apanage de telle ou telle société humaine, ces archaïsmes sont non seulement génériques à l'ensemble de l'humanité, mais encore intrinsèques à la structure psychique de tout sujet humain. Si l'on peut qualifier ces fondements, tant sociaux que subjectifs, d'archaïques, c'est au regard de cette problématique fondamentale, spécifique à l'être humain, qu'est sa double appartenance au réel biologique et à la réalité langagière. C'est dans cet espace d'ambiguïtés que l'identité subjective, à commencer par l'identité sexuelle, est appelée à se construire et se réaliser. Ceci pour dire qu'il n'y a pas lieu de s'étonner que la question de la différence sexuelle soit au coeur de l'organisation de toutes les sociétés humaines. La problématique identitaire (passionnelle, caractéristique de la vie intime) qui submerge le monde contemporain s’articule manifestement aux tremblements de cette phase archaïque. C’est en quoi il est urgent de faire le point sur ce qu’il en est de ces archaïsmes. Parce qu’ils se rejouent dans l’histoire de chaque sujet et qu’ils sont donc structurellement récurrents. Mais surtout parce que les renoncements mis en oeuvre pour les contenir, qui sont au principe des processus de civilisation, conditionnent la préservation et

le respect des codes normatifs qui ordonnent la cohésion et la paix sociales, autrement dit le maintien de la civilisation.

 

Alors, qu’en est-il des archaïsmes ?

 

Comme nous venons de le voir, ils sont intrinsèques à la structure psychique de chaque sujet. Dès lors, nous ne saurions contourner cette problématique spécifique à l’être humain du fait qu’il parle : la différence sexuelle, avant d’être révélée sur le plan anatomique, est anticipée dans la prime enfance dans le champ du langage. D’être indexé dès ses balbutiements infantiles sur le désir de la mère, le langage affecte à son objet un signifiant unique, le phallus, auquel le désir humain réfère invariablement. Cette définition discriminante du sexe a pour conséquence d’exclure du registre signifiant la représentation sexuelle du féminin. Autrement dit, parce que l’ordre symbolique est phallocentré, le sexe féminin ne peut trouver place dans l’inconscient qu’en tant qu’autre-privé-de-phallus. La métaphore de la castration qui s’en déduit engendre le rejet et la marginalisation de la femme que nous pouvons constater dans l’immense majorité des sociétés traditionnelles. C’est ce phallocentrisme, relayé dans l’imaginaire par la prévalence du sexe mâle, qui est au fondement des archaïsmes.

 

L'institution du signifiant phallique

 

Le montage symbolique de l’ensemble des sociétés humaines est suspendu à cette séquence. Les civilisations humaines se sont différenciées au fil du temps et des modulations des discours religieux, des traditions qui en sont issues, qui ont toutes pour vocation de gérer cette problématique conception unilatérale du sexe. S’il est vraisemblable que la constitution des premières sociétés humaines se réalisa sur le mode sacrificiel, c’est en tout cas assuré pour celle des religions du Livre. Le culte du signifiant phallique s’exprime dans ce champ selon deux modalités dissociées :

- Le sacrifice propitiatoire, voué à sceller l’Alliance des hommes avec Dieu (à se concilier sa bienveillance), dont l’objet sacré est marqué du signe phallique (circoncision, sacrifice d’un animal de sexe mâle) et dont les modalités d’exécution sont précisément codifiées.

- Le sacrifice de l’Autre, voué à sceller l’alliance entre les hommes, notamment en cas de crise. Son objet n’est pas sacré mais au contraire exécré car porteur de la symbolique inverse, autrement dit marqué du signe de la castration. La femme en est le référent, inscrivant dans sa chair cette symbolique sur le plan imaginaire. Mais cette symbolique peut intervenir à des titres divers pourvu qu’ils marquent des signes de différence par rapport au groupe dominant [3] . Les modalités d’exécution en sont totalement aléatoires car, déterminé par l’inconscient, ce sacrifice n’est pas reconnu comme tel.

Si l'attachement aux archaïsmes fondateurs, que sont le signifiant et la jouissance phalliques, est patent dans toutes les sociétés humaines, elle est toutefois plus ou moins inscrite au fronton des institutions. C'est ce "plus ou moins" qui induit les différentes façons de vivre ensemble que l'on désigne en termes de traditions, cultures, civilisations. Si nous lisons le texte fondamental du monothéisme – la Thora, l'Ancien Testament – nous constaterons que ça n'est pas vraiment un traité d'humanisme. Mais il y a le Talmud, qui ouvre à l'interprétation des textes. Ce qui a permis au judaïsme ses remarquables facultés d'adaptation et de création. L'Evangile est un formidable défi aux archaïsmes, mais avec cet inconvénient de faire peser sur eux une pression extrême. L'Islam constitue un arrangement interprétatif des deux précédents monothéismes. Il y fait son choix, en modulant les Interdits dans le sens d'une pression moindre sur les pulsions (ce qui lui permet d'instituer son texte sacré comme un absolu) : la libido masculine y est privilégiée, le report du désir de la femme sur celui de la mère légitimé. Superposant étroitement les registres du symbolique et de l'imaginaire, la prévalence phallique y est instituée sur le mode de la domination masculine

sur le féminin. Cette disposition, qui fait supporter la charge et la culpabilité du manque à l'Autre, constitue pour ceux qu'elle épargne un écran efficace aux multiples frustrations qu'usuellement elles engendrent. S'opposant ainsi à l'apparition de crises, elle favorise une grande stabilité sociale ; mais avec cet inconvénient de dissuader la sublimation, l'auto-critique et la création, ce qui tend à confiner le socius dans l'immobilisme et l'anémie économique [4] .

 

Le franchissement occidental

 

La civilisation occidentale s’est distinguée par des mutations successives. Pour aller à l’essentiel, nous dirons que le Christianisme est à l’origine des franchissements caractéristiques de ce parcours.

La figure du Christ (incarnation divine du Verbe et victime humiliée et sacrifiée) a fait fusionner dans la théologie chrétienne les deux versants du sacrifice archaïque. Répercutée dans l’espace social, cette fusion des symboliques contraires a permis de subvertir la relation traditionnelle au sacré et celle entre les sexes dans le sens de l’intégration de l’Autre. C’est cette place accordée à l’Autre devant Dieu, la reconnaissance et la valorisation de la vulnérabilité de la condition humaine portées par le discours théologique, qui ont permis aux sociétés chrétiennes de se libérer de la dépendance phobique du signifiant phallique, du culte exclusif des valeurs viriles, de l’organisation et de la violence sociales qui vont de pair. Cette acceptation de l’Autre, au sein du collectif masculin, qui subvertit sa fonction traditionnelle dans l’économie psychique des sociétés archaïques a un prix. Elle implique la redistribution, à charge de chacun, de la "malédiction" attachée à la condition humaine. C’est-à-dire la reconnaissance en soi-même de la vulnérabilité, du "défaut", du péché, de la culpabilité qui leur est associée, qui étaient usuellement assignés à l’Autre. Cette assomption des signes de la castration par l’ensemble du corps social est certes encombrante pour l’individu, mais salvatrice pour la collectivité. Parce qu’elle fait sauter le verrou de l’inconscient archaïque en ouvrant l’espace psychique à la possibilité de l’auto-critique et au doute, sans lesquels la notion même de progrès n’aurait pu advenir. Ces conditions, indispensables à l’apparition de la pensée rationnelle et à son développement, ont permis la métamorphose du champ social et économique occidental. J’ajouterai que la conciliation du sujet chrétien avec la division intime de sa structure psychique, par sa représentation métaphorique dans le champ religieux, contient en germe le surgissement du savoir particulier qu’est la psychanalyse.

 

La subversion protestante

 

Si nous abordons la Réforme protestante, c'est non pas simplement en tant qu’elle est une variante historique du christianisme, mais parce qu’elle constitue le passage déterminant vers ce que l’on appelle obscurément "la modernité". Cette séquence emprunte essentiellement la voie du discours théologique.

La Réforme s’est constituée en réaction à la contrainte excessive exercée par le christianisme sur la libido du sujet occidental. Les principaux paramètres historiques de cette crise méritent d’être cités parce qu’ils comportent des similitudes troublantes avec celle que nous traversons actuellement : crise de l’autorité (corruption, criminalité, ravalement des moeurs dans les cours princières et les rangs éclésiastiques) crise du discours qui la porte, crise du Sens qui en découle, grandes pandémies (peste noire), guerre de cents ans, famines, menace turque.Dans cette conjoncture d’une grande complexité, nous relèverons des points symptomatiques qui dénoncent des désordres symboliques profonds : la confusion des hiérarchies et des valeurs, du sacré et du profane, qui engendre le désarroi des esprits et un climat de grande insécurité. Nous pouvons y percevoir la dérive symbolique d’une société confrontée au fléchissement de l’Interdit (dû au discrédit de la représentation de l’Autorité, étatique et religieuse) et, par cette voie, à l’émergence de l’inconscient en discours et en actes, à savoir l’insurrection des pulsions, de la problématique du désir et de son cortège d’angoisses et de dénégations.

Ces revendications et angoisses qui se bousculent en paradoxes, Luther les a exprimées dans les termes appropriés à la compréhension de son époque : la métaphore théologique. Une mutation se déduira de cette crise. Car ce n’est pas pour un amendement des exigences et des moeurs cléricales qu’optera Luther mais pour un affranchissement radical de l’autorité de l’Eglise. Ce rejet constitue d’emblée un véritable séisme sur le plan symbolique dans un contexte où les repères normatifs se définissent par la voie théologique. Il a valeur de transgression. En légitimant la rupture avec le modèle monastique, il opère en effet un déverrouillage de l’Interdit portant sur la jouissance, consubstanciel au christianisme.

La mutation ouverte par le protestantisme s’articule selon deux axes : le libertarisme luthérien et le matérialisme calviniste. Dans cette association caractéristique, nous voyons d’emblée s’esquisser le profil de la modernité contemporaine. Le dogme fondateur du protestantisme est la justification par la foi. C’est par cette trouvaille que Luther réussit à justifier son abandon de la vie monastique. Il signifie en effet qu’il n’est pas besoin de se plier à la contrainte acétique puisque la grâce que Dieu accorde à ses élus en leur donnant la foi suffit seule à assurer le Salut. Ce dogme subvertit la dialectique du salut chrétien car il inverse l’ordre causal prescrit par l’Église catholique qui responsabilisait le sujet en conditionnant l’obtention du Salut au mérite. Bonnes oeuvres > grâce > Salut devient Salut > bonnes oeuvres > signes de l’élection divine du sujet. Cette inversion rétablit l’arbitraire archaïque de la sélection divine. C’est une subversion fondamentale du discours évangélique qui affirme un rapport d’égalité absolu du sujet avec son prochain au regard du péché et face à Dieu. Cette élection divine rétablit le principe de régulation sociale archaïque fondé sur la symbolique phallique qui s’authentifie par la disqualification de l’Autre. Cette logique élitiste s’approfondit encore dans le discours de Calvin qui l’assuma en terme de prédestination.

Chargé d’aider à la continence libidinale – comme la prière dans le contexte monastique – , le métier est investi de fonctions sacrées, de qualités démonstratives et appelé à matérialiser les indices de l’élection par une production fructueuse et la prospérité qui en découle. Les signes de la grâce, attendus dans la quotidienneté, positivent ainsi le destin humain dans l’espace temporel et matériel en leur affectant un sens divin. Cette transposition du champ spirituel dans la réalité temporelle induit une fusion des dialectiques théologique, sociale et politique qui engagea les processus de sécularisation [5] . Dans ce contexte, le système symbolique archaïque est restauré sous une forme métaphorique : transféré dans l’espace économique et social où les signes de l’élection (investis de la symbolique phallique) sont attendus dans le succès professionnel tandis que ceux de la damnation (porteurs des signes de la castration) sont reconnus dans les manifestations de l’échec. Ainsi le rapport de suprématie des "gagnants" sur les "perdants " est-il légitimé et fonctionne dans le champ symbolique protestant comme une référence normative, venant à l’appoint des prestations de pouvoir qui ordonnent tendanciellement les collectivités humaines en rapports "dominants / dominés". Et non plus contradictoirement selon l’éthique chrétienne d’origine. Cette redéfinition inégalitaire du rapport de l’Homme à Dieu a pour effet de convertir la dynamique collective chrétienne en impulsion productive individuelle par laquelle le sujet s’assure de la confirmation divine en donnant la preuve de sa qualification. Cette configuration du sacré, étroitement associée au commerce, engagea la formidable expansion économique des sociétés protestantes.

 

La métaphore économique

 

Nous allons maintenant entrer au vif des implications symboliques du protestantisme. Si le discours de Luther en appelle à l’abolition de l’autorité pour libérer son désir prisonnier de la vie monastique, celui de Calvin s’en différencie par le souci impérieux de le régir. Celui-ci trouve ses appuis dans un discours rationnel ancré dans la matérialité. Transposé hors de la vie monastique, le principe de l’Interdit qui porte sur la jouissance se convertit en principe d’économie par lequel la jouissance est appelée à se gérer (tout d’abord de façon drastique, puritaine). Dans un contexte où le métier est investi de fonctions sacrées, petit à petit, tous les discours viennent à s’y référer, inversant les modalités de référence traditionnellement en usage. L’espace temporel, assimilé à celui du commerce, se pose ainsi en modèle pour conceptualiser l’espace du divin. Je citerai, à titre d’exemple, une petite tirade, datant du 18ème siècle, qui a pour vocation d’expliquer l’invisibilité de Dieu : "De même qu’il est possible de faire par correspondance un commerce fructueux avec un étranger que l’on n’a jamais vu, de même, on peut acquérir une "perle précieuse" en faisant un "saint commerce" avec le Dieu invisible. (Lady Huntingdon, fondatrice du Grand réveil, secte méthodiste, in Le protestantisme et l’esprit du capitalisme, Max Weber, Flammarion, note 3, p. 202)

 

Le signifiant monétaire

 

C’est en ce point que nous arrivons au coeur du concept de "modernité", à savoir la somme de croyances qu’elle recouvre, et à quel Dieu elle est consacrée. Si cette dialectique matérialiste affectée au champ religieux accélère la sécularisation de la société protestante, elle induit surtout une métamorphose de tous les paramètres symboliques qui y sont associés. C’est ainsi qu’elle engendre une mutations fondamentale, très perceptible aujourd’hui mais qui persiste à se dérober aux définitions. Nous pouvons constater en effet que l’Interdit judéo-chrétien, l’Interdit œdipien, les aléas de la vie sexuelle qu’ils recouvraient d’un voile opaque, sont potentiellement invalidés, ramenés par la métaphore matérielle à un univers de possibles : le désir est travesti et rationalisé en besoin (possible à satisfaire) ; la différence sexuelle tend à s’effacer derrière la matérialité des choses dont l’économie rationnelle fait équivalence et commerce ; quant à la jouissance sexuelle (et son cortège embarrassant d’ambiguïtés et d’insuffisances), elle cède avantageusement la place au profit, auquel est affecté un statut honorable, puisqu’il s’épanouit dans l’espace sacralisé du métier. Métaphore de la jouissance, le profit est indexé comme elle sur un signifiant ultime : l’argent, lui-même métaphore du phallus symbolique qui spécifie l’objet du manque, du désir. À ceci près que le phallus symbolique se distingue d’être indexé sur le signifiant qui qualifie, et s’articule dans la lettre. Tandis que sa métaphore matérialiste se caractérise par son annexion à la prévalence du chiffre. Le phallus, dans sa métaphore monétaire, se spécifiant dans le signifiant d’être quantifiable. Cette substitution du chiffre à la lettre constitue un vecteur déterminant de la profonde mutation symbolique qui frappe la société occidentale. Nous en pointerons d’emblée un symptôme manifeste dans l’indexation de l’ensemble des discours à la valeur marchande, autrement dit l’annexion du sens commun au signifiant monétaire. Institué dans l’existence humaine en position de référent symbolique, nous voyons que l’argent y fonctionne logiquement comme vecteur du désir. Comme la fonction phallique dans l’économie libidinale, il intervient dans l’espace économique monétarisé, non plus comme moyen mais comme fin. Dans ce contexte où prévaut la métaphore économique, la différence sexuelle est logiquement départie de toute valeur signifiante. Ce nouvel ordre asexué, fondé sur des paramètres socio-économiques référés au signifiant monétaire, détermine la ligne de partage par laquelle se définit l’Autre : le pauvre. C’est dans le cadre du métier que cette discrimination trouve logiquement son espace de réalisation, dont nous observons la dissociation en deux pôles : le travail de production et le profit. Une bipartition socio-économique dont nous pointerons le prototype dans la bipartition sexuée des sociétés traditionnelles.

 

La société sadienne de marché

 

Nous allons à présent essayer d’étudier les incidences et implications concrètes de cette mutation dans le champ de la modernité occidentale contemporaine. Elles se distribuent en trois phases. La première est à saisir au siècle des Lumières au cours duquel s’effondre un nouveau pan de l’autorité, celle du pouvoir royal. C’est à ce moment aussi que s’échafaude la dialectique révolutionnaire qui se décline selon deux axes contradictoires : celui des Droits de l’Homme, des valeurs collectives républicaines et son revers obscur, implicite au concept de liberté, qu’est la pensée individualiste sadienne.

Ce que l’on peut remarquer, c’est que ce paradoxe interne au discours révolutionnaire (vertueux-sadien) – longtemps contenu par les exigences de l’Etat-Nation – culmine aujourd’hui en symptôme majeur du monde occidental contemporain. Et ceci pour la raison suivante, qui intervient dans cette deuxième séquence : l’avènement, dans les années 60, de la société de consommation et de son mot d’ordre, l’Impératif de jouissance, inversion symétrique de l’Interdit fondateur qui signe l’achèvement du processus d’effondrement du système symbolique chrétien. Cette injonction, introduite dans le champ social occidental pour stimuler la consommation et augmenter les profits [6] , suscite l’insurrection des insatisfactions libidinales récurrentes (structurelles) qui se manifestent dès la fin des années 60 et abattent le dernier bastion de l’assise phallique traditionnelle qu’est l’autorité paternelle (effondrement, aujourd’hui effectif, qui engendre la dissolution de la famille, cellule de base du lien social). Ces revendications qui visaient initialement "l’amour libre", se sont rapidement recentrées sur les conditions de la jouissance, à savoir la dialectique du fantasme par laquelle revient en force le discours sadien. Celui-ci engendre la progressive métamorphose du champ socio-culturel occidental en ce que Catherine Millet qualifie assez justement de "société porno-démocratique".

Désir et Interdit étant liés dans la structure psychique, la permissivité la plus générale mène non pas à l’épanouissement des satisfactions mais au contraire à une baisse du désir. Ce dont témoigne la surenchère transgressive que le désir s’impose pour se maintenir. Ainsi le catalogue des fantasmes ordinaires céde t-il progressivement le pas à un inventaire qui rejoint celui des pathologies criminelles : inceste, pédophilie, meurtre, dont les recueils conçus et marchandisés comme des stimulants sexuels sont aisément accessibles dans les réseaux spécialisés.

La troisième séquence, que nous vivons actuellement, est conséquente à cette rencontre manquée avec l’épanouissement sexuel. De déception en désenchantement, les visées libertaires se sont finalement converties à un réalisme pragmatique qui se concrétise par le ralliement le plus général des élites au libéralisme qui propose par la métaphore du profit [7] une échappée vers un univers rationalisé de Possibles. Cette irruption des concepts sadiens [8] qui s’affichent en paradoxe sur le devant de la scène démocratique occidentale et jusqu’au au cœur des réalités sociales, contribue à approfondir la subversion du Sens déjà engagée par son aliénation à l’économisme. L’anomie dans laquelle tombent nombre de concepts fondateurs de la démocratie résulte de cet effondrement des valeurs et du sens. C’est à l’opportunité de cet effondrement que s’érige, derrière la mascarade des Droits de l’Homme qui en constituent l’alibi, un nouveau totalitarisme : le totalitarisme économique auquel nous avons affaire et que l’on entend faire légitimer sur le mode constitutionnel.

 

Masses, médias, crise identitaire

 

Nous rejoignons en ce point le champ individuel. En pareil contexte, comment le sujet peut-il s’inscrire ? La famillle n’offrant plus de miroir que brisé ; le lien social s’étant défait sous les assauts de l’individualisme ; la société s’étant transformée en un champ clos, sans avenir, où les sexes et les générations se confondent dans un présent où s’accomplit la lutte de tous contre tous. Un combat qui, pour le moment, est moins celui des corps pour leur survie que celui des sujets luttant pour leur reconnaissance sans laquelle aucune existence ne peut s’affirmer et donc aucune dignité n’est possible. Cette dignité, nous avons vu qu’elle se rapporte à des enjeux identificatoires qui tendent à s’articuler en termes archaïques : dominant (phallique) ou dominé (castré).

Or, la représentation phallique qui est au coeur du système symbolique est devenue l’otage des techniques de communication. Celles-ci confèrent aux élites qui en font usage non seulement le pouvoir de construire et orienter la réalité mais aussi celui de décerner l’identité. En effet, pour être reconnu comme tel, le sujet doit projeter son nom (et si possible son image) dans l’espace et le temps médiatiques au travers desquels il perçoit la réalité. Une bipartition de l’humanité se déduit de cette configuration : une minuscule élite mondiale, hyper-identifiée - une "surhumanité" – s’y distingue d’une masse mondiale, où le sujet disparaît - une "sous-humanité" (de sinistre mémoire). Cet anonymat marque la disqualification du sujet de la masse dans l’ordre symbolique. Ce statut dévalué suscite l’horreur et le mépris, comme la castration symbolique dont il est équivalent. De cette configuration découle cette exigence de renommée qui caractérise la pathologie narcissique contemporaine mais aussi les revendications identitaires qui submergent le monde actuellement.

Au faîte de la crise identitaire, nous ne serons pas surpris de voir ressurgir la problématique sexuelle exposée au début de notre proposition. Parce qu’elle est le lieu d’élection archaïque où s’enracine la détermination et la disqualification de l’Autre. Une différenciation qui s’avère toujours impérative quand le miroir de la castration envoie son reflet mortel sur le sujet. C’est cette problématique sexuelle, dont la gestion différenciée oppose les sociétés traditionnelles et la modernité, qui s’avère la cause et l’enjeu profonds des luttes de domination entre les deux ordres symboliques qui leur sont associés. Ces luttes rendent compte de l’émergence de l’Impossible dans l’espace politique mondial.

 

La rencontre traumatique du politique avec l'Impossible

 

Le problème spécifique de l’Islam tient à son attachement récurrent au système symbolique fondé sur la bipartition sexuelle. Parce qu’il conditionne l’équilibre psychique individuel et par là-même la stabilité sociale. L’impossible identification à la modernité qui s’en déduit est vécue de façon pathologique par l’Islam en raison de la mondialisation du système symbolique occidental qui fait prévaloir le signifiant phallique sur un mode économique qui le met en échec.

Dans le champ occidental, c’est sur le versant idéologique que s’articule l’Impossible. Sur le plan libidinal par l’échec de la "libération sexuelle". Et sur le plan économique par une crise structurelle du capitalisme. Cette défaite est occultée selon deux modes : la fuite

en avant libérale et libertaire mais aussi l’auto-reniement culturel que nous pointerons

globalement dans la profession de foi "multiculturaliste". C’est en effet sous couvert de "l’ouverture à l’Autre" que s’accomplit le sacrifice des idéaux collectifs, démocratiques, républicains. Nous pointerons, sous ces générosités de surface, la tentative d’un forçage de l’Impossible – tant en matière de jouissance sexuelle que de profit – par l’instrumentalisation de la culpabilité judéo-chrétienne. Opérant sous le masque de la "belle âme", cette culpabilité se donne cette visée singulière qu’est sa propre extinction mais également celle de l’égalitarisme judéo-chrétien qui sont, respectivement, les deux ennemis du libertarisme et du libéralisme. Parce la culpabilité comme l’égalitarisme judéochrétiens (sur la base desquels s’est construit le système juridique des sociétés démocratiques), assignent des limites à la jouissance. Cette entreprise pourrait bien atteindre son but par la subversion du Droit (qui est toujours celui du plus faible) par l’intégrisme économique et l’ouverture du champ culturel occidental au système symbolique inégalitaire archaïque dont le christianisme l’avait émancipé.

 

 

 

© Véronique Hervouët

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Rubrique Philosophie

8 juillet 2006

 

 

 

[1] Cette étude est le texte intégral d'une intervention présentée au stage des Collèges cliniques des Forums du Champ lacanien de Bourgogne/Franche-Comté, "Corps et symptômes du malaise contemporain" (Besançon les 26, 27, 28 mai 2005).

[2] ."L’Enjeu symbolique - Islam, christianisme, modernité" Collection "Psychanalyse et civilisations", éditions de L'Harmattan, nov.2004.

[3] Tout signe de vulnérabilité peut faire office de signe de castration, par exemple l’infirmité, la disgrâce, la défaillance ou la faiblesse physique (y compris celles de l’enfance et de la vieillesse) mais aussi tout signe de marginalisation du collectif dominant : statut social inférieur, autre religion, autre tribu, pauvreté, incompétence ... (liste non exhaustive).

[4] Nous développons la logique de cette anémie économique dans le chapitre intitulé "La symbolique phallique dans le rapport au travail" dans notre ouvrage "L'enjeu symbolique" (ibid.).

[5] Si la Réforme protestante est révolutionnaire sur le plan des moeurs, elle est conservatrice sur le plan social et régressive sur le plan symbolique : collaborant sans équivoque avec les pouvoirs séculiers, l’Eglise protestante rompt en effet avec un caractère spécifique de l’éthique chrétienne qui consiste à entretenir une distance critique, génératrice d’une tension positive entre les pouvoirs temporels et spirituels.

[6] N’oublions pas la valeur substitutive de jouissance que le profit assume dans le système symbolique occidental, qui s’étend à l’ensemble des couches sociales à mesure de l’expansion idéologique véhiculée par le capitalisme financier et la société de consommation qui est en aval, fruits de la dialectique "théologicommerciale" issue du protestantisme.

[7] Substitution avantageuse pour autant que le profit se déploie en multiples gratifications tangibles, conditionnant la reconnaissance générale et les satisfactions narcissiques qui s’y rapportent. Tandis que la jouissance sexuelle impose au sujet l’énigme de ses conditions fantasmatiques (qui l’aliènent en irréductibles contradictions) et s’exténue loin de tout idéal dans la répétition.

[8] La société de consommation se fonde de la même injonction que le système sadien : l’Impératif de jouissance. A ceci près que le système sadien y est indexé sur le mode pulsionnel, celui de la société de consommation sur le mode métaphorique.