Peut t on critiquer L'ISLAM

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Discours de Benoît XVI aux représentants de la science à l’université de Ratisbonne (extraits)

 

Ratisbonne, le mardi 12 septembre 2006
Source : site du Vatican (traduit de l’allemand par Marcel Neusch)

 

 

***
" Ne pas agir selon la raison s’oppose à l’être de Dieu "


"J’ai lu récemment le dialogue, publié par le professeur Theodore Khoury (de Münster), entre l’empereur byzantin lettré Manuel II Paléologue et un savant persan dans le camp d’hiver d’Ankara en 1391, sur le christianisme, l’islam et leur vérité respective. (…) Évoquant le thème du " Djihad " et la sourate 2, 256 (" Pas de contrainte en matière de foi "), [l’empereur déclare] : " Dieu ne prend pas plaisir au sang, et ne pas agir de manière raisonnable est en contradiction avec la nature de Dieu. La foi est un fruit de l’âme, non du corps. (…) Pour convaincre une âme raisonnable, on n’a pas besoin de son bras, pas d’instrument pour frapper, ni d’aucun autre moyen avec lequel on puisse menacer quelqu’un de mort. "

La principale phrase dans cette argumentation contre la conversion par contrainte s’énonce donc ainsi : Ne pas agir selon la raison contredit la nature de Dieu. Le professeur Khoury commente ainsi : pour l’empereur, un Byzantin éduqué dans la philosophie grecque, la phrase est évidente. Pour la doctrine musulmane en revanche, Dieu est absolument transcendant ; sa volonté ne dépend d’aucune de nos catégories, même pas celles de la raison. Khoury cite à l’appui une étude du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui affirme qu’Ibn Hasn va jusqu’à dire que Dieu n’est même pas lié par sa propre parole et que rien ne lui fait obligation de nous révéler la vérité. Si tel était son vouloir, l’homme devrait même se livrer à l’idolâtrie.

Ici s’effectue une bifurcation dans la compréhension de Dieu et dans la réalisation de la religion, qui nous interpelle directement aujourd’hui. Est-ce seulement grec de penser qu’agir contre la raison est en contradiction avec la nature de Dieu, ou bien est-ce une vérité de toujours et en soi ? Je pense qu’en cet endroit devient visible l’accord profond entre ce qui est grec, au meilleur sens du terme, et la foi en Dieu fondée sur la Bible. En référence au premier verset de la Genèse, Jean a ouvert le prologue de son Évangile avec la parole : " Au commencement était le Logos. " C’est exactement le terme qu’emploie l’empereur : Dieu agit avec logos. " Logos " désigne à la fois la raison et la Parole – une raison qui est créatrice et peut se donner en participation, mais précisément comme raison. Jean nous a ainsi fait don de la parole ultime du concept biblique de Dieu, parole dans laquelle aboutissent et trouvent leur synthèse tous les chemins, souvent difficiles et tortueux, de la foi biblique. Au commencement était le Logos, et le Logos est Dieu, ainsi nous parle l’Évangile. La rencontre de l’annonce biblique et de la pensée grecque ne fut pas un hasard. (…)

Cette rencontre était depuis longtemps en marche [cf. le nom de Dieu donné à Moïse (" Je suis "), et la traduction des Septante]. Dans le Moyen Âge tardif s’est également développée une tendance à l’intellectualisme augustiniste et thomiste de Duns Scot, qui a fait éclater la synthèse entre ce qui est grec et ce qui est chrétien. Dieu devient tellement transcendant et arbitraire que la vérité et le bien ne sont plus des miroirs de Dieu. (…)

À l’encontre de cela, la foi chrétienne a toujours affirmé fermement qu’entre Dieu et nous, qu’entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une réelle analogie, dans laquelle les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que les similitudes, mais cela ne supprime pas l’analogie et son langage. Dieu ne devient pas plus divin si nous l’éloignons dans un volontarisme pur et incompréhensible, mais le véritable Dieu est le Dieu qui s’est manifesté dans le Logos et qui a agi et qui agit par amour envers nous. Certes, l’amour " surpasse " la connaissance (…), mais reste néanmoins amour du Dieu-Logos. (…)

La rencontre intime qui s’est réalisée entre la foi biblique et les interrogations de la philosophie grecque n’est pas seulement un événement qui concerne l’histoire des religions, mais un événement décisif pour l’histoire mondiale, qui nous concerne aussi aujourd’hui. Quand on considère cette rencontre, on ne s’étonne pas que le christianisme, bien qu’il soit né et ait connu un développement important en Orient, ait finalement trouvé son véritable impact grec en Europe. Nous pouvons aussi dire, à l’inverse : cette rencontre, à laquelle s’est ensuite ajouté l’héritage de Rome, a fait l’Europe et reste au fondement de ce qu’on peut appeler à juste titre l’Europe.

Cette thèse – que l’héritage grec critiquement purifié appartient à la foi chrétienne – fait face à une exigence d’une déshéllénisation qui domine de façon croissante le milieu théologique depuis le début de l’ère moderne. (…)

J’en viens à la conclusion. (…) Ainsi seulement nous devenons capables d’un authentique dialogue entre cultures et religions, dont nous avons impérativement besoin. Dans le monde occidental domine largement l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de la philosophie qui en dépendent sont universelles. (…) Une raison qui est sourde au divin et repousse les religions dans le domaine des sous-cultures est inapte au dialogue des cultures. (…)

Pour la philosophie, et d’une autre manière pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et intuitions des traditions religieuses de l’humanité, en particulier de la foi chrétienne, est une source de connaissance, contre laquelle on ne se protégerait qu’en restreignant de façon inadmissible notre capacité d’écouter et de trouver des réponses. Il me vient ici à l’esprit un mot de Socrate à Phédon. Les discours précédents ayant évoqué beaucoup d’opinions philosophiques fausses, Socrate déclare : " On comprendrait aisément que quelqu’un, devant tant de faussetés, passe le restant de sa vie à haïr et à mépriser tous les discours sur l’être. " Mais de cette manière, il perdrait la vérité de l’être et s’attirerait un très grand dommage. L’Occident est menacé depuis longtemps par le rejet des questions fondamentales de la raison, et ne peut en cela que courir un grand danger.

Le courage pour élargir la raison, non la dénégation de sa grandeur : tel est le programme qu’une théologie responsable de la foi biblique doit assumer dans le débat actuel.

" Ne pas agir selon la raison (selon le Logos) s’oppose à l’être de Dieu ", répliqua Manuel II, depuis sa vision chrétienne de l’image de Dieu, à son interlocuteur perse. C’est dans ce grand Logos, dans cette large raison que nous invitons nos partenaires au dialogue des cultures. La trouver toujours à nouveau, telle est la grande tâche de l’université. "

 

 

Un malentendu gravissime au détriment de l'islam"


Article paru dans "Le Monde" du 19 septembre 2006

Etes-vous inquiet de la tournure prise par la polémique après le discours du pape ?

Nous sommes face un phénomène médiatique à la limite de l'absurde. Pour ceux qui n'ont pas lu en entier la "leçon" que le pape a donnée à l'université de Ratisbonne, cette affaire est incompréhensible. Et effrayante. Il aura suffi de quelques mots pour que des foules, qui n'ont pas la moindre idée de ce dont il s'agit, se mettent à crier à l'offense et déchaînent une querelle dont on ne sait à qui elle profite.

En tout cas, elle ne profite pas à l'islam. Ce n'est pas respecter l'islam que d'abaisser, piétiner quelqu'un qui s'est toujours présenté comme un loyal interlocuteur et un ami. Le procédé est grossier et je ne crois pas que les musulmans sincères, s'ils sont avertis, puissent souscrire à pareil déferlement de haine et de violence. Il y a un malentendu gravissime et ce malentendu est, d'abord, au détriment de l'islam.

Le pape n'a-t-il pas commis une maladresse en citant un document si critique pour l'islam ?

Sa pensée va au fond de la question cruciale du rapport de l'Occident avec la religion, en particulier avec l'islam. L'Occident risque de devenir totalement hermétique aux religions, si la "raison" séculière suit sa propre dérive. Et, pour l'islam, l'effet sera, en Occident, une attitude encore plus réductrice et impitoyable.

Le christianisme a l'avantage d'être enraciné dans la culture occidentale. Cela n'a été possible que grâce à la rencontre de la raison grecque et de la tradition biblique. Et le pape suggère que, par cette médiation, l'islam pourra trouver la porte qui lui permettra, à son tour, d'accéder à la raison critique. Ce chemin n'appartient qu'à l'islam et il est clair que ce discours n'a rien d'offensant.

Certains pays musulmans exigent de lui qu'il s'excuse...
Le sommer de se récuser sur un jugement q

pris, ou traduisent en défi politique, le plus humiliant possible, les termes d'un débat qui se voulait courtois. Si le jeu consiste à déchaîner la vindicte des foules sur des mots qui ne sont pas compris, alors les conditions du dialogue avec l'islam ne sont plus réunies.

Ce serait très inquiétant si la discussion ne se limitait plus qu'à des mots convenus. Je trouve enfin avilissante l'attitude des pêcheurs en eaux troubles qui, dans des pays occidentaux, profitent de la circonstance pour accabler le pape sans réfléchir aux enjeux de fond.

Propos recueillis par Henri Tincq

 

 

La conception musulmane de l’immanence et de la transcendance est moins éloignée de celle du christianisme que ne le pense le pape.

 

mercredi 27 septembre 2006

 

Nous avons, dans nos deux entretiens précédents avec Rochdy Alili, tenté de situer le texte de la fin du Moyen-âge sur lequel Benoit XVI s’est appuyé pour engager sa réflexion sur foi et raison à l’université de Ratisbonne. Nous avons clairement placé cette référence dans une histoire qui produisit, tenant compte d’événements bien précis, un premier regain d’idéologie anti musulmane, une idéologie dont les thématiques se répètent ajourd’hui encore et tentent de perpétuer à propos de l’islam des fantasmes toujours vivants et destructeurs. Puis nous avons tenté de faire justice d’inexactitudes dans certaines des affirmations de ce texte, et avons aussi resitué ce qui nous a semblé une imprécision du pape lui-même à propos de l’affirmation coranique " point de contrainte en religion ". Nous continuons aujourd’hui à recueillir les réflexions de notre interlocuteur, en suivant le cours du développement de la leçon de Benoit XVI.

Rochdy Alili, vous nous permettrez de continuer notre lecture du discours du pape et de proposer à votre commentaire les questions qui nécessitent, de notre point de vue, un examen un peu approfondi. Je note ainsi que Benoit XVI poursuit donc en relevant, dans la citation de Manuel II, une phrase sur laquelle il va construire la suite de sa démonstration : " ne pas agir selon la raison contredit la nature de Dieu "

Il enchaîne ensuite avec un commentaire de l’éditeur du texte de Manuel II, le père Adel Théodore Khoury, qui remarque : " pour un Byzantin, nourri de la philosophie grecque, ce principe est évident. Pour la doctrine musulmane, Dieu est absolument transcendant, sa volonté n’est liée par aucune de nos catégories, fût-elle celle du raisonnable. " Lequel Théodore Khoury appuie cette affirmation par une citation de l’islamologue français Roger Arnaldez lui-même évoquant Ibn Hazm, qui décrétait : " " Dieu n’est pas tenu par sa propre parole et rien ne l’oblige à nous révéler la vérité : s’Il le voulait, l’homme devrait être idolâtre "

Bien. Nous avons là un locuteur, le pape, citant un autre locuteur, Manuel II, dont les propos font l’objet de commentaires d’un troisième locuteur, Théodore Khoury, qui cite à son tour un quatrième locuteur, Roger Arnaldez1 évoquant un cinquième locuteur Ibn Hazm.

Avant d’entrer dans le commentaire proprement dit des phrases que vous citez, je dois faire remarquer que l’on évolue dans ce paragraphe encore plus qu’auparavant, dans un univers mental assez peu soucieux de l’histoire, contrairement à ce qui peut apparaître, et fortement enclin à comprendre le monde et poser les question de manière ontologique.

L’on raisonne ainsi comme si tous les phénomènes découlaient nécessairement d’une nature fondamentale, d’une essence, d’un en-soi, qui les porteraient, par le fait d’une logique interne, à prendre des formes, à se manifester, à fonctionner et s’articuler entre eux selon une nécessité dictée seulement par le caractère foncier de principes de base détachés de la contingence historique et de la volonté humaine.

Et toute la rhétorique qui se met en place clairement à ce moment du discours où ce n’est plus Manuel II qui parle, mais son éditeur, cette rhétorique s’inscrit parfaitement dans cet univers mental en affectant de nous situer dans l’histoire.

Mais le pape, lui, ne prétend pas entrer dans l’histoire lorsqu’il reprend l’affirmation de Manuel II : " ne pas agir raisonnablement contredit la nature de Dieu " et qu’il en fait le départ de sa méditation. Il est dans la théologie, sa pratique intellectuelle.

Pas encore, effectivement. Mais nous atteignons ici les limites de la théologie parce qu’il s’agit en effet d’action, de choix humain dont la compréhension requiert d’autres outils que la seule théologie. Et, s’il est nécessaire et raisonnable de s’interroger sur Dieu avec la raison, comme le dit Benoit XVI, nous aurions aimé connaître le raisonnement qui a mené le théologien cité, (parce que Manuel II fut théologien), à cette affirmation. Nous aimerions surtout savoir ce qui lui permet d’être si péremptoire sur la nature de Dieu.

Je songe ici à Ghazali (1058-1111), théologien lui-même, se rendant compte des insuffisances de sa pratique intellectuelle et partant sur les routes parce qu’il s’était rendu compte que la connaissance vraie du Divin ne venait pas " de preuves et de paroles mais de la lumière que Dieu avait mise dans son cœur ". Je crois qu’ici encore l’approche de l’homme existant et croyant, si importante pour une catégorie de penseurs, dans le christianisme et dans l’islam, comme Ghazali, nous fait mieux approcher le cœur des choses que le jeu rhétorique du pape à partir de concepts purs, peu en lien avec une réalité saisissable.

D’ailleurs, si je tente de comprendre la phrase, je suis face à un certaine perplexité. Son sens le plus évident serait que l’homme qui n’agit pas raisonnablement contredirait la nature, (la volonté ?) de Dieu ? Faut-il plutôt comprendre que Dieu, par nature, ne peut dicter un comportement absurde, comme celui de vouloir user de contrainte en matière de religion ? ce qui ferait que le musulman imposant sa religion par l’épée ne serait pas en conformité avec le souhait divin ? Nous ne sommes pas dans l’argumentation, nous sommes dans la pure rhétorique et des esprits critiques pourraient se demander si toute la théologie ne serait pas au fond que de la rhétorique.

De toutes manières le musulman a toujours tout faux dans les deux interprétations, c’est ce qui importe dans la démonstration, ne croyez vous pas ?

J’ai peur que vous n’ayez raison puisque la citation du père Khoury rappelle que :

pour la doctrine musulmane, Dieu est absolument transcendant, sa volonté n’est liée par aucune de nos catégories, fût-elle celle du raisonnable.

Cela veut dire que les musulmans, autre poncif, sont tellement obnubilés par le caractère transcendant du Divin, qu’ils en oublient de relever aussi son caractère immanent. Cela est un stéréotype s’ajoutant à ceux qui ont précédé dans le discours et sur lesquels nous avons déjà donné notre point de vue de musulmans.

De la sorte, si l’on reprend ce que dit le père Khoury, nous nous voyons dans l’obligation de procéder à des remarques et des précisions à chaque groupe de mots.

Pour la première selon la doctrine musulmane, j’aimerais, si l’on parle de doctrine, que l’on me dise laquelle. Il y a le Coran, il y a la Sunna, il y a les positions des théologiens, il y a aussi, à une certaine époque moins productive en réflexion, les professions de foi de certains religieux, il y a les expressions de la mystique dont l’influence sur l’islam populaire a été et demeure capitale et tant d’autres domaines où la foi musulmane a pu s’exprimer depuis presque un millénaire et demi.

Dès lors, parler de " doctrine " musulmane est très imprécis. C’est un placage de la réalité catholique, laquelle dispose du " symbole de Nicée " qui constitue un Credo, laquelle dispose d’institutions collectives hiérarchisées et reconnues, capables précisément de fournir et contrôler la doctrine, comme le pape actuel s’en est, il me semble, parfaitement occupé dans des fonctions antécédantes.

Faut-il s’en réjouir ou le regretter ; il n’y a rien de tel en islam et aucune instance, fonctionnant de manière reconnue, efficace et incontestable, n’a été instaurée dans le long terme pour réprimer les déviances dogmatiques, ni même pour dire le dogme.

Cela n’empêche pas bien entendu, des juridictions inféodées aux pouvoirs politiques ou auto proclamées, des groupes populaires manipulés ou de simples individus pourvus de charisme et de sens de la communication, de décréter ce qui est licite et illicite, juste et injuste, conforme ou non au dogme Aussi, même si une orthodoxie a pu se dégager dans la durée, dans des conditions historiques données, dont j’ai parlé ici même, à oumma.com, dans mes articles sur " une orthodoxie inoxydable ", il faut être bien plus précis lorsque l’on parle de " doctrine " en islam.

Nous sommes donc à cet égard dans un flou qui permet précisément de prendre n’importe quelle référence marginale et de la faire passer pour le dogme dominant, comme celle à Ibn Hazm, sur qui nous reviendrons plus tard.

Il serait donc préférable que nos amis catholiques, à commencer par le pape, soient plus rigoureux sur ce genre de point.

Bien, pour continuer à suivre le texte, le groupe de mots suivant de la citation de Théodore Khoury est : " Dieu est absolument transcendant, "

Oui, d’abord je ne vois pas ce qu’il y aurait d’inadmissible et d’inacceptable pour un croyant d’affirmer avec force que Dieu est transcendant. Oui, Dieu est absolument transcendant, sinon Il n’est pas Dieu. Et Dieu est absolument tout ce qu’Il est, et donc Il est transcendant de manière absolue. Cela paraît tout à fait simple.

Les musulmans auraient donc à se sentir à part du fait qu’ils affirment la transcendance de Dieu ? Et cette vision de la transcendance les rendraient incapables de saisir les innombrables et mutiples modalités de Son immanence ? Et cela les mènerait à ne pas agir selon la raison ?

Il faut vraiment éviter ce genre de procès d’intention, parce que chacun devrait savoir combien les musulmans sont sensibles à l’immanence du Divin, qui irrigue toute leur vie, qui se manifeste d’abord par le Coran, acte à leurs yeux de présence, de miséricorde et de sollicitude de Dieu, descendu, comme nous ne pouvons pas ne pas nous en souvenir en ce mois de ramadan qui commence ; " dans la Nuit grandiose " en qui " font leur descente les anges et l’Esprit, sur permission de leur Seigneur " (XCVII).

Et dans le Coran, lui-même acte d’immanence, est rappelée l’immanence de Dieu par l’importance de l’Esprit (ruh) et du Souffle (rawh), assurément inconnaissables en tant que tels à l’homme, assurément ressortissant au Divin, mais émanant de Lui pour aller vers la créature.

Elle est rappelée encore, cette immanence, dans la sourate XVI verset 2 ; " Lui qui fait descendre des anges avec l’Esprit, de Sa sphère sur celui qu’Il veut parmi Ses adorateurs ". Et le texte sacré, tout en contestant la vision chrétienne trinitaire va jusqu’à dire que " le Messie Jésus, fils de Marie, était l’envoyé de Dieu, et Sa Parole, projetée en Marie, et un Esprit venu de Lui " (IV, 171).

Ainsi Dieu " projette ", selon la traduction de Jacques Berque, Sa Parole. L’idée se retrouve dans le verset 15 de la sourate XL, où Dieu, depuis Sa Transcendance, projette son Esprit sur ses adorateurs pour avertir les hommes : " Maître des hauts degrés, le titulaire du Trône, de Sa sphère projette l’esprit sur quiconque Il veut d’entre Ses adorateurs, afin que ce dernier donne l’alarme quant au Jour de confrontation ". Parmi ces adorateurs Jésus est encore évoqué indirectement, dans un verset qui décrit l’Annonciation : " Nous lui (Marie) envoyâmes Notre Esprit, qui revêtit pour elle la semblance d’un humain parfait " (XIX, 17), puis dans un autre où la Vierge réapparaît encore, avec un statut éminent ; " Et celle qui préserva son sexe, et en qui Nous insufflâmes Notre Esprit, et de qui Nous fîmes, ainsi que de son fils, un signe pour les univers… " (XXI, 91).

Par ailleurs en de multiples occasions, est rappelée encore l’immanence de cet Esprit, de ce Souffle : " ne désespérez pas du souffle apaisant de Dieu " (XII, 87) ; " l’Esprit de sainteté le fait descendre de ton Seigneur avec le Vrai " (il s’agit de verset du Coran XVI, 102). Et je ne parle pas de tellement d’autres occurrences symboliques islamiques comme les quatre vingt dix neuf noms de Dieu, qui marquent tous les qualités par lequel Il est Présent pour Sa créature.

Peut être faudrait –il donc, lorsque l’on parle de dialogue selon la raison, choisir ses références dans d’autres contextes et relever ce qui rapproche plutôt que ce qui sépare

Dans la mesure où il y a séparation, puisque vous montrez qu’en réalité, la conception musulmane de l’immanence et de la transcendance est moins éloignée de celle du christianisme que ne le pense le pape.

Bien sûr, car cette allusion à la conception de la transcendance selon la " doctrine " de l’islam est du domaine du cliché classique. On retrouve ce cliché des dizaines de fois, dans des écrits qui n’ont rien d’hostile mais n’entrent pas dans la réalité vraie, riche, contradictoire et paradoxale de l’islam. Essayons alors de ne pas nous regarder les uns les autres à partir de définitions essentialistes et caricaturales, en ratiocinant sur nos contradictions, mais en étant mutuellement attentifs aux êtres existants et paradoxaux que nous sommes tous, Dieu merci.

Que l’on cesse donc de construire ces beaux édifices à la fois schématiques et ontologiques qui masquent plus la réalité des choses qu’elles ne la révèlent. Revenons à l’histoire telle que nous pouvons la retracer, alors les affirmations du type Sa volonté n’est liée par aucune de nos catégories nous seraient épargnées.

Pour moi, si nous nous reconnaissons créatures, et il serait curieux de la part de croyants de ne pas se reconnaître créatures, il est clair que " nos catégories " positives sont en nous par la volonté de Dieu et qu’Il a voulu qu’elles fussent en nous pour être exercées. J’avoue être assez désarçonné par l’idée que la raison s’exercerait, aurait droit de cité dans la vie de l’homme parce que Dieu pourrait être " lié " par certaines de " nos " catégories, dont cette fameuse raison. Dans la mesure où il faut éventuellement, mais je ne le pense pas, comprendre la proposition dans un autre sens, parce qu’une certaine obscurité persiste, je suis encore plus désarçonné par celle qui consiste à dire que Dieu doit intervenir avec raison dans l’univers parce qu’il serait " lié " à une " catégorie " humaine née sans sa volonté dans la créature humaine. Je ne pense pas que Théodore Khoury a voulu dire une chose pareille, mais cette assertion hâtive me paraît semer plus de confusion qu’elle n’apporte d’éclaircissements

Cette affirmation curieuse procède en réalité à mon avis d’un registre particulier, où l’ontologique se substitue à l’existant et à l’historique pour constituer un échaffaudage rhétorique visant à démontrer que l’islam, même s’il produit des hommes de raison, ne porte pas par son essence à un exercice nécessaire de la raison découlant de la vision de Dieu qu’il propose.

Le problème c’est qu’à ce moment de ce qui se veut une démonstration et qui n’est qu’une apologie, la rhétorique dérape vraiment, ne convainc que des adeptes peu éclairés de la question traitée. Et il convient pour moi de rappeler ici, pour sortir du théologique et entrer dans l’historique, que l’usage de la raison ne se déduit pas de la conception que l’homme se fait de Dieu, de ce qu’il est plus ou moins sensible à son caractère transcendant ou à son caractère immanent. Il se déduit de conditions matérielles ; économiques, sociale, culturelles, institutionnelles, du niveau d’organisation de toutes les instances et des hiérarchies stucturant les organismes.

Pour en finir avec cette courte partie du discours du pape faisant rapidement allusion à l’islam, il faudrait que vous nous expliquiez qui est Ibn Hazm dont la pensée est requise par Benoit XVI à travers une citation, pour appuyer encore sur le caractère aberrant de la conception musulmane de la transcendance.

Très volontier, mais si vous le permettez, je voudrais commenter quelque chose qui ne concerne pas l’islam, mais qui me paraît une inexactitude. Il s’agit des mots un Byzantin, nourri de la philosophie grecque. Je ne sais pas exactement comment il faut comprendre cela, mais il me semble, pour clarifier la situation historique, pour éviter tout malentendu, nécessaire de rappeler qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre la qualité de byzantin et le fait d’être nourri dans la philosophie grecque. Peut être Manuel II, lettré et curieux a-t-il lui-même, à une époque de relative renaissance de l’hellénisme avec Gémiste Pléthon, (vers 1355, 1360-1452 ; nous en avons parlé dans nos précédents entretiens), bénéficié de cette renaissance, mais rien n’est moins sûr pour moi.

Ce qui demeure, c’est que l’empire romain d’orient a oublié depuis longtemps la philosophie grecque dans le cadre d’une christianisation progressive des institutions et des idées, commencée depuis l’œuvre de l’empereur Constantin 1er (306-323-331)2, qui fait du christianisme la religion d’Etat en 324, jusqu’à celle de Justinien (527-565), qui fera fermer, en 529, l’école de philosophie d’Athènes, dont les membres se rendront dans l’empire Perse, conquis un siècle plus tard par les musulmans.

Entre temps, cette œuvre avait été momentanément interrompue par Julien l’Apostat (361-363), qui réussit en dix huit mois à retourner au paganisme, à fermer les églises et interdire l’enseignement chrétien tout en rouvrant les temples païens. Le processus de christianisation n’en est pas interrompu et progresse sans faillir, sous l’impulsion entre autres de personnalités comme Ambroise de Milan (évêque de 374 à 397), ou l’empereur Théodose (379-392-395) qui confirme fermement en 380 le christianisme comme religion d’Etat de l’empire.

C’est donc un mouvement long et déterminé, à peine interrompu, qui mène en deux siècles à une deshellénisation efficace du monde romain, occidental et oriental, par le christianisme triomphant, bien avant celles qu’évoque le pape. Induire donc systématiquement qu’un Grec était adepte de l’hellénisme parce que Grec, pourrait paraître une évidence ; il n’en est rien et l’Eglise byzantine médiévale récuse le plus souvent cet héritage.

Si l’on évoque d’ailleurs la renaissance de l’hellénisme avec Gemiste Pléthon, elle n’est pas née de génération spontanée dans un terreau par nature hellénique. En effet, Gémisthe Pléthon avait passé deux décennies à la cour du sultan ottoman et avait été formé à la pensée d’Averroès et de Maïmonide dans des cours musulmanes où il s’était instruit sous la direction de juifs encore en contact avec leurs coreligionnaire du royaume de Grenade, de même que de savants orientaux qui l’introduisirent à la connaissance de religions comme le brahmanisme et le mazdéisme.

Merci de préciser ce point. Nous sommes peut être encore ici dans ce type de raisonnement essentialiste qui fait inférer d’une nature donnée des conséquences nécessaires ; vous êtes musulman, vous êtes un adepte du jihad violent. Vous êtes musulman vous insistez sur la transcendance de Dieu et vous n’êtes pas sensible à son immanence. Vous êtes musulman vous n’êtes pas rationnel. Vous êtes byzantin, vous êtes " nourri de la philosophie grecque ".

Encore une fois, vous dites les choses sans ambage, mais il y a beaucoup de cela dans la rhétorique de ce discours. Cela s’appelle des préjugés. Il faut les pardonner s’ils sont exprimés à partir d’une connaissance imprécise des problèmes que nous abordons, et s’ils sont dépassés un jour. Mais tout de même, lorsque l’on exerce des responsabilités spirituelles et morales aussi importantes, lorsque l’on a une influence politique aussi notable, même sans force militaire et depuis un territoire exigu, il faut se décider à entrer dans le siècle où l’on vit, malgré ses nostalgies et prendre la mesure réelle des choses, à commencer par l’existence visible et marquante des musulmans sur la planète. Nous verrons comment les positions regrettables qui ont été prises évolueront dans les temps qui viennent.

Pour Ibn Hazm, je dirai tout simplement que c’est un misanthrope et un beau misanthrope. Il est né en 994 et il est mort en 1063. Il naît à la fin de la dynastie umayyade de Cordoue, dans cette ancienne capitale de souverains venus de Syrie en 756, d’abord émirs, puis auto proclamés califes en 929. L’époque de sa naissance est celle où le calife, Hicham II (976-1009), ne règne plus mais concède le pouvoir à son chambellan, le puissant al-Mansur Ibn Abi Amir (978-1002, connu par l’Europe chrétienne comme Almanzor).

Le père d’Ibn Hazm est vizir de ce chambellan et l’enfant vit une existence aristocratique et studieuse jusqu’à la mort d’al-Mansur, celle de son père et du calife, après qui la dynastie umayyade de Cordoue va bientôt disparaître et l’Espagne musulmane se diviser et reculer face aux chrétiens. Il se met au service de divers princes qui obtiennent le pouvoir de manière éphémère dans le contexte de désordre et de décadence qui prévaut à Cordoue et dans l’Andalousie musulmane démembrée. Il ne manque pas de se faire des ennemis et il entre, à peine trentenaire, dans une vie bien moins brillante que celle de ses débuts.

Son œuvre se ressent de ces épreuves mais il reste un personnage d’une rigueur morale et intellectuelle sans faille, adepte d’une école de l’islam alors marginale, le zahirisme, qui ne reste d’ailleurs dans le souvenir que grâce à lui, ou presque. Il récuse les circonlocutions intellectuelles des Trissotins de l’époque, il n’en a jamais manqué nulle part. Il se méfie d’une logique qui conduit à des absurdités, préférant à l’approche ésotérique la lettre pure et il déploie une sorte de sens aigu des êtres et des choses, qu’il illustre dans son œuvre la plus connue ; " le collier de la colombe " où il aborde la question de l’amour avec une pénétration psychologique étonnante. Parmi d’autres œuvres, il produit aussi une analyse critique des religions et courants de pensée de son époque, sans concession et bien documenté.

Le type de raisonnement que rapporte Roger Arnaldez est donc à inscrire dans ce contexte et cette personnalité, assez peu encline à l’indulgence pour ses semblables, qu’il connaissait bien.

Et si des théologiens ont pu dire comme Ibn Hazm que " Dieu n’est pas tenu par Sa propre parole, et que rien ne L’oblige à nous révéler la vérité ", toute la sensibilité de l’islam dit bien à chaque instant que le Créateur est miséricorde, en particulier Ibn Arabi, qui parmi tant d’autres surprenantes visions de l’immanence divine, nous rappelle que " l’univers n’est rien d’autre que Ses paroles ".

C’est le Logos ?

C’est vous qui le dites, je n’en sais rien.

Propos recueillis par la rédaction

 

Bonjour Gaétan,

merci pour ton inquiétude pour moi, suite aux propos de Benoit XVI. Non, je trouve que pour les réactions collectives populaires, les musulmans d'ici semblent très proches des musulmans de France. Je ne me sens pas plus en danger ici qu'à Cergy Pontoise, et peut-être un peu plus en sécurité même quà Argenteuil.

Et si un journal avait dénoncé l'affaire déjà jeudi, la télé nationale n'en a parlé que le vendredi soir, après les prêches des mosquée. C'est ce que ma confirmé un ami de Chechar.

Si je n'ai pas eu a subir de gestes violents de la part d'excités (jusqu'à aujourd'hui), les gens avec qui je parles ici m'ont interrogé: "Tu as vu ce qu'à dit le pape? - Alors.." .. Moi-même j'en avais mal dormi le jeudi soir... passant une partie de la nuit à essayer de traduire son discours en allemand (il n'y avait que l'allemand et l'italien le jeudi 14, sur le site du Vatican) pour tenter de comprendre "Pourquoi donc as-t-il parlé de l'Islam et de cette façon?" ..

Je crois que le pape - je te le dis à toi en toute liberté - a au fond de lui le rejet de l'Islam et très concrètement à ce titre le refus de la Turquie dans l'Europe, rejet celui-là dont il ne se cache pas. Un terrain sur lequel je ne le rejoins pas. Mais je te mets en copié-collé ma réponse profonde aux gens de Chechar, au-delà des mots qui nous manquent, mes interlocuteurs et moi-même quand nous échangeons. C'est un courriel que j'envoie ce jour-même à Mgr Jacques Perrier, évêque de Lourdes-Tarbes - tu comprendras à la lecture. Et je pense que je glisserai qq lignes comme celles-ci dans mon courrier collectif de début octobre

Bonne route de ton coté et à Nay, en cette année scolaire nouvelle.

Amitié et prière. Henri

Henri Delasalle
Chechar (wilaya de Khenchela - Algérie)
Tel: (0) 32 35 31 53
Skype : henridelasalle1

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Bonjour Père,

je suis un de vos anciens élèves d'Issy les Moulineaux, - qq heures sur la catéchèse. Et aussi mon évêque a été un de vos successeurs comme curé de Notre Dame de Paris, Mgr Jean Yves Riocreux (Pontoise - Val d'Oise)

Et je viens de vous lire sur Saphirnews.com, en surfant à la recherche de ce qui s'est dit chez les musulmans de France à la suite du discours de Benoit XVI à Ratisbonne il y a une semaine maintenant.

Tout au plaisir de vous lire, j'ai eu envie de vous faire signe depuis mon lieu actuel de ministère: Fidei Donum dans le diocèse de Constantine.

Et de vous remercier pour le titre de votre parole libre: "l'Islam serait-il un sujet tabou?". Je pense que c'est une bonne question.

En même temps, je ne suis pas d'accord avec vous quand vous semblez ne pas voir de faute à la charité chrétienne dans les propos du pape. Attention, ne me prenez pas pour un "anti-papiste" primaire, et je crois sa pensée développée ce jour-là utile, j'en ai aimé la présentation faite par Samir Khalil Samir, un jésuite libanais, (voir www.oumma.com)

L'erreur à mes yeux est celle-ci: Evoquer l'Islam (ou une autre religion) pour le (la) placer en comparaison avantageuse avec la foi chrétienne. J'y vois comme une démarche de réflexion inacceptable.

- 1 - Parce qu 'une religion n'est pas un corpus de texte mais un corps vivant, avec la complexité d'une personnalité humaine collective. Et il n'est pas sain de faire des comparaisons entre les gens à la défaveur de l'un pour la faveur de l'autre. Je suis d'ailleurs toujours blessé par la vision de la foi chrétienne que je me jette à la figure des musulmans, persuadé de savoir mieux que moi ce qu'il en est - puisque Jésus est un prophète de l'Islam, le verbe de Dieu, le messie...

- 2 - Et parce que les qq heures d'Issy les Moulineaux sur le Bouddhisme et l'Islam m'ont appris la chose essentielle : Que le non-bouddhiste aura du mal à connaître vraiment le bouddhisme vécu par une personne née dedans et le pratiquant; et idem pour l'Islam: C'est une façon si profondément différente de voir le monde et la vie. Les mots eux-mêmes - pour se situer sur le terrain où se plaçait Benoit XVI, ne veulent pas dire la même chose. D'où une des grandes difficultés dans le dialogue des religions - chacun a une façon différente de comprendre et de pratiquer le mot "dialogue" dans sa tradition spirituelle.

Oui, les propos du pape m'ont bcp choqué - j'y ai vu la parabole de la paille et de la poutre. J'ai lu non un questionnement mais un jugement de l'autre religion "En Islam, la raison n'est pas liée à la foi comme chez nous chrétien... la transcendance de Dieu le mettant au dessus de la raison!" As-t-il fréquenté à ce point l'Islam pour pouvoir affirmer aussi rapidement les choses en citant un penseur ancien et d'une école minoritaire? J'ai été rassuré quand Mgr Teissier, interrogé par la presse locale, s'en est démarqué sans langue de bois.

En même temps, ces paroles superficielle et cataloguant l'Islam en guise de captatio benevolentiae m'ont rappelé une des raisons qui m'ont amené aujourd'hui en Algérie: Parce que beaucoup de chrétiens européens, de catholiques français notamment, transporte avec eux une sorte de "rejet" vis à vis de l'Islam et aussi de beaucoup d'autres religions. J'ai même peut-être ressenti quelque chose comme cela moi-même - un sentiment de rejet vis à vis de l'Islam, de la culture musulmane. Et voulant rencontrer les hommes derrière les signes culturels étrangers et peu attirant, je suis venu en visite l'été. Et depuis, j'ai accepté d'aller un peu plus loin pour servir l'Eglise d'Algérie quelques années. Immersion pour co-naître un peu... et aider mes diocésains à ma mesure à regarder avec plus de fraternité - sans fausse gentillesse - nos concitoyens musulmans, particulièrement ceux originaires du Maghreb.

Demain commence mon premier Ramadan ici et j'ai promis à mes amis que je me suis faits dans cette petite ville rurale de jeûner avec eux par amitié le premier jour.

Merci si vous m'avez lu jusqu'au bout. Et je vous associe à ma prière pour mes évêques ici et en France; et encore merci pour cette parole libre invitant à la liberté de parole aperçue sur saphirnews.com.

Meilleurs souvenirs, avec ma prière. Henri Delasalle

 

 

Les musulmans doivent apprendre à prendre une distance intellectuelle critique

jeudi 13 avril 2006

 

 

 

A mort, condamné

L’idéologie globale de la peur ou la globalisation du syndrome israélien

Culture et dépendances, une déception... sur tariqramadan.com - Les censures de FOG

Tariq Ramadan appelé par Tony Blair pour contrer l’islamisme intégriste en Angleterre

LES ÉPIGONES DES MAÎTRES CENSEURS ONT ENCORE FRAPPÉ : TARIQ RAMADAN VICTIME DE LA CENSURE

Tariq Ramadan riposte - La Tribune de Genève

Tariq Ramadan , un sophiste ?

 

" Les musulmans doivent apprendre à prendre une distance intellectuelle critique "

Entretien avec Stéphane Bussard

lundi 6 février 2006

L’intellectuel musulman Tariq Ramadan livre son analyse critique au " Temps ".

Le Genevois Tariq Ramadan, en déplacement au Maroc, s’exprime sur la vive controverse qui secoue aussi bien l’Occident que le monde arabo-musulman.

Le Temps : Que révèle cette affaire, qui a désormais une résonance mondiale ?

Tariq Ramadan : Il faut d’abord savoir deux choses : l’islam interdit la représentation de Dieu et des prophètes par respect autant que pour éviter la tentation d’idolâtrer l’image. Il s’agit d’un fondement de la foi. Par ailleurs, le fait de rire ou de se moquer du fait religieux est étranger à l’univers des musulmans, et ce quelle que soit la religion.

- Les réactions musulmanes semblent néanmoins disproportionnées.

- Ces caricatures ont été perçues comme une transgression ajoutée à une insulte et une provocation. La réaction des musulmans est néanmoins excessive et disproportionnée. Ces dessins datent de trois mois et des Etats musulmans, en mal de légitimité islamique, ont voulu se présenter en champions de la cause islamique et ont attisé la flamme. Des musulmans, pratiquants ou non, excédés par l’image que l’on donne de l’islam dans les médias occidentaux, se sont laissé emporter par l’émotion. Ce n’est pas sage et cela ne fera qu’accentuer les malentendus.

- En Occident, et en Europe en particulier, ces réactions butent néanmoins sur une totale incompréhension. Comment l’expliquez-vous ?

- C’est vrai, et il faut donc éviter les explications simplistes : il ne s’agit pas d’un conflit entre la liberté d’expression et le dogme religieux. Ce que certains musulmans demandent, ce n’est pas plus de censure, mais un usage plus sage de la liberté d’expression. De leur côté, ils doivent comprendre qu’il existe une tradition, de Voltaire à Hugo jusqu’aux littératures contemporaines à travers l’Occident, de se moquer du fait religieux. Ils doivent apprendre à prendre une distance intellectuelle critique et passer outre calmement tout en expliquant leur point de vue.

- Les musulmans qui ont réagi aux caricatures évoquent un manque de respect de leur foi. Qu’en est-il de leur respect à l’égard de la liberté d’expression ou des autres religions dans les pays arabo-musulmans ?

- Il faut que les uns et les autres nous apprenions l’autocritique. Il est vrai qu’il existe des traitements injustes et discriminatoires dans les sociétés majoritairement musulmanes que les musulmans ne dénoncent pas assez. Ils doivent s’exprimer. Cela étant, le respect de l’autre n’est pas une affaire de réciprocité mais une question de principe : ce n’est pas parce que des dictatures ne respectent pas des minorités religieuses que les démocraties, en miroir, devraient pouvoir faire de même. Les acquis de l’Etat de droit permettent aux musulmans d’exprimer leurs sentiments en Occident, ils doivent le reconnaître et, de là où ils se trouvent, ils ont l’obligation éthique de dénoncer toutes les dérives discriminatoires qui ont cours en leur nom dans le monde musulman.

- Le droit à la liberté d’expression telle que pratiquée en Occident est donc relatif...

- Le droit à la liberté d’expression n’a jamais été absolu. Il y a des lois qui interdisent les propos racistes, par exemple. De plus, chaque société a des règles qui lui sont propres vis-à-vis du respect du religieux ou des appartenances culturelles. A l’intérieur du cadre légal, il est demandé à chacun de faire un usage raisonnable de son droit à l’expression en gardant à l’esprit les sensibilités qui composent sa société. Les sociétés européennes ont changé, la sensibilité musulmane y est présente : il ne s’agit pas d’imposer des lois, mais simplement de s’ouvrir sagement à une nouvelle sensibilité. Transformer cette affaire en un bras de fer entre les tenants du droit à tout dire et " les religieux " est stupide et dangereux.

- Quels sont vos remèdes pour prévenir ce type de crise " culturelle " ?

- Que les uns et les autres prennent de la distance. Que nous comprenions que nous avons plus de choses en commun que des différences irréconciliables. La majorité d’entre nous chérit la liberté d’expression, la diversité et le dialogue : établissons ces principes en n’oubliant jamais d’être en toutes circonstances raisonnable dans l’affirmation de ce que nous sommes et de ce que nous croyons.

- Il n’en demeure pas moins que le mur d’incompréhension qui s’est érigé entre Occidentaux et musulmans semble alimenter la thèse de Huntington selon laquelle on assiste à un choc des civilisations...

- Dire et répéter cela nous conduit à donner corps à cette prophétie du malheur. Non, il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas la fracture entre deux univers mais deux fractures dans chacun des univers entre ceux qui cherchent à se décentrer, à écouter le point de vue de l’autre et à entrer dans un dialogue critique et constructif et ceux qui ont une approche exclusive de la vérité, qui se définissent contre l’autre et ont une vision binaire du monde.

- La polémique des caricatures va-t-elle avoir de graves conséquences sur les relations entre musulmans et Occidentaux ?

- Oui, bien sûr, et tout le monde le sent. La situation nous échappe et on a l’impression que nous sommes emportés par une folie aveugle qui, à terme, fera le jeu des extrêmes. A droite, avec les discours qui présentent les musulmans comme " inintégrables " et jouent sur les peurs. De l’autre, les musulmans radicaux qui ne manqueront pas de vouloir prouver que l’Occident en a contre l’islam quand on défend le droit à présenter leur prophète avec un turban en forme de bombe. Nous n’avons donc ni le droit de nous taire en face de ces excès ni d’en rajouter en terme de provocations aussi stupides que méchantes.

- Les Etats européens semblent tous désemparés par rapport à la manière dont ils doivent appréhender l’islam. Doivent-ils se concerter davantage ?

- Il est très difficile pour eux de trouver une attitude commune, les mentalités et les approches diffèrent entre la Suisse, l’Angleterre, le Danemark ou la France. On sent un malaise partout, mais on ne réglera pas cette affaire en continuant à insister sur deux entités monolithiques. Beaucoup d’Occidentaux sont mal à l’aise et sentent qu’on va inutilement trop loin. Le même sentiment traverse les musulmans : il faut que ces esprits se rencontrent.

- Le problème n’est pas qu’européen. Vous qui êtes un " passeur " entre l’islam modéré ou fondamentaliste et l’Occident, ne jugez-vous pas nécessaire un vrai débat interne à l’islam. Les catholiques, les protestants ont ce débat. Pourquoi pas l’islam ?

- J’essaie de faire communiquer rationnellement et raisonnablement deux univers qui deviennent de plus en plus sourds l’un à l’autre. Par ailleurs, oui, le monde musulman doit se questionner sur ses principes et les nécessaires réformes, mais cela doit se faire de l’intérieur, de façon libre et autonome et non sous l’imposition de l’Occident, qui aimerait façonner un islam qui lui conviendrait. Il faut une réforme qui se marie à la liberté et à l’autonomie.

- Pour conclure, une caricature satirique de Jésus vous choquerait-elle ?

- Choquer ? Non, je m’y suis habitué mais cela ne me plaît pas. Je l’exprimerais, puis je passerais mon chemin. J’aime rire et sourire, mais pas de n’importe quoi.

http://www.tariqramadan.com/article.php3 ?id_article

 

 

Le Pape et l’islam : le vrai débat

 

Par Tariq Ramadan

mercredi 20 septembre 2006

 

Il aura fallu quelques phrases du Pape Benoît XVI pour déclencher une série de réactions d’une intensité surprenante. A travers le monde musulman, des leaders religieux, des présidents, des politiciens, des intellectuels ont accompagné de leurs verbes les mouvements de foules qui protestaient face à " l’insulte ". La plupart n’avaient pas lu le texte, beaucoup se suffisaient d’un compte-rendu très approximatif qui stipulait que le pape avait associé l’islam à la violence mais tous dénonçaient " l’inadmissible injure ".

Quel que soit le jugement des savants ou des intellectuels sur les propos du Pape, on eut aimé que ceux-ci s’en tiennent à une attitude raisonnable quant à l’exposition de leurs critiques et ce pour deux raisons. On sait que certains gouvernements instrumentalisent ce type de crise pour laisser s’exprimer les frustrations populaires. Quand on a privé le peuple de ses droits fondamentaux et de sa liberté d’expression, il ne coûte rien de laisser ce dernier exprimer sa colère contre les caricatures danoises ou les propos du Pontife.

Dans les faits, on assiste à des mouvements populaires de protestation dont la caractéristique première est un débordement émotionnel absolument incontrôlé. Ces masses en ébullition donnent l’impression qu’on ne débat pas chez les musulmans et que le verbe agressif et la violence sont davantage la règle que l’exception. Il est de la responsabilité des intellectuels musulmans de ne pas jouer à ce jeu dangereux et tout à fait contre productif.

D’aucuns ont réclamé des excuses personnelles car le Pape aurait offensé les musulmans. Ce dernier s’est dit désolé mais la polémique n’a pas cessé pour autant. On peut s’étonner certes de cette obscure citation du XIVème siècle attribuée à l’Empereur Miguel II Paleologos et qui critique " l’œuvre malfaisante " du Prophète de l’islam. On peut effectivement s’interroger sur le raccourci de la réflexion sur la relation de l’islam et de la violence. On peut être surpris de cette référence au savant zahirite Ibn Hazm (respecté mais néanmoins marginal) pour questionner la relation de l’islam avec la rationalité.

Tout cela est elliptique, peu clair, trop rapide et un peu maladroit sans doute mais s’agit-il d’une insulte dont il faille s’excuser ? Est-il sage, et juste, que les musulmans s’offusquent du contenu de cette citation – parce qu’elle aurait été choisie par le Pape – et qu’ils fassent mine d’oublier que depuis cinq ans, ils sont quotidiennement questionnés sur le sens du " jihâd " et de l’usage de la violence. Le Pape Benoît XVI est à l’image de son temps et il pose aux musulmans les questions de son temps : c’est avec de la clarté et de solides arguments qu’il faut répondre en commençant, par exemple, par refuser que l’on traduise " jihâd " par " guerre sainte ". Exposer les principes de la résistance légitime et de l’éthique islamique en situation de conflit devrait être une priorité plutôt que d’encourager les peuples à protester violemment contre l’accusation d’être les fidèles d’une religion violente.

Ce qui est le plus troublant au cœur de cette crise c’est que les commentateurs en général, et les musulmans en particulier, semblent passer à côté du vrai débat qu’a engagé le Pape Benoît XVI. Dans sa leçon académique, il expose une double thèse accompagnée de deux messages. Aux rationalistes laïques, qui voudraient débarrasser les Lumières de la référence chrétienne, il rappelle que cette dernière participe de l’identité européenne et qu’il leur sera impossible de dialoguer avec les autres religions s’ils nient le socle chrétien de leur identité (qu’ils soient croyants ou non).

Puis, en parlant du lien entre la foi et la raison et en insistant sur la relation privilégiée de la tradition rationaliste grecque et de la religion chrétienne, le Pape tente de définir l’identité européenne qui serait d’abord chrétienne par la foi et grecque par la raison philosophique. L’islam, qui ne connaîtrait pas cette relation à la raison, serait en somme étranger à l’identité européenne qui s’est construite à travers cet héritage. C’est au nom de cette compréhension que le Cardinal Ratzinger avait exposé il y a quelques années son refus de l’intégration de la Turquie à l’Europe : la Turquie, musulmane, ne fut jamais et ne saurait être authentiquement de culture européenne. Elle est autre, elle est l’autre.

De façon bien plus essentielle que le propos sur le jihâd, ce sont ces messages qu’il faut entendre et auxquels il faut répondre. Le Pape Benoît XVI est un brillant théologien qui cherche à poser les principes et le cadre du débat concernant l’identité passée, présente et future de l’Europe. Il s’agit d’un Pape très européen qui appelle les peuples du continent à prendre conscience du caractère central et incontournable du christianisme s’ils tiennent à ne pas perdre leur identité. Ce message est peut-être légitime en ces temps de crise identitaire mais il est surtout troublant et potentiellement dangereux puisqu’il opère une double réduction dans l’approche historique et dans la définition de l’identité européenne.

C’est à cela que les musulmans doivent répondre d’abord en contestant cette lecture de l’histoire de la pensée européenne où le rationalisme musulman n’aurait joué aucun rôle et où on réduirait la contribution arabo-musulmane à la seule traduction des grandes œuvres grecques et romaines. La mémoire sélective qui tend à " oublier " les apports décisifs de penseurs musulmans " rationalistes " tels que al-Farâbî (Xème) Avicenne (XIème) , Averroès (XIIème), al-Ghazâlî (XIIème), Ash-Shatibî (XIIIème), Ibn Khaldun (XIVème) , etc. reconstruit une Europe qui trompe et se trompe sur son passé. A la lumière de cette nécessaire réappropriation, les musulmans devraient montrer, raisonnablement et loin de toute réaction émotive, qu’ils partagent l’essence des valeurs sur lesquelles se fondent l’Europe et l’Occident et que leur tradition a contribué à leur émergence.

L’Europe ne saurait survivre, ni l’Occident, si l’on s’évertue à vouloir se définir exclusivement et à distance de l’autre - de l’islam ou du musulman - qui nous fait peur. Peut-être que ce dont l’Europe a le plus besoin aujourd’hui n’est point un dialogue avec les autres civilisations mais un vrai dialogue avec elle-même, avec les facettes d’elle-même qu’elle s’est trop longtemps refusée à voir et qui l’empêche encore de mettre en valeur la richesse des traditions religieuses et philosophiques qui la constituent.

L’Europe doit se réconcilier avec la diversité de son passé afin de maîtriser le pluralisme impératif de son avenir. L’approche réductrice du Pape n’aide pas à la réalisation de cette réappropriation : une approche critique ne devrait point attendre de lui des excuses mais simplement, raisonnablement, lui prouver qu’il se trompe historiquement, scientifiquement et, au fond, spirituellement. Ce serait également un moyen pour les musulmans d’aujourd’hui de se réconcilier avec l’édifiante créativité des penseurs musulmans européens du passé qui non seulement étaient intégrés mais qui ont profondément contribué, nourri et enrichi de leurs réflexions critiques l’Europe comme l’Occident.

http://www.oumma.com

 

Manifeste pour un nouveau " Nous "

Appel aux occidentaux musulmans, et à leurs concitoyens

Par Tariq Ramadan

lundi 25 septembre 2006

 

Il y a de quoi être inquiet. Durant ces vingt dernières années la situation des musulmans dans les sociétés occidentales n’a globalement pas été très facile et force est de constater que cela a empiré durant ces cinq dernières années. La guerre contre le terrorisme lancée après le 11 septembre 2001, la répétition des attentats terroristes à travers le monde ajoutée aux multiples tensions dues aux divers problèmes sociaux ou à l’immigration a fini par associer l’islam et les musulmans à l’expression d’une menace pour les sociétés occidentales. La peur s’est installée avec son lot de réactions émotives et irrationnelles, parfois légitimes et compréhensibles, parfois instrumentalisée à des fins politiques ou électoralistes.

Du Canada à l’Australie, en passant par les Etats-Unis et l’Europe, il n’est point une société occidentale qui soit épargnée par les questionnements identitaires, les tensions dues à " l’intégration " et les débats concernant la place des musulmans en leur sein. Ces derniers sentent que l’atmosphère est plus lourde, que la suspicion est de plus en plus répandue et qu’ils sont l’objet de débats politiques pas toujours transparents ni très sains.

Les musulmans sont devant une alternative on ne peut plus explicite : soit ils subissent les événements et adoptent l’attitude défensive de la " victime ", " minoritaire " et " discriminée ", qui se recroqueville ou ne cesse de se justifier ; soit ils font face aux difficultés qui sont les leurs, deviennent sujets de leur Histoire, et décident de s’engager à réformer la situation. Ils peuvent certes se plaindre des traitements qu’ils subissent, critiquer le racisme et les discriminations journalières mais au bout du compte la balle est dans leur camp et rien ne changera vraiment s’ils ne décident de se prendre en main, d’être constructivement critiques, et autocritiques, et de répondre à la lente évolution de la peur par une déterminée révolution de confiance.

Face aux peurs et aux questions légitimes

Ces dernières années ont mis les populations occidentales devant des réalités et des questionnements profonds et difficiles. La présence de plus en plus visible de millions de musulmans parmi eux leur a fait réaliser que leurs sociétés avaient changé, que l’homogénéité culturelle était une donnée du passé, que la question de leur propre identité se complexifiait et que la mixité sociale était un idéal difficile à atteindre a fortiori quand les problèmes sociaux (chômage, racisme, marginalisation, etc.) se multiplient.

Cette instabilité (ajoutée à la perception de la présence d’une religion et de cultures " étrangères ") a produit des angoisses et des questions légitimes même si parfois elles s’expriment dans la confusion : les musulmans peuvent-ils vivre dans des sociétés sécularisées, leurs valeurs sont-elles compatibles avec celles de la démocratie, sont-ils prêts à vivre et à se mêler à leurs voisins non musulmans, peuvent-ils lutter contre les comportements choquants produits en leurs noms (terrorisme, violence domestique, mariages forcés,etc.), peuvent-ils sortir de leurs ghettos sociaux où se répand le chômage, l’insécurité et la marginalité ?

Face à ces questions, les musulmans doivent s’assumer et exprimer la confiance qu’ils ont en eux-mêmes, en leurs valeurs et en leur capacité de vivre et de communiquer sereinement dans les sociétés occidentales. La révolution de confiance que nous appelons de nos vœux passe d’abord par une confiance en soi et en ses convictions : il s’agit de se réapproprier son héritage et de développer à son endroit une attitude intellectuelle positive et critique. Etre capable de dire que les enseignements islamiques appellent essentiellement à la spiritualité, à l’introspection et à la réforme de soi.

Affirmer avec force que les musulmans sont tenus par le respect des législations des pays dans lesquels ils vivent et auxquels ils se doivent d’être loyaux : des millions de musulmans prouvent tous les jours que " l’intégration religieuse " est acquise, qu’ils sont chez eux dans les pays occidentaux dont ils ont fait leur le goût, la culture, la psychologie et les espérances.

Face aux peurs légitimes, les occidentaux musulmans ne peuvent pas se contenter de minimiser, voire d’éviter les questions. Il est urgent qu’ils élaborent un discours critique qui refuse la position victimaire et qui dénonce les lectures radicales, littéralistes et/ou culturelles des textes religieux. Au nom même des principes de l’islam, ils doivent s’opposer à l’instrumentalisation de leur religion pour justifier par exemple le terrorisme, la violence domestique ou les mariages forcés.

L’avenir de la communauté spirituelle musulmane exigera forcément des institutions de formations religieuses (études islamiques, islamologie, formation d’imams, etc.) établies en Occident et qui puissent répondre aux attentes des citoyens occidentaux. Avec la même attitude critique, il est important qu’ils ne cautionnent pas la confusion ambiante dans les débats de société : les problèmes sociaux, le chômage, la marginalisation et l’immigration ne sont pas des " problèmes religieux " et n’ont rien à voir avec l’islam. Il est impératif de refuser l’ " islamisation des questions éducatives et socio-économiques " : ces dernières exigent des solutions politiques et non religieuses.

L’un des moyens de répondre aux peurs légitimes consiste à déconstruire les problématiques sans déconnecter les différents aspects qui les composent. " Déconstruire sans déconnecter ", cela signifie de s’imposer d’abord de distinguer le fait strictement religieux des problèmes scolaires, sociaux ou liés aux migrations puis d’analyser ensuite comment s’établissent les relations de cause à effet sur le terrain sociopolitique.

Les citoyens de confession musulmane doivent participer à une meilleure reformulation des questions politiques du jour. Ainsi, le chômage, l’échec scolaire et la délinquance n’ont, comme nous l’avons dit, rien à voir avec l’islam, mais il importe de comprendre quelles sont les causes qui expliquent que ce sont les citoyens et résidents musulmans qui sont les plus frappés par ces réalités. Comment proposer de nouvelles politiques sociales et urbaines qui réformeraient cet état de fait et permettraient la lutte contre la ségrégation, et l’auto-ségrégation, et entraîneraient plus de justice et de mixité sociales ?

La peur instrumentalisée

Le discours qui, hier, était l’apanage des partis d’extrêmes droites tend malheureusement à se normaliser au sein des partis traditionnels. De plus en plus de leaders jouent la carte de la peur pour mobiliser les électeurs et promouvoir des politiques de plus en plus dures sur le plan de la gestion des problèmes sociaux, de la sécurité ou de l’immigration.

En panne d’idées politiques novatrices et créatrices pour promouvoir le pluralisme culturel ou lutter contre le chômage et les ghettos sociaux, ils se contentent d’une rhétorique dangereuse sur la protection de " l’identité " et l’homogénéité culturelles, la défense " des valeurs occidentales " et l’imposition d’un cadre strict " pour les étrangers " avec, bien sûr, l’appareil des lois sécuritaires pour lutter contre le terrorisme.

Ces discours politiques jouent sur les angoisses, entretiennent la confusion des domaines et promeuvent une approche binaire des questions sociopolitiques. Ce qui implicitement ressort des termes des débats revient à distinguer deux entités : " Nous, les Occidentaux " et " Eux, les musulmans. ", même quand les citoyens sont musulmans et tout à fait occidentaux.

Le retour permanent des mêmes questions dans les débats politiques nationaux (violence, femmes, intégration, etc.) n’est pas innocent et la question de " l’islam " est souvent devenue la balle de ping-pong avec laquelle les partis jouent pour tenter de mettre à mal leurs adversaires politiques et attirer à eux des électeurs.

Des propos racistes et xénophobes se généralisent, on relit le passé en niant à l’islam la moindre participation à la formation de l’identité occidentale désormais purement " gréco-romaine " et " judéo-chrétienne ", on fait passer des examens aux frontières qui testent arbitrairement la " flexibilité morale " des immigrés et les lois sécuritaires s’imposent naturellement en ces temps de peurs et d’instabilité. Sans oublier les discours et les politiques intransigeants qui finissent par criminaliser les immigrants et les demandeurs d’asile.

Face à ces instrumentalisations, et parfois les manipulations qui en découlent, les citoyens de confession musulmane doivent faire exactement le contraire de ce qui pourrait être la réaction naturelle : plutôt que de se retirer du débat public et de s’isoler, ils doivent se faire entendre, sortir de leurs ghettos religieux, sociaux, culturels ou politiques et aller à la rencontre de leur concitoyens.

Le discours de ceux qui instrumentalisent la peur a pour objectif de produire ce qu’ils disent combattre : en accusant en permanence les musulmans de ne pas être intégrés, de s’isoler, d’établir des barrières entre " eux " et " nous " et de s’enfermer dans leur appartenance religieuse considérée comme exclusive, les intellectuels qui mettent en garde contre la " naïveté " des politiciens, " le danger de l’islam " ou de " l’échec " de la société plurielle ou du multiculturalisme sèment la suspicion, créent les fractures et cherchent en fait à isoler les musulmans.

Les citoyens doivent établir une critique rigoureuse de ces discours alarmistes qui cachent mal l’idéologie qu’ils promeuvent : c’est au nom des valeurs des sociétés occidentales elles-mêmes qu’il faut combattre la diffusion d’un discours qui normalise un racisme ordinaire, des traitements discriminatoires et la stigmatisation d’une partie de la population. La vraie loyauté citoyenne est une loyauté critique : il s’agit de refuser d’avoir à systématiquement prouver son appartenance à la société et, en connaissant ses responsabilités, de revendiquer ses droits et d’établir une critique de fond des politiques gouvernementales quand celles-ci trahissent les idéaux des sociétés démocratiques.

Un nouveau " Nous "

S’il est une contribution que les occidentaux musulmans peuvent apporter à leur société respective, c’est bien celle de la réconciliation. Confiants en leurs convictions, porteurs d’un discours critique franc et rigoureux et armés d’une meilleure connaissance des sociétés occidentales, de leurs valeurs, de leur histoire et de leurs aspirations, ils sont à même de s’engager avec leurs concitoyens à réconcilier ces sociétés avec leurs propres idéaux.

Ce qui compte aujourd’hui, ce n’est point de comparer les modèles de société ou les expériences en entrant dans un débat stérile sur le meilleur des modèles occidentaux (comme on a pu le voir entre les Etats-Unis, le Canada, la France et la Grande Bretagne) mais plus simplement, et de façon plus exigeante et plus stricte, d’évaluer chaque société en comparant les idéaux affirmés et revendiqués par ses intellectuels et ses politiciens et les pratiques concrètes sur le terrain social, les droits humains et l’égalité des traitements (entre les femmes et les hommes, les différentes origines, la couleur de peau, etc.)

Il faut soumettre nos sociétés à l’épreuve de la critique constructive qui compare les discours et les actes : cette saine attitude autocritique que les musulmans doivent manifester à l’égard de leur communauté, tous les citoyens doivent la produire vis-à-vis de leur société.

Nos sociétés ont besoin de l’émergence d’un nouveau " Nous ". Un " Nous " qui réunit des femmes et des hommes, des citoyens de toute religion ou sans religion, et qui s’engagent ensemble contre les contradictions de leur société, le droit au travail, à l’habitat, au respect, contre le racisme et les discriminations de toutes sortes ou les atteintes à la dignité humaine. " Nous " représente désormais ce rassemblement et cette dynamique de citoyens, confiants en leurs valeurs, défenseurs du pluralisme de leur commune société, respectueux des identités plurielles et qui désirent, ensemble, se battre au nom de leurs idéaux partagés au cœur de leur société. Citoyens, intégrés, loyaux et critiques, ils s’engagent ensemble dans cette révolution de confiance pour résister à l’évolution de la peur : face à l’émotion et aux réactions épidermiques, voire hystériques, s’imposent la rationalité, le dialogue exigeant, l’écoute et l’approche raisonnable des questions sociales complexes et difficiles.

Local, National

C’est d’abord au niveau local que se joue l’avenir pluriel des sociétés occidentales. Il est urgent de mettre en branle des mouvements nationaux d’initiatives locales où des femmes et des hommes de différentes religions, cultures et sensibilités créent des espaces de connaissance mutuelle, d’engagement en commun : des espaces de confiance. Ce sont les projets communs qui doivent désormais les réunir et donner naissance pratiquement à ce nouveau " Nous " citoyens. Certes les dialogues " interculturels " ou " interreligieux " sont importants et nécessaires mais ils ne pourront être aussi efficaces que l’engagement commun sur tous les dossiers prioritaires : l’éducation, les fractures sociales, l’insécurité, les racismes, les discriminations, etc.

C’est ensemble qu’ils doivent questionner les programmes d’enseignement et proposer des approches plus inclusives des mémoires qui constituent les sociétés occidentales contemporaines. Ces dernières ont changé et l’enseignement de l’Histoire doit intégrer la multiplicité des mémoires et, notamment, les périodes les plus sombres de ladite Histoire (et dont les nouveaux citoyens d’Occident ont parfois été les premières victimes) : avec les Lumières, les progrès scientifiques et les acquis technologiques, il faut enseigner quelque chose de l’esclavage, de la colonisation, du racisme, des génocides, etc.

Objectivement, sans arrogance ni perpétuelle culpabilisation. Sous peine de provoquer une compétition des mémoires victimaires blessées, il faut officialiser l’enseignement d’une Histoire plus objective des mémoires qui participent de la collectivité actuelle. Sur le plan social, il faut s’engager à penser une plus grande mixité dans les écoles et dans les villes : des politiques sociales et urbaines plus courageuses et plus créatives sont nécessaires mais les citoyens peuvent déjà lancer des initiatives qui imposent la rencontre dans et par les projets de démocratie participative locale. Les autorités nationales doivent accompagner, faciliter et encourager ces dynamiques locales.

Les sociétés occidentales ne gagneront pas la lutte contre l’insécurité sociale, la violence et la drogue par les seules politiques sécuritaires. Des institutions sociales, l’éducation civique, la création d’emplois locaux et des politiques de confiance sont impératives aux niveaux des villes. Les autorités politiques locales peuvent faire énormément pour transformer les atmosphères de suspicion qui règnent et les citoyens, dont les musulmans, doivent désormais ne point hésiter à frapper leur porte et à leur rappeler qu’en démocratie c’est l’élu qui est au service de l’électeur et non le contraire.

Il est urgent de s’engager dans les affaires nationales et de ne pas se laisser emporter par la passion de la scène internationale. Il demeure néanmoins évident qu’un discours critique sur la gestion de l’immigration s’impose en Occident : on ne peut piller le Tiers-monde de ses richesses et criminaliser celles et ceux qui fuient la pauvreté ou les régimes dictatoriaux. C’est injuste et inhumain : c’est intolérable.

Etre et demeurer la voix des sans voix, de l’Irak, de la Palestine, du Tibet ou de Tchétchénie ou encore des femmes maltraitées et des victimes, notamment africaines, du Sida (alors que les médicaments sont disponibles), c’est aussi faire preuve de " réconciliation " au nom des idéaux occidentaux de dignité, de droits humains et de justice trop souvent bafoués sur l’autel des calculs politiciens et des intérêts géostratégiques. Au temps de la mondialisation, c’est la confiance mutuelle au niveau local et l’esprit critique global qui ouvrent la voie à la réconciliation entre les civilisations.

Une révolution de confiance, une loyauté critique, la naissance d’un nouveau " Nous " porté par des mouvements nationaux d’initiatives locales, tels sont les contours d’un engagement responsable de tous les citoyens dans les sociétés occidentales. Parce qu’ils revendiquent les bienfaits d’une éthique citoyenne responsable, parce qu’ils veulent à tout prix promouvoir la richesse culturelle de l’Occident et parce qu’ils savent que sa survie sera au prix d’une nouvelle créativité politique. Les citoyens doivent travailler sur le temps long, au-delà des échéances électorales qui paralysent les politiciens et empêchent l’élaboration de politiques innovantes et courageuses. Lorsque l’élu est dans l’impasse, lorsqu’il n’a plus les moyens de ses idées ; c’est à l’électeur, au citoyen, de revendiquer et de s’approprier les moyens de ses idéaux.

Une version courte de l’article a été publiée dans le Monde du 21 septembre.

 

 

Le magistère de la peur   par Noël Bouttier

En avril 2005, lors de l’élection de Josef Ratzinger, certains commentateurs nous expliquaient que le conservateur doctrinaire qu’il avait été pendant un quart de siècle à la curie pouvait changer et devenir un pape d’ouverture. Certains osaient le parallèle avec Jean XXIII, élu en conservateur et mort en réformateur de l’Église. Nous ne cachions pas notre scepticisme devant la possibilité de cette conversion, même si nous écrivions « espère[r] [nous] tromper et écrire dans quelque temps que ce pape aura fait mentir tous nos sombres pronostics en ouvrant grand les portes de l’Église universelle. » (1)

Le miracle n’a pas eu lieu : Benoît XVI est à peu de choses près ce que fut Josef Ratzinger, un catholique de la vieille Europe, désorienté par les bouleversements du monde : sécularisation, pluralisme religieux, nouvelles quêtes spirituelles... S’ajoute à cela une méfiance – ou une méconnaissance – de l’islam. Il se pourrait même que sa proximité de Bavarois avec l’ex-empire austro-hongrois l’ait vacciné contre « l’impérialisme » ottoman (2). Le Français Dominique Mamberti, qui vient d’être nommé « ministre des Affaires étrangères » du Vatican, doté, dit-on, d’une solide expérience du monde musulman, a du pain sur la planche…
D’autre part, ce pape débutant manque singulièrement de sens politique. Pouvait-il ignorer que la phrase attribuée à l’empereur byzantin Manuel II choquerait nombre de musulmans qui subissent depuis cinq ans la croisade contre l’Axe du mal du « chrétien » George Bush ? Comment ne pas intégrer la mondialisation de l’image, cette formidable caisse de résonance – et de déformation ? En restant dans la posture du professeur de théologie, Benoît XVI a joué avec le feu. Le voici endossant, malgré lui, des habits islamophobes, pas simplement aux yeux des courants fondamentalistes de l’islam qui n’ont pas manqué d’exploiter l’incident. Le très modéré Mohammed VI, « Commandeur des croyants » au Maroc, n’a pas hésité à rappeler son ambassadeur au Vatican…

Cette affaire est d’autant plus fâcheuse que Jean Paul II avait forcé le respect de nombre de musulmans. Il s’était notamment opposé à la stratégie « civilisation contre civilisation » développée par Bush fils lors de la seconde guerre dans le Golfe. En prenant la tête du front de la paix, il était apparu comme une conscience morale dont l’audience dépassait les cercles catholiques. Aujourd’hui, le pape semble s’adresser en priorité à son pré carré européen, scrutant avec angoisse les frontières de la chrétienté. Voilà pourquoi il s’oppose, comme une bonne partie de la droite européenne, à l’arrivée de la Turquie musulmane – et laïque – dans l’Union européenne. Voilà pourquoi il reste ambigu sur l’amalgame « islam = violence ». Les courants les plus conservateurs se trouvent rassérénés par ce pape, présenté comme un briseur de tabous. « S’excuser d’une dissertation abaisserait non seulement l’Église catholique romaine, mais ne ferait que reculer une confrontation désormais inévitable [avec les valeurs de l’islam] », explique ainsi le directeur du très droitier institut Hayek (3). Benoît XVI deviendra-t-il le cheval de Troie des courants bushiens qui rêvent d’exporter la révolution conservatrice américaine ?

Disons-le franchement. Après la réintégration scandaleuse des prêtres intégristes qui crée une situation pénible, notamment à Bordeaux, la déclaration du pape à Ratisbonne aggrave l’image, souvent négative, de l’Église. Avec le début du ramadan, le 23 ou 24 septembre, les chrétiens de base ont l’occasion de montrer qu’ils voient l’islam autrement que Manuel II. Ils pourraient ainsi aider le vieux pape à sortir des sentiers battus. À condition, simplement, que Benoît XVI s’intéresse à ceux qui tentent d’ouvrir des chemins d’avenir…

1. Éditorial du n°3153 « Il faut restaurer… l’Espérance ».
2. Anecdote révélatrice : dans l’avion qui le ramenait à Rome, il aurait parlé de son prochain voyage à… Constantinople et non à Istanbul.
3. Point de vue dans Le Figaro du 18 septembre.

 

22/09/2006 8.51.49



Texte intégral du discours de Benoît XVI à Ratisbonne






(RV- Dimanche 17 septembre 2006) Texte intégral des « souvenirs et réflexions » partagés par Benoît XVI dans son discours à l’Université de Ratisbonne, face aux représentants de la science : (Source La Croix)
«C’est pour moi un moment émouvant de me retrouver une fois encore à l’université et de pouvoir y tenir une fois encore une conférence. Mes pensées se retournent de même vers les belles années au cours desquelles, après une belle période à l’Institut supérieur de Freising, j’ai commencé mon activité académique comme enseignant à l’université de Bonn. C’était encore le temps – 1959 – de l’ancienne université. Pour les différentes chaires il n’y avait ni assistants, ni secrétaires, mais en revanche des rencontres directes avec les étudiants et avant tout des professeurs entre eux. Dans les salles des enseignants, on se rencontrait avant et après les cours. Les contacts avec les historiens, les philosophes, les philologues, et naturellement aussi entre les deux facultés de théologie étaient très vivants.

Chaque semestre avait lieu ce qu’on appelait un ‘Dies academicus’, au cours duquel les professeurs de toutes les facultés se présentaient devant les étudiants de l’ensemble de l’université : ainsi devenait possible une réelle expérience de l’Universitas. A travers toutes les spécialisations, qui nous laissent parfois muets les uns envers les autres, nous faisions l’expérience de former cependant un tout, et qu’en tout nous travaillions avec la même raison dans toutes ses dimensions, avec le sentiment que nous avions à assumer une responsabilité commune dans l’usage correcte de la raison – voilà ce que l’on pouvait vivre.

L’université était très fière de ses deux facultés de théologie. Il était clair qu’elles aussi, dans la mesure où elles s’interrogent sur la raison de la foi, accomplissent un travail qui appartient nécessairement au tout de l’‘Universitas scientiarum’, même si tous ne pouvaient pas partager la foi dont les théologiens s’efforcent de montrer qu’elle s’ordonne à la raison commune. Ce lien interne avec le cosmos de la raison ne fut pas dérangé le jour où l’on entendit un de nos collègues déclarer que dans notre université existait une chose remarquable : deux facultés qui s’occupent de quelque chose qui n’existe même pas – de Dieu. Qu’à l’encontre d’un scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire et raisonnable de s’interroger sur Dieu avec la raison, cela restait indiscutable dans l’ensemble de l’université.

Tout cela m’est revenu à l’esprit lorsque récemment j’ai lu une partie du dialogue publié par le professeur Khoury (de Münster) entre l’empereur byzantin lettré Manuel II Paléologue et un savant persan dans le camp d’hiver d’Ankara en 1391, sur le christianisme et l’islam, et sur leur vérité respective. L’empereur a sans doute mis par écrit le dialogue pendant le siège de Constantinople entre 1394 et 1402. On peut comprendre ainsi que ses propres exposés soient restitués de façon bien plus explicite que les réponses du lettré persan. Le dialogue s’étend à tout le domaine de ce qui est écrit dans la Bible et dans le Coran au sujet de la foi ; il s’intéresse en particulier à l’image de Dieu et de l’homme, mais aussi au rapport nécessaire entre les « trois Lois » : Ancien Testament – Nouveau Testament – Coran. Dans mon exposé, je ne voudrais traiter que d’un seul aspect – au demeurant marginal dans la rédaction du dialogue –, un aspect en lien avec le thème foi et raison qui m’a fasciné et me sert d’introduction à mes réflexions sur ce thème.

Dans le 7e dialogue édité par le professeur Khoury (‘dialexis’, «controverse»), l’empereur en arrive parler du thème du ‘djihâd’ (guerre sainte). L’empereur savait certainement que dans la sourate 2, 256, il est écrit : «Pas de contrainte en matière de foi» – c’est l’une des sourates primitives datant de l’époque où Mohammed lui-même était privé de pouvoir et se trouvait menacé.

Mais l’empereur connaissait naturellement aussi les dispositions inscrites dans le Coran – d’une époque plus tardive – au sujet de la guerre sainte. Sans s’arrêter aux particularités, comme la différence de traitement entre « gens du Livre » et « incroyants », il s’adresse à son interlocuteur d’une manière étonnamment abrupte au sujet de la question centrale du rapport entre religion et contrainte. Il déclare : « Montre-moi donc ce que Mohammed a apporté de neuf, et alors tu ne trouveras sans doute rien que de mauvais et d’inhumain, par exemple le fait qu’il a prescrit que la foi qu’il prêchait, il fallait la répandre par le glaive. »

L’empereur intervient alors pour justifier pourquoi il est absurde de répandre la foi par la contrainte. Celle-ci est en contradiction avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. « Dieu ne prend pas plaisir au sang, et ne pas agir raisonnablement (‘sunlogô’) est contraire à la nature de Dieu. La foi est un fruit de l’âme, non du corps. Donc si l’on veut amener quelqu’un à la foi, on doit user de la faculté de bien parler et de penser correctement, non de la contrainte et de la menace. Pour convaincre une âme raisonnable, on n’a besoin ni de son bras, ni d’un fouet pour frapper, ni d’aucun autre moyen avec lequel menacer quelqu’un de mort.»

La principale phrase dans cette argumentation contre la conversion par contrainte s’énonce donc ainsi : Ne pas agir selon la raison contredit la nature de Dieu. Le professeur Théodore Khoury, commente ainsi : pour l’empereur, «un Byzantin, nourri de la philosophie grecque, ce principe est évident. Pour la doctrine musulmane , Dieu est absolument transcendant, sa volonté n’est liée par aucune de nos catégories, fût-elle celle du raisonnable». Khoury cite à l’appui une étude du célèbre islamologue français R. Arnaldez, affirmant qu’«Ibn Hasm ira jusqu’à soutenir que Dieu n’est pas tenu par sa propre parole, et que rien ne l’oblige à nous révéler la vérité : s’Il le voulait, l’homme devrait être idolâtre» (1).

Ici s’effectue une bifurcation dans la compréhension de Dieu et dans la réalisation de la religion, qui nous interpelle directement aujourd’hui. Est-ce seulement grec, de penser qu’agir contre la raison est en contradiction avec la nature de Dieu, ou est-ce une vérité de toujours et en soi ? Je pense qu’en cet endroit devient visible l’accord profond entre ce qui est grec, au meilleur sens du terme, et la foi en Dieu fondée sur la Bible.

En référence au premier verset de la Genèse, Jean a ouvert le prologue de son Évangile avec la parole : ‘Au commencement était le Logos.’ C’est exactement le terme qu’emploie l’empereur : Dieu agit avec logos. Logos désigne à la fois la raison et la Parole – une raison qui est créatrice et peut se donner en participation, mais précisément comme raison. Jean nous a ainsi fait don de la parole ultime du concept biblique de Dieu, parole dans laquelle aboutissent tous les chemins, souvent difficiles et tortueux, de la foi biblique, et trouvent leur synthèse. Au commencement était le Logos, et le Logos est Dieu, nous dit l’évangéliste. La rencontre du message biblique et de la pensée grecque n’est pas un hasard. La vision de saint Paul à qui se fermèrent les chemins vers l’Asie et qui vit en songe au cours de la nuit un Macédonien et l’entendit l’appeler : ‘Viens à notre aide’ (Actes 16, 6-10) – cette vision peut être interprétée comme un condensé de la nécessaire rencontre interne entre foi biblique et questions grecques.

Cette rencontre était depuis longtemps en marche. Déjà le nom de Dieu très mystérieux émanant du buisson ardent, qui sépare ce Dieu de tous les dieux aux noms multiples et le nomme simplement l’Être, est une contestation du mythe, qui n’est pas sans analogie interne avec la tentative de Socrate de dépasser et de surmonter le mythe. Le processus commencé au buisson ardent parvient à une nouvelle maturité à l’intérieur de l’Ancien Testament durant l’Exil, où le Dieu d’Israël, alors privé de pays et de culte, se proclame comme le Dieu du ciel et de la terre et se présente avec une simple formule, dans la continuation de la parole du buisson ardent « Je le suis ». Avec cette nouvelle confession de Dieu s’opère de proche en proche une clarification qui s’exprime efficacement dans le mépris des idoles, lesquelles ne sont que des ouvrages fabriqués par les hommes (cf. Ps 115).

C’est ainsi que la foi biblique à l’époque helléniste, s’étant opposée avec une extrême vigueur aux autorités hellénistes qui voulaient faire adopter par la contrainte les manières de vivre des Grecs et le culte de leurs divinités, alla de l’intérieur à la rencontre de la pensée grecque en ce qu’elle avait de meilleur pour un apaisement réciproque, telle qu’elle s’est en particulier réalisée plus tard dans la littérature sapientielle. Aujourd’hui, nous savons que la traduction de l’Ancien Testament de l’hébreu en grec réalisée à Alexandrie – la Septante – est plus qu’une simple traduction du texte hébreu (appréciée peut-être de façon pas très positive) ; à vrai dire, il s’agit d’un témoin textuel indépendant et d’un pas spécifique important de l’histoire de la Révélation, par lequel s’est réalisée cette rencontre d’une manière qui acquit une signification décisive pour la naissance et l’expansion du christianisme. En profondeur, il y va, dans la rencontre entre foi et raison, des lumières et de la religion authentiques. A partir de l’essence de la foi chrétienne et en même temps à partir de l’essence de l’hellénisme, qui s’était fondu avec la foi, Manuel II a pu effectivement déclarer : Ne pas agir « avec le Logos » est en contradiction avec la nature de Dieu.

La probité exige qu’on doive considérer ici que, au cours du Moyen Âge tardif, se sont développées en théologie des tendances qui ont fait éclater cette synthèse entre le grec et le chrétien. Contre le soi-disant intellectualisme augustinien et thomiste commence, avec Duns Scot, une position du volontarisme qui conduisit finalement à dire que nous ne connaissons de Dieu que sa ‘voluntas ordinata’. Au-delà, il y a la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait également pu faire le contraire de tout ce qu’il a fait. Ici se dessinent des positions qui peuvent être rapprochées totalement de celles d’Ibn Hazm et qui peuvent tendre vers l’image d’un Dieu arbitraire, qui n’est pas tenu par la vérité et le bien. La transcendance et l’altérité de Dieu sont placées si haut que notre raison, notre sens du vrai et du bien ne sont plus de réels miroirs de Dieu, dont les possibilités mystérieuses, derrière ses décisions effectives, nous restent éternellement inaccessibles et cachées.

A l’encontre de cette position, la foi chrétienne a toujours affirmé fermement qu’entre Dieu et nous, entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une réelle analogie, dans laquelle les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que les similitudes, mais cela ne supprime pas l’analogie et son langage (cf. concile Latran IV). Dieu ne devient pas plus divin si nous l’éloignons dans un volontarisme pur et incompréhensible, mais le véritable Dieu est le Dieu qui s’est manifesté dans le Logos, et qui a agi et qui agit par amour envers nous. Certes, l’amour « surpasse » la connaissance et demande en conséquence de prendre en considération plus que la simple pensée (cf. Eph 3, 19), mais il reste néanmoins amour du Dieu-Logos ; c’est pourquoi le culte de Dieu chrétien est ‘logiké latreia’ – culte de Dieu en accord avec la Parole éternelle et avec notre raison (cf Rm 12, 1).

La rencontre intime qui s’est réalisée entre la foi biblique et les interrogations de la philosophie grecque n’est pas seulement un événement concernant l’histoire des religions, mais un événement décisif pour l’histoire mondiale qui nous concerne aussi aujourd’hui. Quand on considère cette rencontre, on ne s’étonne pas que le christianisme, bien qu’il soit né et ait connu un développement important en Orient, ait finalement trouvé son véritable impact grec en Europe. Nous pouvons aussi dire, à l’inverse : cette rencontre, à laquelle s’est ensuite ajouté l’héritage de Rome, a fait l’Europe et reste au fondement ce qu’on peut appeler à juste titre l’Europe.

 Cette thèse – que l’héritage grec critiquement purifié appartient à la foi chrétienne – fait face à l’exigence d’une déshellénisation qui domine de façon croissante le débat théologique depuis le début de l’époque moderne. Si l’on y regarde de plus près, on peut observer que ce programme de déshellénisation a connu trois vagues, sans doute liées, mais pourtant différentes les unes des autres dans leur fondement et dans leurs buts.

La déshellénisation apparaît d’abord en lien avec les fondements de la Réforme du XVIe siècle. Les réformés se sont situés face à la tradition scolastique de la théologie, qui avait totalement systématisée la foi sous la détermination de la philosophie, pour ainsi dire une détermination étrangère de la foi par une pensée qui n’émane pas d’elle. La foi n’apparaissait plus comme Parole vivante et historique, mais comme domiciliée dans un système philosophique. La ‘scriptura sola’ recherche, à l’inverse, la forme originaire de la foi telle qu’elle est donnée originairement dans la Parole biblique. La métaphysique apparaît comme une assertion qui provient d’ailleurs et dont il faut libérer la foi, en sorte qu’elle soit de nouveau totalement elle-même. Avec une radicalité que ne pouvaient pas prévoir les réformés, Kant a fonctionné à partir de ce programme, quand il disait qu’il a dû écarter la pensée pour faire place à la foi. En cela, il a ancré la foi exclusivement dans la raison pratique et lui a dénié l’accès à la totalité de la réalité.

La théologie libérale des XIXe et XXe siècles apporta une deuxième vague dans le programme de déshellénisation, dont Adolf von Harnack est le plus éminent représentant. Au temps de mes études comme dans les premières années de mon activité académique, ce programme était aussi fortement à l’œuvre dans la théologie catholique. La distinction que faisait Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, servait de point de départ. Dans ma leçon inaugurale à Bonn en 1959, j’ai essayé de m’en expliquer.

Je ne voudrais pas reprendre tout cela à nouveau ici. Mais je voudrais du moins essayer brièvement de faire ressortir la différence entre cette nouvelle et deuxième déshéllénisation et la première. Comme pensée centrale apparaît, chez Harnack, le retour à Jésus simple homme et à son simple message, antérieurs à toutes les théologisations et aussi à l’hellénisation : ce simple message représente le vrai sommet du développement religieux de l’humanité. Jésus a congédié le culte pour la morale. Il est finalement présenté comme le père d’un message moral plein d’amitié pour les hommes. L’enjeu fondamental, c’est d’accorder de nouveau le christianisme avec la raison moderne, justement en le libérant des éléments apparemment philosophiques et théologiques, comme la foi en la divinité du Christ ou au Dieu trinitaire.

Dans la mesure où elle s’aligne ainsi sur une explication historico-critique du Nouveau Testament, la théologie a de nouveau droit de cité dans le cosmos de l’université : la théologie est, pour Harnack, essentiellement historique et ainsi rigoureusement scientifique. Ce qu’elle découvre sur le chemin de la critique de Jésus est pour ainsi dire l’expression de la raison pratique et par là elle a aussi sa place dans l’ensemble universitaire. A l’arrière-plan, on perçoit l’auto-limitation moderne de la raison, telle qu’elle a trouvé son expression classique dans les Critiques de Kant, mais telle aussi qu’entre temps elle a été radicalisée encore par la pensée scientifique.

Cette conception moderne de la raison repose sur la synthèse, confirmée par le succès technique, entre le platonisme (cartésianisme) et l’empirisme, pour le dire brièvement. D’un côté, on présuppose la structure mathématique de la matière, à savoir sa rationalité interne, qui rend possible de la comprendre et de l’utiliser comme force effective : ce présupposé fondamental est pour ainsi dire l’élément platonicien de la compréhension de la nature. De l’autre côté, il y va de la fonctionnalité de la nature pour nos intérêts, sur quoi seule la possibilité de la vérification ou de la falsification par l’expérience livre la certitude. Le poids entre les deux pôles peut être placé davantage sur l’un ou sur l’autre côté. Un penseur positiviste aussi rigoureux que J. Monod s’est décrit comme un platonicien convaincu, c’est-à-dire un cartésien.

Cela entraîne pour notre question deux orientations fondamentales. Seule la forme de certitude qui se donne dans le jeu concerté des mathématiques et de l’expérience autorise à parler de scientificité. Tout ce qui prétend être science doit se soumettre à ce critère. Aussi, les sciences qui se rapportent aux réalités humaines – telles que l’histoire, la psychologie, la sociologie, la philosophie – essaient de s’adapter à ce canon de la scientificité. Il est important encore, pour nos réflexions, que la méthode en tant que telle exclut la question de Dieu et la fait apparaître comme non-scientifique ou préscientifique. Mais par là, nous nous trouvons devant un rétrécissement du rayon de la science et de la raison qui doit être mis en question .

Nous allons y revenir. Il faut d’abord constater qu’essayer de faire de ce point de vue une théologie « scientifique », le christianisme n’est plus qu’un fragment misérable. Mais nous devons dire plus : l’homme lui-même en cela est diminué. Car les questions humaines spécifiques : d’où venons-nous et où allons-nous, les questions de la religion et de la morale, ne peuvent pas trouver une place dans la raison communément définie par la « science » et doivent être transférées dans la subjectivité. La subjectivité décide à partir de ses expériences ce qui lui paraît supportable d’un point de vue religieux, et la « conscience » subjective devient finalement l’unique instance éthique.

Mais de cette manière, morale et religion perdent leur capacité de formation collective et relèvent de l’arbitraire. Cette situation est dangereuse pour l’humanité : nous le constatons en voyant les pathologies de la religion et de la raison, qui doivent nécessairement se manifester là où la raison est si réduite que les questions de la religion et de la morale ne relèvent plus de son domaine. Ce qui, dans les essais éthiques, provient des règles de l’évolution ou de la psychologie et de la sociologie est tout simplement insuffisant.

Avant d’en arriver aux conséquences ultimes auxquelles je tends en tout cela, je dois brièvement signaler la troisième déshellénisation, qui a lieu actuellement. Au regard de la rencontre avec la multiplicité des cultures, on dit volontiers aujourd’hui que la synthèse avec la culture de la Grèce a été une première inculturation, réalisée dans l’Eglise antique, qu’on ne devrait pas imposer aux autres cultures. Ce serait leur droit de contourner cette inculturation pour revenir au simple message du Nouveau Testament, afin de l’inculturer à nouveau dans leurs espaces. Cette thèse n’est pas simplement fausse, elle est exagérée et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en grec et porte en lui-même la rencontre avec l’esprit grec qui avait mûri auparavant dans la formation de l’Ancien Testament. Bien sûr, il y a des couches dans le devenir de l’Eglise antique qui ne doivent pas entrer dans toutes les cultures. Mais les choix fondamentaux, qui concernent le lien de la foi avec la quête de la raison humaine, appartiennent à cette foi elle-même et sont adaptés à son développement.

J’en viens à ma conclusion. L’essai d’autocritique de la raison esquissé ici à gros traits n’implique pas du tout la conception selon laquelle il faudrait revenir en deçà de l’‘Aufklärung’ et congédier les vues de la modernité. La grandeur du développement moderne de l’esprit est reconnue sans restriction : nous sommes tous reconnaissants pour les grandes possibilités qu’elle a ouvertes à l’homme et pour les progrès de l’humanité qui nous sont offerts. L’éthique de la scientificité est en outre volonté d’obéissance envers la vérité et, par suite, expression d’une attitude fondamentale qui appartient aux choix fondamentaux du christianisme.

Il s’agit non d’un retrait, ni d’une critique négative, mais d’un élargissement de notre concept et de notre usage de la raison. Car avec toute la joie que nous éprouvons à la vue des nouvelles possibilités de l’homme, nous voyons aussi les dangers qui croissent avec ces possibilités et nous devons nous demander comment en devenir maîtres. Nous le pouvons seulement si raison et foi s’unissent d’une manière nouvelle ; si nous surmontons l’auto-limitation de la raison à ce qui est falsifiable dans l’expérience, et si nous ouvrons de nouveau à la raison toute sa largeur. En ce sens, la théologie appartient à l’Université non seulement comme discipline relevant de l’histoire et des sciences humaines, mais comme spécifiquement théologie, comme question sur la raison de la foi et à son large dialogue avec les sciences.

Ainsi seulement nous devenons capables d’un authentique dialogue entre cultures et religions, dont nous avons impérativement besoin. Dans le monde occidental domine largement l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de la philosophie qui en dépendent sont universelles. Mais précisément, cette exclusion du divin hors de l’universalité de la raison est perçue, par les cultures profondément religieuses du monde, comme un mépris de leurs convictions les plus intimes. Une raison qui est sourde au divin et repousse les religions dans le domaine des sous-cultures est inapte au dialogue des cultures.

En outre, comme j’ai essayé de le montrer, la raison scientifique, avec son élément platonicien, porte en elle-même une question qui tend au-delà d’elle et des possibilités de sa méthode. Elle doit tout simplement accepter comme un donné la structure rationnelle de la matière, tout comme la correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles qui règnent dans la nature, un donné sur lequel est fondé sa méthode. Mais la question ‘pourquoi il en est ainsi’ demeure, et doit être transmise par les sciences de la nature à d’autres niveaux et à d’autres manières de penser – à la philosophie et à la théologie.

Pour la philosophie et d’une autre manière pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et intuitions des traditions religieuses de l’humanité, en particulier de la foi chrétienne, est une source de connaissance, contre laquelle on ne se protègerait qu’en restreignant de façon inadmissible notre capacité d’écouter et de trouver des réponses. Il me vient ici à l’esprit un mot de Socrate à Phédon. Les discours précédents ayant évoqué beaucoup d’opinions philosophiques fausses, Socrate déclare : « On comprendrait aisément que quelqu’un, devant tant de faussetés, passât le restant de sa vie à haïr et à mépriser tous les discours sur l’être. » Mais de cette manière, il perdrait la vérité de l’être et s’attirerait un très grand dommage.

L’Occident est menacé depuis longtemps par le rejet des questions fondamentales de la raison et ne peut en cela que courir un grand danger. Le courage pour l’élargissement de la raison, non la dénégation de sa grandeur – tel est le programme qu’une théologie responsable de la foi biblique doit assumer dans le débat actuel. « Ne pas agir selon la raison (selon le Logos) s’oppose à la nature de Dieu », répliqua Manuel II, depuis sa vision chrétienne de l’image de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est dans ce grand Logos, dans cette large raison que nous invitons nos partenaires au dialogue des cultures. La trouver toujours à nouveau, telle est la grande tâche de l’Université.»

(Traduit de l’allemand par Marcel Neusch)(1) Les citations de la controverse sont empruntées par Benoît XVI à l’ouvrage Entretiens avec un musulman, de Manuel II Paléologue (édition Sources chrétiennes) ; elles sont traduites ici selon la reprise qu’en fait le pape . Par contre, les citations de Th. Khoury et de R. Arnaldez, tirées de la même édition, sont reprises selon l’édition originale parue au Cerf (note du traducteur).


  

Texte intégral du discours de Benoît XVI à Ratisbonne

 

 

 

Le judaïsme libéral, un échec ; le christianisme, monstrueusement fossile ; l'islam ? Une volonté libre, solitaire…

6 janvier 2006

Mohamed Talbi

Une interview dans l'Intelligent, ridicule d'ailleurs d'avoir adopté ce nom orgueilleux, pour remplacer l'ancien titre, « Jeune Afrique »…

Mohammed Talbi pose courageusement la question : « La Charia ou l'islam, il faut choisir »

Comme s'il y avait la moindre différence entre l'islam et sa codification des comportements…

Un musulman peut-il vivre et pratiquer sa religion dans n'importe quelle société, aussi permissive soit-elle ? Oui, absolument, répond l'historien et penseur tunisien. Mais à une condition : l'abandon pur et simple de la Loi islamique telle qu'elle a été conçue il y a dix siècles.

La Charia ou l'islam, il faut choisir
Mohammed Talbi

Si tu es musulman sans l'être, tu n'auras aucun problème, et l'islam ne te dérangera pas du tout dans ta vie…

Une belle naïveté de la fuite, avec une autruche islamiste n'ayant plus même de tête à cacher…

« Moi, Mohamed Talbi, je peux vivre ma vie et mon éthique de musulman dans n'importe quelle société, aussi permissive soit-elle. Parce que je m'assume en conscience sans m'immiscer dans les affaires des autres. »

La Charia ou l'islam, il faut choisir
Mohammed Talbi

Renoncer à toute présence.

A toute personnalité.

A tout esprit critique.

Bien apolitique, areligieux. Masquant même — c'est encore mieux — si l'on est un homme ou une femme…

Il n'y a rien, absolument rien d'inconciliable entre la pratique de l'islam le plus authentique et la modernité d'origine occidentale, y compris sous ses aspects les plus extravagants. À une condition : l'abandon pur et simple de la charia. Autant le message de Dieu transmis à Mohammed à travers le Coran a une portée définitive, autant le corpus de textes juridiques élaboré par des hommes dans des circonstances particulières, le monde arabe d'il y a plus de dix siècles, peut et doit être complètement remis en question. Ce que l'homme a fait, l'homme peut le défaire.

 

Il est bien amusant que Talbi parle d'« authenticité de l'islam », quand c'est plutôt d'ablation qu'il faudrait parler.

Si l'islam est clairement compatible avec la démocratie, la laïcité et bien entendu les droits de l'homme, il n'est pas pour autant une vague croyance en un Dieu tout-puissant et miséricordieux dont Mohammed serait le dernier des prophètes après ceux des juifs et des chrétiens. L'observance y tient une part essentielle, consubstantielle, notamment sous la forme de deux prescriptions fixées dès le début du Coran, dans la sourate II : la prière et la zakat, l'impôt de purification.

J'aime beaucoup l'expression « et bien entendu les droits de l'homme », alors que dans le monde musulman tout entier, cette notion est complètement inconnue et absente.

Une récente adresse aux Israéliens :
« Prenez avec vous votre démocratie, et partez ! »
Renan disait que « la noblesse de l'homme est de se payer de mots. »

Quelquefois, ce n'est pas tellement de noblesse qu'il s'agit que de bêtise, quand on est incapable de regarder en face ce que sont les choix que l'on fait.

Comme Mohamed Talbi le rappelle dans l'un de ses derniers ouvrages, Universalité du Coran (Actes Sud, 2002), le Livre saint est un texte achevé, définitivement clos. On ne peut rien y ajouter ni en retrancher. Mais le message qu'il nous livre est infiniment ouvert à la lecture et à la méditation. Cette lecture peut être tournée soit vers le passé et les Anciens (salaf), comme le font les salafistes, soit vers l'avenir, et c'est ce que propose l'historien tunisien.

Non, ne pas se tourner vers le passé.

Il est d'ailleurs stérile.

Evacuer tous les principes de l'islam.

Et se dire, fièrement, à la pointe de tous les progrès.

Vivant dans les avenirs riants.

Sans même se donner la peine de réfuter quoi que ce soit du salafisme, qui est tout de même bien plus musulman, probablement, que l'étudiant Talbi (Taleb est l'étudiant, en arabe).

Par-delà la lettre, il cherche à placer chaque question dans le dessein global de Dieu. Il a donné à cette méthode le nom de « vecteur orienté » et prend souvent comme exemple l'esclavage. Plusieurs versets en parlent comme d'un phénomène social normal. Faudrait-il le maintenir pour rester fidèle au Coran ? Il est clair, affirme Mohamed Talbi, que la recommandation de bien traiter les esclaves et la multiplication des incitations à les affranchir sont une étape vers l'abolition de cette pratique. Le même raisonnement peut s'appliquer à la polygamie, dont la réglementation dans le Coran était une avancée pour les femmes à l'époque du Prophète.
Si Mohamed Talbi rappelle le caractère contraignant des prescriptions de l'islam, qui est d'abord une expérience existentielle, une relation continue avec Dieu, notamment à travers la prière, il insiste tout autant sur le fait que la foi est un choix individuel et non la conséquence de l'appartenance à une communauté. « Nulle contrainte en religion », ne cesse-t-il de clamer en citant le Coran.
En cela, il se différencie fondamentalement des islamistes, dans lesquels il voit les ennemis de la liberté par excellence. Mais il ne veut pas non plus être confondu avec ceux de ses collègues qui travaillent à la rénovation de la pensée musulmane en s'attaquant au caractère sacré du Coran. Comme on le verra dans les pages qui suivent, il ne fait guère preuve de mansuétude à l'égard de ceux qu'il appelle les « désislamisés ».

Une bonne connivence avec Dieu !

Celui-ci, après tout, aurait bien aimé faire l'économie de l'islam, pour offrir aux hommes des raisons de vivre moins étriquées.

Heureusement, après Mohamad, qui avait ses idées, il a finalement trouvé Mohammed Talbi, un historien, avec lequel il a désormais plus de plaisir à parler.

Oui, moi, je suis un musulman coranique. Je dis toujours : je n'adore ni Ali, ni Omar, ni aucun homme. Ce qui ne signifie pas que je ne les admire pas sur un certain plan,
mais comme on admire un homme, avec ses qualités et ses défauts. Je pourrais dire par exemple qu'Ali était un mollusque, un invertébré, alors qu'Omar était astucieux et assez manipulateur. Il a succédé à Abou Bakr par un coup de force. Sur le plan historique, il a réussi un coup formidable. Après la mort du Prophète, il a évité la dispersion des musulmans, car l'esprit tribal n'était pas mort. Les compagnons du Prophète ont agi comme des hommes politiques et utilisé tous les moyens pour prendre le pouvoir. Ils ont violé, tué des femmes et des enfants…
Comment voulez-vous que je puisse admirer aveuglément le salaf ?

Admirer aveuglément quoi que ce soit, c'est être aveugle.

Mais on ne peut si facilement réformer en système, quand on le récuse totalement.

Etonnant musulman coranique, que cet homme a-coranique !

Il n'est pas déchiré entre une attitude libérale et le dogme fanatique de l'islam, pour lequel tout a été dit, comme c'est aussi le cas pour le christianisme.

Reconnaissant les horreurs de l'islam, il les récuse, et fait semblant qu'il a trouvé de bonnes solutions, pour un problème inextricable.

Les humbles, le bon peuple, est pris entre une attitude humaine et le fanatisme inhérent à Mohamad et à ses disciples. Quand on a exterminé quatre tribus juives de Médine — avec la totale approbation de Dieu — parce qu'elles ne voulaient pas se convertir à l'islam, on s'est présenté dans la nudité du meurtrier sanglant. Et toute l'histoire de l'islam est celle-ci.

Le problème de Mohammed Talbi est compliqué. Il aime et admire l'Occident, il aime et admire l'islam. Tout cela est excellent.

Mais il ne trouve rien, sauf dans l'expression de bonnes intentions qui sont tout à fait en dehors du sujet.

Ce n'est pas en niant des évidences que l'on peut faire progresser une cause qui a tellement partie liée avec la négation de la liberté de l'homme.

http://acatparis5.free.fr/html/modules/news/article.php?storyid=9

Un islam de tolérance



par Dominique Lagarde

 Les réflexions de Mohammed Talbi, historien et islamologue

Mohammed Talbi est bien un «penseur libre en Islam». Ce grand historien tunisien, spécialiste du Moyen Age dans le monde musulman, fut l'un des fondateurs de l'université de Tunis. Il fut aussi, dans les années 1970, l'un des défricheurs du dialogue islamo-chrétien qui s'était amorcé, après le concile Vatican II, à l'initiative du Conseil œcuménique des Eglises. Il publie aujourd'hui, aux éditions Albin Michel, un livre interview (1). Il y parle du Coran, du christianisme, des civilisations de Cordoue et de Bagdad, et de l'échec de la démocratie dans le monde arabe. Sans complaisance.

Les gouvernements occidentaux lui donnent «le haut-le-cœur» quand ils «s'agenouillent et s'humilient devant les potentats arabes». Quant à ces dictateurs, ce sont eux qui, selon lui, font le lit des islamistes. Car «l'intégrisme, qui est totalitaire, ne se développe que dans les milieux fermés, totalisateurs». Lui refuse toute «pensée unique». Islamologue, il est de ceux qui veulent «revenir au Coran», pour en faire une «lecture actualisée».

Pas plus avant qu'après le 11 septembre Mohammed Talbi ne croit à la «fatalité du mal». Le «clash des civilisations» décrit par l'Américain Samuel Huntington? «Pas impossible mais pas inévitable». «Pas impossible» parce que des deux côtés il existe une «logique conflictuelle dangereuse». Du côté des Arabes et des islamistes, avec un Ben Laden qui est une sorte de «Huntington musulman». Et du côté des Etats-Unis. Mais là, souligne-t-il, ce n'est pas nouveau: «Cela fait un demi-siècle que les Américains se posent en champions du Bien - les valeurs de l'Occident - contre le Mal. Qu'il s'agisse de combattre, hier, le communisme ou, aujourd'hui, le terrorisme incarné dans l'islam.» «Pas inévitable» parce qu'il ne faut pas «désespérer de la sagesse humaine et divine». C'est, ajoute-t-il, «le rôle des penseurs de réfléchir à d'autres voies».
(1) Penseur libre en Islam, par Mohammed Talbi et Gwendoline Jarczyk. Albin Michel, 420 p., 20,90 euros. A lire aussi, du même auteur: Universalité du Coran. Actes Sud, coll. Le Souffle de l'esprit. Bienvenue sur L'Express Livres

Le judaïsme libéral, un échec ; le christianisme, monstrueusement fossile ; l'islam  Une volonté libre, solitaire… (Raphaël

 

Mohamed Talbi, libre penseur de l'Islam

LE MONDE | 22.09.06 | 15h29  •  Mis à jour le 25.09.06 | 16h46


enoît XVI a le droit, "comme tout le monde", de s'exprimer. Mohamed Talbi n'a d'ailleurs pas été vraiment surpris par les propos du pape à Ratisbonne. "Je connaissais les écrits de celui qui a été le cardinal Ratzinger. Je savais que, pour lui, comme pour beaucoup d'Occidentaux, l'islam est synonyme de violence, et je le déplore, dit-il tranquillement. Mais la liberté ne se divise pas. Le pape a eu raison de donner son opinion sur l'islam, avec franchise et sincérité."

En matière de liberté, Mohamed Talbi ne fait pas dans la demi-mesure. A 85 ans, l'homme est un curieux mélange d'intransigeance et de tolérance. On le dit de plus en plus radical. Peut-être est-ce plutôt qu'il ne fait plus la moindre concession. L'historien a attendu d'être au soir de sa vie pour entrer en dissidence. "Pas de politique" a été sa profession de foi pendant des années. Mais comment respecter ce credo lorsqu'on est un homme de foi et de conviction ?

Longtemps, cet agrégé d'arabe, spécialiste du Moyen Age au Maghreb, a cru pouvoir composer avec le pouvoir, au motif qu'il était un serviteur de l'Etat. En 1989, il chavire. Ce qu'il avait supporté d'Habib Bourguiba, le libérateur de la nation devenu un dictateur, Mohamed Talbi ne le supporte plus de son successeur, Zine El-Abidine Ben Ali, président de la République depuis 1987.

Lorsqu'on lui refuse le droit de lancer une revue consacrée à une interprétation moderne de l'islam, puis qu'on interdit en Tunisie l'un de ses ouvrages, Iyal Allah (La Famille de Dieu), l'universitaire admet qu'il ne peut plus continuer à dresser des barrières entre son travail de chercheur et la vie de la cité. En 1993, il abandonne la dernière des fonctions officielles qu'il détenait encore, celle de président du Comité culturel national. "J'ai viré et on m'a viré", résume-t-il, assis dans son salon aux murs couverts de livres, dans le quartier du Bardo, à Tunis. En 1995, il entre au Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT, non reconnu). Une association, pas un parti. "Je n'ai jamais adhéré à un parti, dit-il. La liberté est la dimension structurante de ma pensée."

Mohamed Talbi va alors consacrer sa vie aux libertés, sans renoncer à sa spécificité : la rénovation de la pensée musulmane. Si le pouvoir tunisien l'a dans le collimateur, il ne le harcèle pas. L'historien est surveillé, mais il n'est ni jeté en prison ni rudoyé par la police. On se contente d'étouffer sa voix et d'interdire ceux de ses livres qui paraissent trop audacieux, comme Penseur libre en Islam (Albin Michel, 2002), analyse de l'échec de la démocratie dans le monde arabe et dénonciation du régime Ben Ali. Beaucoup, en Tunisie, déplorent que des réformateurs tels que lui, Hichem Jaït, Abdelmajid Charfi, ou encore H'Mida En-Nayfer, soient écartés par le pouvoir. Plutôt que de mener, depuis maintenant plus de quinze ans, la chasse aux islamistes, pourquoi ne pas tenter un travail en profondeur avec ces partisans de l'islam des Lumières ? "Parce que les autorités tunisiennes se méfient de personnalités aussi autonomes", répond l'universitaire Sana Ben Achour.

En Europe, ce pionnier du dialogue interreligieux a été très en vue dans les années 1970 avant de tomber dans l'oubli. Ses positions ont fini par indisposer. Il était de plus en plus polémique à l'égard des chrétiens, auxquels il reproche de ne pas pousser assez loin leur réflexion sur l'islam. "Je comprends les réactions de Talbi, même si je ne les partage pas toujours. Son sens de la justice et sa quête de la vérité le conduisent parfois à des jugements excessifs. Mais c'est un homme sincère, fondamentalement croyant et profondément attaché au message du Coran", souligne l'un de ses amis, le Père Michel Lelong.

Mohamed Talbi est aujourd'hui ignoré du grand public, en France comme en Tunisie. Seul ou presque, l'hebdomadaire Jeune Afrique n'a de cesse de faire connaître ses idées. Lui finit en ce moment même de rédiger ce qui sera un peu son testament spirituel. Dans cet ouvrage de 400 pages, il clame une fois encore que "l'islam est liberté" et qu'il est "tout à fait compatible" avec la démocratie et la modernité. La charia (loi islamique) est une "production humaine" qui n'a "rien à voir" avec l'islam, martèle-t-il. Les musulmans doivent "se délivrer" de ces textes juridiques apparus deux siècles après le Prophète et qui donnent de leur religion une image d'épouvante. Jamais le Livre saint n'a recommandé de couper la main des voleurs ou de lapider les femmes adultères ! "Seul, le Coran oblige", répète-t-il inlassablement.

Si l'islamologue tunisien s'oppose avec force à toutes les interprétations passéistes de l'islam - le salafisme, le wahhabisme, en particulier -, il combat avec autant d'énergie la désacralisation du Coran. Rénover la pensée musulmane, ce n'est pas prôner "un islam laïque, un islam sans Dieu", insiste-t-il. Mohamed Talbi n'est pas tendre envers ces "désislamisés" qui prônent "un islam commode", purement identitaire. "La religion n'est ni une identité, ni une culture, ni une nation. C'est une relation personnelle à Dieu, une voie vers lui. On peut être musulman et de culture hollandaise, française ou chinoise", explique-t-il avec force.

A ses côtés, une femme longue et blonde, aux yeux bleus, l'écoute avec attention. C'est Irmgard, sa femme, d'origine allemande, rencontrée à Paris il y a tout juste cinquante ans. Irmgard ne s'est convertie à l'islam qu'en 1996, au terme d'un long cheminement. Ils ont deux fils et deux petits-enfants. Ceux-ci suivent-ils le chemin de leur père et grand-père ? M. Talbi sourit. "Je ne sais pas. Je ne leur pose pas la question et je ne leur offre même pas mes livres. Si je le faisais, cela reviendrait à dire : "Lisez-moi". Je m'y refuse."

C'est dans le même esprit que Mohamed Talbi reconnaît aux caricaturistes le droit de brocarder le prophète Mahomet et à Michel Houellebecq - "un garçon sympathique" - le droit de dire et d'écrire que l'islam est la religion "la plus con du monde". La religion, quelle qu'elle soit, ne doit pas être une contrainte. "Je veux décrisper les gens, et je veux le faire au nom du Coran. La foi est un choix, souffle-t-il de sa voix à la fois fluette et ferme. Je ne cesserai jamais de dire que l'islam nous donne la liberté, y compris celle d'insulter Dieu..."


 

ace aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ?

par Robert Redeker, Le Figaro, 19 septembre 2006

Les réactions suscitées par l'analyse de Benoît XVI sur l'islam et la violence s'inscrivent dans la tentative menée par cet islam d'étouffer ce que l'Occident a de plus précieux qui n'existe dans aucun pays musulman : la liberté de penser et de s'exprimer.



Robert Redeker

Robert Redeker

L'islam essaie d'imposer à l'Europe ses règles : ouverture des piscines à certaines heures exclusivement aux femmes, interdiction de caricaturer cette religion, exigence d'un traitement diététique particulier des enfants musulmans dans les cantines, combat pour le port du voile à l'école, accusation d'islamophobie contre les esprits libres.

Comment expliquer l'interdiction du string à Paris-Plages, cet été ? Étrange fut l'argument avancé : risque de «troubles à l'ordre public». Cela signifiait-il que des bandes de jeunes frustrés risquaient de devenir violents à l'affichage de la beauté ? Ou bien craignait-on des manifestations islamistes, via des brigades de la vertu, aux abords de Paris-Plages ?

Pourtant, la non-interdiction du port du voile dans la rue est, du fait de la réprobation que ce soutien à l'oppression contre les femmes suscite, plus propre à «troubler l'ordre public» que le string. Il n'est pas déplacé de penser que cette interdiction traduit une islamisation des esprits en France, une soumission plus ou moins consciente aux diktats de l'islam. Ou, à tout le moins, qu'elle résulte de l'insidieuse pression musulmane sur les esprits. Islamisation des esprits : ceux-là même qui s'élevaient contre l'inauguration d'un Parvis Jean-Paul-II à Paris ne s'opposent pas à la construction de mosquées. L'islam tente d'obliger l'Europe à se plier à sa vision de l'homme.

Comme jadis avec le communisme, l'Occident se retrouve sous surveillance idéologique. L'islam se présente, à l'image du défunt communisme, comme une alternative au monde occidental. À l'instar du communisme d'autrefois, l'islam, pour conquérir les esprits, joue sur une corde sensible. Il se targue d'une légitimité qui trouble la conscience occidentale, attentive à autrui : être la voix des pauvres de la planète. Hier, la voix des pauvres prétendait venir de Moscou, aujourd'hui elle viendrait de La Mecque ! Aujourd'hui à nouveau, des intellectuels incarnent cet oeil du Coran, comme ils incarnaient l'oeil de Moscou hier. Ils excommunient pour islamophobie, comme hier pour anticommunisme.

Dans l'ouverture à autrui, propre à l'Occident, se manifeste une sécularisation du christianisme, dont le fond se résume ainsi : l'autre doit toujours passer avant moi. L'Occidental, héritier du christianisme, est l'être qui met son âme à découvert. Il prend le risque de passer pour faible. À l'identique de feu le communisme, l'islam tient la générosité, l'ouverture d'esprit, la tolérance, la douceur, la liberté de la femme et des moeurs, les valeurs démocratiques, pour des marques de décadence.

Ce sont des faiblesses qu'il veut exploiter au moyen «d'idiots utiles», les bonnes consciences imbues de bons sentiments, afin d'imposer l'ordre coranique au monde occidental lui-même.

Le Coran est un livre d'inouïe violence. Maxime Rodinson énonce, dans l'Encyclopédia Universalis, quelques vérités aussi importantes que taboues en France. D'une part, «Muhammad révéla à Médine des qualités insoupçonnées de dirigeant politique et de chef militaire (...) Il recourut à la guerre privée, institution courante en Arabie (...) Muhammad envoya bientôt des petits groupes de ses partisans attaquer les caravanes mekkoises, punissant ainsi ses incrédules compatriotes et du même coup acquérant un riche butin».

D'autre part, «Muhammad profita de ce succès pour éliminer de Médine, en la faisant massacrer, la dernière tribu juive qui y restait, les Qurayza, qu'il accusait d'un comportement suspect». Enfin, «après la mort de Khadidja, il épousa une veuve, bonne ménagère, Sawda, et aussi la petite Aisha, qui avait à peine une dizaine d'années. Ses penchants érotiques, longtemps contenus, devaient lui faire contracter concurremment une dizaine de mariages». Exaltation de la violence : chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame, tel se révèle Mahomet à travers le Coran. De fait, l'Église catholique n'est pas exempte de reproches. Son histoire est jonchée de pages noires, sur lesquelles elle a fait repentance. L'Inquisition, la chasse aux sorcières, l'exécution des philosophes Bruno et Vanini, ces mal-pensants épicuriens, celle, en plein XVIIIe siècle, du chevalier de La Barre pour impiété, ne plaident pas en sa faveur. Mais ce qui différencie le christianisme de l'islam apparaît : il est toujours possible de retourner les valeurs évangéliques, la douce personne de Jésus contre les dérives de l'Église.

Aucune des fautes de l'Église ne plonge ses racines dans l'Évangile. Jésus est non-violent. Le retour à Jésus est un recours contre les excès de l'institution ecclésiale. Le recours à Mahomet, au contraire, renforce la haine et la violence. Jésus est un maître d'amour, Mahomet un maître de haine. La lapidation de Satan, chaque année à La Mecque, n'est pas qu'un phénomène superstitieux. Elle ne met pas seulement en scène une foule hystérisée flirtant avec la barbarie. Sa portée est anthropologique. Voilà en effet un rite, auquel chaque musulman est invité à se soumettre, inscrivant la violence comme un devoir sacré au coeur du croyant.

Cette lapidation, s'accompagnant annuellement de la mort par piétinement de quelques fidèles, parfois de plusieurs centaines, est un rituel qui couve la violence archaïque.

Au lieu d'éliminer cette violence archaïque, à l'imitation du judaïsme et du christianisme, en la neutralisant (le judaïsme commence par le refus du sacrifice humain, c'est-à-dire l'entrée dans la civilisation, le christianisme transforme le sacrifice en eucharistie), l'islam lui confectionne un nid, où elle croîtra au chaud. Quand le judaïsme et le christianisme sont des religions dont les rites conjurent la violence, la délégitiment, l'islam est une religion qui, dans son texte sacré même, autant que dans certains de ses rites banals, exalte violence et haine. Haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est éduqué, le Coran. Comme aux temps de la guerre froide, violence et intimidation sont les voies utilisées par une idéologie à vocation hégémonique, l'islam, pour poser sa chape de plomb sur le monde. Benoît XVI en souffre la cruelle expérience. Comme en ces temps-là, il faut appeler l'Occident «le monde libre» par rapport à au monde musulman, et comme en ces temps-là les adversaires de ce «monde libre», fonctionnaires zélés de l'oeil du Coran, pullulent en son sein.

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*Philosophe. Professeur au lycée Pierre-Paul-Riquet à Saint-Orens de Gammeville. Va publier Dépression et philosophie (éditions Pleins Feux)


 

 

Judaïsme et philosophie: les lumières du messianisme.

 

Par Robert Redeker

 

 

 

Plus de 1200 pages d'une rare densité suffisent à en convaincre: le livre de Pierre Bouretz, Témoins du futur, est l'événement intellectuel de l’année 2003.. Destiné à devenir un classique, superbement écrit, cet ouvrage passe au scanner la plus improbable des rencontres: celle qu'une génération de penseurs, précédée par Hermann Cohen, provoqua entre le messianisme juif et la philosophie. Leurs noms: Hermann Cohen (l'ancêtre, qui les précéda), Franz Rosenzweig, Walter Benjamin, Gershom Scholem, Martin Buber, Ernst Bloch, Leo Strauss, Hans Jonas et Emmanuel Lévinas. Improbable croisement: d'une part, parce que le judaïsme a été occulté par la philosophie dès le sortir du Moyen Age, d'autre part, parce que la philosophie n' a retenu de ce judaïsme (jusqu'à Hegel compris) que la caricature brossée par Spinoza, enfin parce que la philosophie moderne, en particulier avec les Lumières, s'est édifiée sur une forme de rationalisme peu compatible avec le contenu de la foi juive. Improbable: dans la philosophie, Athènes et Jérusalem, une fois le souvenir de Maïmonide enterré, en étaient venues à s'ignorer.

Longtemps censurée, la rencontre entre la tradition juive et la philosophie s'est répétée, certes sur d'autres modalités, comme au Moyen-Age, ponctuée à nouveau, comme jadis, par la tragédie : l'Expulsion d'Espagne, en 1492, mit fin au dialogue entre le judaïsme et la philosophie. Les siècles qui suivirent l'Expulsion, puis l'Emancipation et l'illusion de l'assimilation, et la Wissenschaft des Judentums qui en était le corollaire aussi obligé que mortel, avaient neutralisé une telle rencontre. Elle s'est produite à nouveau, à partir de Hermann Cohen. Le dialogue instauré par Hermann Cohen entre Kant et les Prophètes, ainsi que la friction animée par Léo Strauss entre Aristote et ces mêmes Prophètes, entre Athènes et Jérusalem, reprennent, à leur façon, celui installé par Maïmonide entre la foi et la Révélation. Selon Léo Strauss, il importe de repérer dans ce conflit médiéval, abandonné au moment de la constitution des Temps modernes, le faîte de l'expérience intellectuelle occidentale. Le véritable oubli qui structura la philosophie occidentale fut moins l'oubli de l'Etre, dont Martin Heidegger fit le motif central de sa pensée, que l'oubli de la polarité entre Athènes et Jérusalem, entre les philosophes et les Prophètes. Il est vrai que la pensée occidentale construisit une autre polarité, substitutive à la première, entre Athènes et Rome, qui permit l'enrobage des Prophètes dans le christianisme. Et quand, d’aventure, cette pensée européenne polarise le couple Athènes-Jérusalem, c’est, ainsi que Simone Weil le fit, en gommant la dimension juive de Jérusalem derrière la figure du Christ. De fait, si les trois désenchanteurs modernes européens du monde – Hegel, Nietzsche et Heidegger – piquèrent au vif ces penseurs juifs, aucun n'accepta pour autant de les suivre en liquidant l'héritage de la tradition intellectuelle juive. Chacun d’eux mit en œuvre une dialectique – dénuée de la létale résolution hégélienne – entre la tradition juive et ce désenchantement philosophique. Cette dialectique sans aufhebung neutralisante prit la forme du conflit et de la quête d'une unification jamais trouvée. Certains parmi ces penseurs – Levinas et Jonas en particulier - ont été fascinés par l'ébranlement heideggérien de la philosophie. Mais en même temps tous ont rassemblé leurs forces pour lutter contre le nihilisme représenté par l'axe Nietzsche/Heidegger. C'est en usant de cette dialectique jamais pacifiée du dialogue conflictuel avec les figures modernes de la philosophie – Hegel, Nietzsche, Marx, Heidegger - sans manquer de puiser dans les ressources de la tradition juive que leur lutte contre le nihilisme moderne s’est déployée. Moyennant cette approche nuancée de la modernité philosophique, ces penseurs juifs, contemporains du désenchantement du monde et de la mort de Dieu mis en œuvre par des philosophes allemands, ont, contre la tendance de la philosophie allemande de leur époque, sauvé l'idéalisme allemand (en particulier Kant, revisité de façon originale et salutaire, non académique par Ernst Bloch, et Schelling, revalorisé aux dépens de Hegel). Tous – à l'inverse de la destruction de la métaphysique inaugurée par Heidegger, et de la doxa antimétaphysique régnante en philosophie – sont demeurés métaphysiciens, ce qui, aux dires de Pierre Bouretz, constitua leur planche de salut. Quelle force les tenait debout, dans ce difficile dialogue, dans ce dialogue et cet affrontement, en un siècle d'effondrement du monde? Peut-être cette " faible force messianique " parfois évoquée par Walter Benjamin? Autrement dit : une étincelle, qui tous les traversa, et un levain, qui en tous habita. D'avoir été habité par le messianismes change, pour employer la formule de Walter Benjamin, ces penseurs en " témoins du futur . Qu’est-ce qui permet de rassembler tous ces auteurs, à première vue si différents ? Quel est le résultat contemporain de leur trajectoire intellectuelle ? A quel enjeu d’aujourd’hui répond la tentative conduite dans ce livre ?

 

 

 

 

Définissons le messianisme comme l'attente d' une délivrance promise, d'une Rédemption dont la forme peut être progressive (chez Hermann Cohen), ou subite (chez Walter Benjamin). Il implique aussi bien une manière d'être tourné vers l'avenir tout en demeurant enraciné dans la tradition qu'une disposition spirituelle générant des postures intellectuelles, éthiques et politiques. Messianiques, les penseurs étudiés par Bouretz le sont dans la mesure où ils répliquent à leur époque, cherchant à " préserver la présence du passé tout en conservant la représentation d'un futur inaccompli ".

Le ban a été ouvert par Hermann Cohen (1845-1918), considéré aux approches de la guerre de 14-18 comme le plus grand philosophe allemand vivant. Sa stature, devant l’histoire, demeurera celle d’une grande figure de l'Ecole de Marbourg, exemplarisant le moment néo-kantien de la philosophie d’outre-Rhin, qui sera quelque peu rejeté dans l’oubli par les deux générations suivantes. Le titre même de son grand œuvre trahit son ambition de couturer ce que Spinoza avait disjoint avec brutalité: La Religion de la raison tirée des sources du judaïsme. Sans doute trouve-t-on dans l’œuvre et la posture publique de Hermann Cohen le plus haut moment de la symbiose judéo-allemande, à laquelle ce philosophe, qui ne pouvait deviner que son épouse finirait ses jours à Theresienstadt, a tant cru - jusqu’à soutenir le militarisme impérial tout en faisant montre d’un chauvinisme germanotropique exarcerbé pendant la Grande guerre. Le point de vue d'ensemble d'Hermann Cohen est assimilable à une confiance dans la culture que les événements du XXème siècle ont rendue difficile à défendre.

Cohen s’est assigné pour objectif de transporter l'idéal messianique dans la philosophie sans se départir pour autant de la raison. Il cherche à la fois à conjuguer l'autonomie de la raison avec l'héritage des Prophètes, tout en supposant la présence dans la social-démocratie éthique d’une correspondance avec le destin messianique de l'homme. L'affrontement avec Spinoza est un moment crucial. Une condamnation du judaïsme d'un point de vue panthéiste serait, aux yeux de Cohen, le vrai but de Spinoza; la jonction entre Spinoza et le christianisme produit le panthéisme. Aux yeux de Cohen, le cas Spinoza est celui d'une " trahison humainement incompréhensible " dont le résultat a été " de rendre abominable son propre peuple " Un défi s'impose: reconstruire le Dieu monothéiste pour supplanter le panthéisme. Cette nécessité conduit à l'idéalisme – transformer Dieu en une idée – ce qui lui sera reproché par certains, dont Buber. Echappant à un écueil – le panthéisme – Cohen tomberait dans un autre – l'idéalisme- . Un Dieu qui est une idée n'est plus un Dieu vivant. De cette polémique antispinoziste sort, dans une ambiance d' " iconoclasme intellectuel ", l'expulsion du sensible et l'idéalisation de Dieu.

L'héritage des Prophètes se ramasse dans le concept de corrélation, indiquée par la moralité, Dieu et l'action humaine. La relation éthique qui unit les hommes, l'homme à l'autre homme, réalise le lien entre l'homme et Dieu – ce double lien contient toute la richesse de la notion de corrélation. Une implication suit de cet énoncé : la relation entre l'homme et Dieu est une corrélation, par suite la Loi n'est pas descendue une fois du Ciel, elle est une relation continue entre l'homme et Dieu. L'idée de corrélation signifie également: l'homme n'est pas seulement créature de Dieu, il est aussi l'être qui découvre Dieu, autrement dit c'est par la connaissance que la corrélation entre l'homme et Dieu se met en place. Selon Cohen: " La corrélation entre Dieu et l'homme ne peut se réaliser sans d'abord qu'elle entre en jeu à l'occasion de la corrélation entre l'homme et l'homme, qu'elle inclut ". Dans l'Ancien Testament cette corrélation possibilise la notion de Noachide ; ainsi, à la faveur du statut de Noachide, celui " des hommes pieux parmi les nations de la terre ", la morale s'autonomise de la religion, n'exigeant pas la croyance pour les étrangers. Dans cette optique s’impose une constatation : le Talmud pose les fondements de toute moralité, indépendamment de la croyance religieuse. Ce concept de Noachide permet de réfuter la critique spinoziste décrivant Israël comme un Etat soumis à la religion. Dans la corrélation entre l'homme et l'homme s'actualise la corrélation entre l'homme et Dieu – d'où l'importance, derrière la notion de Noachide et de la découverte de l'altérité qu'elle possibilise, des notions de pitié et de pardon. Emmanuel Lévinas et Jacques Derrida – un des grands absents du livre de Bouretz – travailleront dans cette ouverture de l’altérité mise au jour par Cohen. Fruit de la reconnaissance de l’altérité, la pitié transforme l'alter ego en " mitmensch " participant avec moi à l'humanité. Hermann Cohen réhabilite la pitié, condamnée, bien avant Nietzsche, par Spinoza comme " passion triste ". Cette démarche autorise Cohen à pointer l'origine juive, plutôt que païenne (gréco-romaine), des règles sociales. Le moment Cohen est celui d'une grande Teshuvah, d'un retour qui est un retournement. Teshuvah: redécouverte des sources judaïques.

Le judaïsme, religion de la raison (une désignation parfaitement anti-spinoziste) selon Cohen, sera dite une génération plus tard, par Lévinas religion d'adultes. Le judaïsme porte une idée de Dieu pour une humanité ayant dépassée sa minorité; le thème kantien de la majorité, caractéristique des Lumières, trouve, à travers Cohen et Lévinas, un impact dans la religion. Pourquoi? Parce que Cohen et Lévinas perçoivent – avant Jonas – le judaïsme comme une religion de la responsabilité. Rien ne s’oppose à l’interprétation selon laquelle la responsabilité de Hans Jonas trouve ses racines dans le judaïsme Passé dans la philosophie, le concept de responsabilité se divise en responsabilité pour autrui (Cohen, Lévinas), et en responsabilité pour l'avenir (Jonas). Véritable successeur de Maïmonide (ce compliment est dû à Gershom Scholem), Hermann Cohen a jeté les bases à partir desquelles les autres " témoins du futur " vont développer leur réflexion.

La grande œuvre, dont une traduction renouvelée vient de paraître aux éditions du Seuil, de Franz Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption, – un moment central de la pensée au XXème siècle – est fille de la guerre, s’étant écrite au feu (comme d'ailleurs le Traité Logico-Philosophicus de Ludwig Wittgenstein). Le point de départ se situe dans la déception produit par l’hégélianisme : avec Hegel, la philosophie est tombée dans une impasse spéculative. Rosenzweig assimile la philosophie de Hegel à une sécularisation du christianisme. L'événement de la guerre aide au surgissement de l'intuition de départ de Rosenzweig: la conception hégélienne de la raison digère la mort dans l'objectivité philosophique, se révélant source de violence généralisée. Rosenzweig s'appuie sur l'écart entre l'idée de Système et celle de Révélation. Face à l'expérience de la mort, telle que le feu de la guerre permet de la saisir, et face au système devenu violence après avoir tout digéré, le Je reste, demeure, à la fois " poussière et cendre " et " nom et prénom ". Le singulier du Je est premier, primauté qui récuse le prochain, trop universel, au profit de l'autre homme Pour Rosenzweig: " Le concept d'ordre, qui préside au monde, n'est pas l'universel, ni l'arché, ni le télos, ni l'unité naturelle, et pas davantage celle de l'histoire, mais le singulier, l'événement, pas le commencement ou la fin, mais le milieu du monde ". Si Rosenzweig partage cette idée avec Kierkegaard (qui lui aussi, trois quarts de siècle auparavant, cherchait à résister à la conception hégélienne du Système), le contexte théorique dans lequel elle se déploie et les conséquences qu’il en tire s’avèrent différents. Le singulier, c'est au fond ce " Je, poussière et cendre ", affirmé dans la déréliction de la guerre. Le Je résiste à la totalisation et à son existence figée, au système. Le scandale de la mort, éprouvé dans les tranchées, subvertit le système de l'idéalisme allemand.. Aussi critique de Hegel que Cohen le fut de Spinoza, le grand œuvre de Rosenzweig est également une confrontation interne à l'idéalisme allemand, qui revalorise la figure de Schelling. Rosenzweig s'allie avec la pnesée de Schelling pour défaire la totalisation hégélienne qui systématise comme en un cercle Dieu, le monde et l'homme. L'Etoile de la Rédemption – tout comme le fera quelques années après Etre et Temps, dont Karl Löwith n’a pas été le seul à remarquer la troublante parenté avec le livre de Rosenzweig – disloque la philosophie héritée afin d'y introduire trois concepts abandonnés depuis plusieurs siècles à la seule théologie: Création, Révélation, Rédemption. L'attitude de Rosenzweig est un défi – comme, parallèlement, celle de Wittgenstein – lancé à la philosophie. Tout se passe comme si la pensée était sauvée à partir de l'expérience refoulée par la philosophie, par " l'honorable corporation des philosophes d'Ionie à Iéna " - sauver la pensée contre la philosophie, voilà une démarche heideggérienne !.Les catégories exportées de la théologie vers la philosophie apparaissent par le biais de l'événement du langage. Comme il y a " un dire de la Création, un dire de la Révélation, un dire de la Rédemption ", la langue s'avère " le véritable cadeau de noces que le Créateur offre à l'humanité ". .Expression de ce dire : à la différence de tous les autres êtres, désignés par leur appellation spécifique, l'homme reçoit du Créateur un nom propre. S’interrogeant sur cette étonnante pensée du langage, Jürgen Habermas a pu dire qu’ avec elle, " un juif anticipe sur Heidegger, le philosophicus teutonicus ".

L’un des intérêts les plus puissants apparaissant à la lecture de Rosenzweig consiste dans sa façon de reformuler la relation entre le judaïsme et le christianisme. Il existe une différence essentielle entre le christianisme et le judaïsme quant au messianisme, autrement dit le rapport au temps et à l’histoire – le peuple juif, à l'opposé de la mondanité chrétienne, vit en dehors des rythmes de l'histoire. Juifs et chrétiens existent néanmoins, nous dit cet auteur, dans une rivalité mimétique: " deux ouvriers travaillant à la même œuvre ". Le christianisme tient la chronologie pour chose sérieuse. " Le juif errant est arrivé, le chrétien est sur les routes " affirme Rosenzweig. Le christianisme s'identifie avec l'histoire du monde, il est la figure religieuse de l'être-dans-le-monde. La Loi, elle, libère le peuple juif " de cette temporalité et de cette histoire ", il est toujours-déjà dans l'éternité, depuis le début. Selon Rosenzweig, " L'esprit juif brise les chaînes des époques ". Il en sort de cette situation extra-temporelle une sorte de métaphysique de l'exil, le but des juifs étant, aux dires de Rosenzweig " de devenir des sans-patrie du temps ". Le temps messianique est " un présent que l'on attend éternellement ".

Le nom de Walter Benjamin indexe l'énigme d'une pensée déchirée entre le système et l'éclat, l'univers du judaïsme et celui de Marx. Hannah Arendt le voit anticiper Heidegger. Tout comme Rosenzweig, Benjamin développe une pensée forte du langage, dans deux textes de jeunesse remplis de génialité : " Sur le langage en général et le langage humain ", et " La tâche du traducteur ". Pour Benjamin, le langage créateur (qui servit à Dieu pour la Création), authentique, est strictement attaché à l'ordre divin tandis que " l'asservissement du langage dans le bavardage " (on rencontrera chez Heidegger aussi cette critique du bavardage, liée à l’arraisonnement technique de la langue) se rattache à la simple communication. Benjamin use du modèle mystique, d’origine cabalistique, de la contraction de Dieu pour l'appliquer à sa pensée du langage. Trois temps s'imposent: la parole divine, la langue humaine originelle, la déchéance du langage dans la communication. Le travail de la traduction est révélateur de la nature du langage. Mettant au jour le rapport enfoui entre deux langues, la traduction réussit une réparation du langage adamique perdu. La réparation, rappelons-le, est un concept de la mystique juive. Ainsi, la traduction s'inscrit dans l'horizon messianique du recouvrement de l'unité brisée du langage. La notion de brisure renvoie tout autant que celle de réparation à la mystique. La présence du messianisme se marque, dans la pensée de Benjamin, dès les premières années, sous la forme d’une théorie du langage. Le thème du déclin de la narration est articulable à cette pensée de la chute du langage dans le bavardage. Un autre versant de la pensée de Benjamin se laisse considérer sous cet angle : les préoccupations théologiques imprègnent également la pensée de l'histoire, si originale chez lui – une pensée anti-hégélienne, le philosophe n'étant pas fonctionnaire de l'universel à l'œuvre dans l'histoire, mais témoin. Dans chaque génération, pense Benjamin, est présente une " faible force messianique ". .Elle est l’étincelle des âmes et le levain de l’histoire. Le philosophe est témoin de l'histoire certes, mais aussi, tant qu'il est traversé par cette " faible force messianique, il est " témoin du futur". Les thèmes cabalistico-mystiques, réinvestis dans la philosophie, ne manquent, dès lors, pas: la réparation du monde, la recollection des éclats dispersés. La pratique, par Benjamin, de la citation illustre cette recollection mystique. Et enfin, un dernier thème mystique s’impose de façon majeure: l'interruption inattendue de l'histoire. Pour Benjamin, l'idée de discontinuité s'impose: " le Messie interrompt l'histoire, le Messie n'apparaît pas au terme d'une évolution ". Tout compte fait, la figure de Walter Benjamin tient le tranchant entre deux trajets, participant et de l’un et de l’autre : le trajet Cohen-Rosenzweig-Lévinas, et le trajet se développe le trajet Cohen-Bloch-Jonas.

Pour Gershom Scholem, qui se présentait comme " un anarchiste religieux ", il s'agit de rendre ses lettres de noblesse à une tradition méprisée: la lignée des messianismes juifs et de leurs mystiques. Scholem les a constitués en objets de connaissance – c'est là l'aspect exotérique de la pensée de Scholem – et aussi de méditation, étude et compréhension de la Kabbale, si méprisée par les philosophes – là, Scholem devient plus ésotérique. Sa réflexion a surtout porté sur la Kabbale, dont il fait l'histoire, discerné les enjeux, et étudié l'impact, jusqu’à notre époque (pour lui, Kafka représentait " la forme sécularisée de la sensibilité kabbalistique chez un moderne ". Il a fallu repérer l'efficace de la Kabbale dans l'histoire juive. Les mythes caballistiques de l'Exil et du Salut fournirent au judaïsme des miroirs spéculatifs en ses temps de détresse. Dans le messianisme s'allient les dimensions apparemment contradictoires de la restauration et de l'utopie. Le messianisme, renforcé et réinterprété par la Kabbale, fit irruption dans l'histoire du fait d'événements aussi terribles tels que l'Expulsion d'Espagne (1492). Un conflit s’est développé, au cours de l’histoire, entre Dieu comme idée (Hermann Cohen) et Dieu comme vivant. D’une certaine façon, l’opposition entre les idées démythologisantes de Cohen et celles, remythologisantes, de Buber, continue au XXème siècle cette ancienne dialectique. L'anthropomorphisme, constate Scholem, " fait partie de la région vitale de la religion " - il fut à la fois combattu par les philosophes et vivifiés par les mystiques. Le travail de Scholem porte essentiellement sur l'antagonisme entre la philosophie et la religion. La kabbale a rendu vie au mythe, que le judaïsme officiel, largement influencé par la philosophie, voulait écarter. Scholem observe l'histoire juive à travers le prisme messianique. Après 1492, et à cause de la charge messianique que transporte sa mystique, et alors même qu'elle demeure ésotérique, la Kabbale devient populaire (à la différence de la philosophie). La Kabbale a pu offrir une interprétation mystique de l'Exil dans un horizon de Rédemption après l'expulsion.. L'œuvre de Louria (1534-1572), essentiellement un commentaire du Zohar, connut une extraordinaire destinée, dont l’ombre portée se fait sentir jusque chez Walter Benjamin, Ernst Bloch et Hans Jonas (bien que ce dernier n’ait conservé, dans Le Concept de Dieu après Auschwitz, que le tsimtsoum en délaissant l’autre face, le tikkun).. La pensée mystique de Louria circule entre deux pôles, l'Exil et la Rédemption, glissant en aller-retour entre un plan divin et un plan historique. La Kabbale est axée sur une symbolique de l'Exil et de la rédemption – cette dualité servant aux masses pour projeter sur ce plan spirituel leur malheur historique. Pour Louria, dont la Kabbale se veut une réponse à l'énigme de la création absolue, le mouvement divin oscille entre la contraction (tsimtsoum) et la réparation (tikkun). La Création: autocontraction de l'essence divine, repli divin de soi-même sur soi-même (ce qui figure une idée de type gnostique). Il en suit une dispersion: drame de la brisure des vases. A partir de ces éléments mythologiques, selon Pierre Bouretz, " la puissance de la Kabbale de Louria " provient de " sa capacité à réfléchir l'exil du peuple juif après l'expulsion ". Il est important de noter que dans la perspective de Louria, la rédemption est moins subite que processuelle. Sur ces idées s'opéra la jonction entre le messianisme politique des masses et le messianisme mystique des kabbalistes. L'épisode tragique du faux messie, Sabbatai Tsevi, en fournit l'illustration. Selon Scholem, " parce qu'elle savait donner une langue à la déréliction de l'exil, inscrire les pérégrinations d'Israël dans un drame cosmique, décrire le processus de rédemption d'une manière plus sensible que les rabbins, la Kaballe a rendue plus brûlante qu'elle ne l'a jamais été l'espérance messianique, lui a permis d'éclairer le monde du ghetto aux périodes les plus noires et de dessiner des horizons de liberté insoupçonnés ".De plus, pour Scholem, " le seul fait que le judaïsme se maintienne est une énigme ".

Selon Martin Buber (1878-1965), le judaïsme est traversé par une tension inextinguible entre les rois et les Prophètes. De cette opposition en jaillit une autre: entre un " judaïsme officiel " et un " judaïsme souterrain ". Buber campe à contre-courant de la modernité démythologisante, celle dont Cohen offrit l’exemple le plus accompli. Il s'escrime à retrouver l'unité: s’il est vrai que " la Bible est un véritable palimpseste ", elle n’en contient pas moins un noyau originaire qu’il est possible d'atteindre. Peut-être est-ce, là aussi, une affaire de langue ? Martin Buber et Franz Rosenzweig font, dans les années 1920, étroitement équipe pour retraduire la Bible. Selon Buber, il importe d’en retrouver l'oralité. Une remarque vertigineuse de Pierre Bouretz, liant par un éclair Jérusalem et Athènes, au sujet de ce travail de ressourcement du langage dans lequel on lit la Bible, signale: " Franz Rosenzweig et Martin Buber ont imaginé un geste qui ressemble à celui de Heidegger vis à vis des fragments présocratiques et qui consiste à restituer le dire primitif du texte ". Un autre rapprochement entre ces Témoins du futur et Martin Heidegger se dessine donc. Au sein de ce travail de retraduction germe la philosophie du dialogue par laquelle Martin Buber a laissé un nom dans l’histoire de la pensée. Aux yeux de celui-ci, le premier mot n'est pas le cogito, le Je issu du " Je pense donc je suis cartésien ", mais le Je-Tu. La relation interhumaine Je-Tu est absolument originaire, antérieure à toute relation politique. Puissance du mot: le langage est le médium de la rencontre entre le Je et le Tu. Les sombres temps que nous vivons, depuis l’orée du XXème siècle, marqués par le nihilisme, sont ceux, non pas de la mort nietzschéenne de Dieu mais de l'éclipse de Dieu – du moins Buber en est persuadé.. Nous nous mouvons dans une époque paulinienne où la lumière de Dieu s'est obscurcie – un monde semblable à celui de saint Paul, " livré aux mains de puissances incontournables ". Notre époque s’identifie bien à un moment paulinien de l'histoire: moment sans ouverture, moment où le monde paraît clos, sans espoir, sur son malheur. Pauliniennes sont les époques d'éclipse de Dieu Sur ces bases, on aura saisi que la pensée de Martin Buber prend une posture de double résistance: contre la démythologisation de la religion, et contre l'éclipse de Dieu ( ce qui implique la responsabilité des hommes dans cette éclipse, annonçant le thème de Hans Jonas selon lequel Dieu a besoin d’être aidé par les hommes).

Ernst Bloch (1885-1975) a maintes fois été présenté comme un frère intellectuel de Walter Benjamin qui aurait survécu. Dans les temps les plus crépusculaires, son œuvre s'appliqua à préserver le meilleur des rêves humains. Son chef d’œuvre, L’Esprit de l’utopie, paraît en 1918 Tout entier tendus entre la spéculation mystique et un marxisme hétérodoxe, ses livres s'inscrivent dans un dialogue constant – exigeant et sans pitié, oscillant entre un " avec " et un " contre " - avec la pensée de Marx. Il s'y découvre un Marx fort éloigné du Marx des marxistes: un Marx planté du côté de l'espérance humaine qui, depuis le messianisme, anima la ferveur utopique des hommes. Un Marx humaniste, à mille lieux du marxisme scientiste officiel et de l'anti-humanisme prétendument marxiste trop bien connus. Ernst Bloch tourne Marx vers l'avenir, le détachant de Hegel, auteur d'une circulaire synthèse rétrospective qui clôt le temps. Contre Hegel et Spinoza, amants du destin fermé, Bloch redécouvre le fondement de l'espérance en scrutant un avenir ouvert. Pareillement à Leibniz, la souffrance et la protestation des hommes ne trouvent aucune place dans l'ontologie guerrière proposée par Hegel. Ce refus apparente Bloch à Rosenzweig. La cliodicée, il est vrai, est une théodicée. Pour contourner Hegel, Bloch se risque à une approche messianique de la philosophie de Kant, bien plus capable que la pensée hégélienne de préserver la subjectivité humaine, " la profondeur ". Quant à Heidegger, dans la foulée de Hegel, il apparaît sous les traits de l'homme de " l'absence de futur ". Bloch conduit une guerre contre le nihilisme moderne se réclamant de la mort de Dieu. Ainsi, toute la problématique blochienne se ramasse en une question: que devient l'espérance en temps de nihilisme, de mort ou d’éclipse de Dieu? Cette seule question inscrit Bloch dans le registre des témoins du futur – c’est, effectivement, la question qui les travaille tous, de Cohen à Lévinas.

L'horizon de l'accomplissement structure le temps en " pure espérance ". Selon Bloch, " c'est donc nous seuls qui portons l'étincelle tout au long du parcours ". Cette étincelle porte un nom: espérance. La parole de Dieu n'est pas, comme Calvin et Luther l'ont traduite: " Je suis l'Eternel ". L'Eternel est, depuis cette traduction, le nom de Dieu dans l'Europe chrétienne; cette dénomination efface l'espérance tout en occultant la possibilité du messianisme. Bloch rejoint Buber et Rosenzweig pour situer la futurologie de la révélation divine: " Je serai celui qui serai ". Tournée vers l'avenir, tout messianisme est une " utopie de la délivrance ". Il importe de réveiller le Livre de Job de son anesthésie dogmatique, en percevant qu'il pose l'énigme du mal radical, tout en possédant une teneur messianique et utopique reposant sur l'intuition que " toute théodicée s'avère pure forfaiture ". A travers cette relecture du livre de Job, Bloch vise Hegel. Une théodicée est toujours un anti-messianisme, l'opposé de l'espérance. La parole de Dieu ne s’énonce pas selon les voies des traductions de Calvin et de Luther: " Je suis l'Eternel ". L'Eternel est devenu, depuis la Réforme le nom de Dieu dans l'Europe chrétienne; cette dénomination efface l'espérance comme elle occulte la possibilité du messianisme. Tournée vers l'avenir, tout messianisme est une " utopie de la délivrance ". Bouretz ne manque pas de voir dans le parcours de Bloch le cheminement de la résistance au nihilisme nietzschéo-heideggérien – d'où sa pensée, portée par l'espérance, d'une victoire contre la mort (le nihilisme s'exprimant par la mort de Dieu).

L'oeuvre de Leo Strauss (1899-1973) répond au naufrage tragique de la symbiose judéo-allemande, dont Hermann Cohen représenta la figure la plus accomplie. Bouretz présente Leo Strauss comme le maître de la perplexité – sa fine analyse d’un philosophe subtilissime écarte les grossiers clichés actuels réduisant la philosophie de Strauss à un catéchisme " néo-conservateur ". A l'orée de sa réflexion il se heurte au problème posé par Spinoza. Contrairement aux apparences, Spinoza n'a pas réussi à réfuter la théologie; il use surtout, contre elle, de raillerie. La catégorie polémique de préjugé, dont il abuse pour disqualifier la théologie, n'est qu'un artefact historique servant à esquiver la pensée. Les Lumières ont cherché à enterrer l'orthodoxie, faute de pouvoir la vaincre par des arguments. Le fruit du rationalisme moderne, mis en place par Hobbes et Spinoza, fort différent du rationalisme médiéval d’un Maïmonide, est " l'autodestruction de la raison ". Strauss aimerait détruire le préjugé, qui à ses yeux ne repose sur rien, de la supériorité du rationalisme moderne sur le rationalisme médiéval. Depuis l’apparition de ce rationalisme moderne, s'est déclenchée, selon les mots mêmes de Leo Strauss, " une révolte des forces déchaînées par les Lumières contre leurs libérateurs ". Bouretz signale qu’une des clefs de l'œuvre de Strauss est indirecte: pour Maïmonide, le Prophète est supérieur au philosophe. Al Farabi développa l'argument de la royauté secrète du philosophe tout en inaugurant un art d'écrire conforme à cette royauté. Chez Maïmonide, sur le fond de cette " royauté secrète " thématisée par Al Farabi, s'intriquent deux enseignements: ésotérique et exotérique. La démarche de Maïmonide répète celle des Prophètes qui diffusaient aussi un enseignement secret. C'est par le biais de cette dualité qu'ils s'assignèrent un rôle politique. Les Egarés sont les Perplexes – non les simples gens, mais les philosophes devenus perplexes. Maïmonide s'adresse donc aux philosophes, devenus perplexes du fait de l'usage de la raison, depuis un point de vue supérieur, celui des Prophètes. A y regarder de près, le vrai maître de Leo Strauss serait le Platon interprété par Al Farabi: la royauté cachée du philosophe. Cela dit, un pareil philosophe n'est-il pas, en fait, au-dessus du philosophe, n’est-il pas un Prophète (au sens politique)? On le comprend : le refus de Spinoza se double, chez Strauss, d’une reprise dans la mesure où Spinoza est bien celui qui insista sur la nature politique des prophètes. Finalement, Leo Strauss prend le visage qu'il attribue à Maïmonide, celui du penseur explorant une tension l’écartement et le rapprochement entre la foi et la raison. Par suite, Léo Strauss le penseur perplexe (le philosophe) et celui qui se situe l'au-delà de la perplexité (le prophète politique). Son heure sonne quand il ne ni jour ni nuit: Leo Strauss ne peut ni renoncer à Athènes, ni oublier Jérusalem.

Hans Jonas (1903-1994) a transgressé l'interdit que la philosophie contemporaine fait peser sur la métaphysique. Deux étapes ont scandé son travail: reconstruire une ontologie, à partir du phénomène du vivant en réhabilitant la finalité, avant de bâtir une éthique pour les temps nouveaux. A cet effet, deux citadelles devaient être renversées: le nihilisme moderne, appliqué à répéter en l'aggravant la posture gnostique de condamnation de l'existence terrestre (le travail de thèse de Hans Jonas ayant porté sur les Gnostiques), et l'anti-finalisme scientiste, dans lequel ce philosophe ne voit qu'un préjugé empêchant d'appréhender le sens de la vie. La finalité se trouve présente chez tous les vivants, et elle est liberté et subjectivité, en même temps que " souveraineté de la forme " eu égard à la matière. Partout dans le vivant s'observe la puissance causale de la subjectivité, synonyme de " liberté ". La classique opposition âme/corps figure un faux-problème: l'intériorité, et par suite la subjectivité, caractéristiques de tous les êtres vivants, surmonte cette opposition. Sur le socle de cette ontologie de la vie, Hans Jonas édifie une éthique. La modernité technique fait apparaître une nouvelle dimension de la responsabilité. Le détour ontologique, prenant le scientisme à contre-pied, sacralise la vie et offre un fondement solide à l'éthique renouvelée, impensable auparavant. Les Lumières ont eu un double effet néfaste: procurer à l'homme, selon le programme cartésien, une capacité de domination de la nature inouïe, et dissoudre les repères normatifs qui auraient pu lui permettre d'encadrer cette puissance. La vie est son propre devoir-être, elle est auto-attestation et n'a besoin d'aucune justification. La vie est un " oui " à elle-même. L'objet de la nouvelle éthique: " le périssable en tant que périssable ", dit Jonas. Le respect, attitude éthique, n'est aucunement respect formaliste pour la Loi, il est respect pour son objet, la vie, l'être. Cette éthique nouvelle s'appuie sur " le principe responsabilité ", la grande percée conceptuelle de Jonas. Ce principe responsabilité entre explicitement en opposition avec le principe espérance d'Ernst Bloch.. La responsabilité version Jonas se donne comme une contre-utopie – cette dimension contre-utopique, vise en empêcher le sacrifice du présent au profit de l'avenir. A travers ce principe responsabilité, Jonas voudrait terrasser l'effet principal de la sécularisation entamée avec les Lumières: l'immanentisation du Bien, matrice du rabattement de l'éthique sur l'utilitarisme parallèle à la désacralisation de la vie et de la nature.

Dans Le Concept de Dieu après Auschwitz, Hans Jonas – reprenant une méthode platonicienne – construit un mythe de la Création apparenté aux idée de la Kabbale de Louria. Deux aspects scandent la Création, l'expliquant: la contraction du divin (tsimtsoum) et la dispersion des étincelles. De cette idée émane le thème de l'Exil de Dieu. La vie travaille à la restauration (tikkun) de cette unité brisée – chez ce penseur aussi, l'image mystique du vase brisé s'impose – dont les éclats sont partis en dispersion dans tout le cosmos. Dans le cadre d’une réflexion sur la dispersion, l'idée de l'immortalité des individus doit à nouveau être prise au sérieux: L'homme se signale par deux traits, qui contiennent chacun quelque chose de divin (une étincelle de divinité): la capacité à engendrer des images et à nommer, et celle de distinguer le bien du mal. Selon Jonas, " L'homme n'a pas tant été créé à l'image de Dieu que pour l'image de Dieu: nos vies deviennent des lignes dans le visage divin ". Dieu souffrant, Dieu en Exil a besoin des hommes. Une seule leçon peut être tirée d'Auschwitz: c'est à l'homme d'aider Dieu. Ainsi se dessine le programme du nouveau destin de l'homme: porter la responsabilité du monde pour Dieu. A la responsabilité pour l’avenir, pierre de touche du grand livre de Jonas, Le Principe responsabilité, se combine, avec Le Concept de Dieu après Auschwitz, la responsabilité pour Dieu. Cela dit, la conception de Jonas ne manque pas d'étonner: s'appuyant sur la Kabbale de Louria, la transposant dans la philosophie, elle en occulte la dimension messianique. Jonas utile le tsimtsoum (la contraction) sans reprendre le tikkun (la réparation). Cet abandon de l’élément le plus messianique dans la mystique de la Kabbale, le tikkun, prend place dans le combat de Jonas contre cette espérance et cette utopie dont Bloch s'est fait le héraut. Anti-utopiste, la pensée de Jonas contient pourtant à son tour " une faible force messianique " s'exprimant dans cette responsabilité pour l'avenir – justifiant sa présence paradoxale dans la galerie des " témoins du futur ".

Le livre se termine par un chapitre sur Emmanuel Lévinas – sans doute parce que l’auteur de Totalité et Infini (1906-1995) est à la fois celui qui a accompagné toute cette aventure intellectuelle, et celui qui l’a portée à son accomplissement. La révolution philosophique à partir de laquelle s'ébranla la pensée de Lévinas fut la publication du principal livre de Martin Heidegger, Etre et Temps, en 1927. Cela dit, à la différence de Heidegger, chez qui le sacré renaît des cendres du nihilisme, Lévinas désensorcelle le monde en traçant un abîme entre le sacré et le saint. Le sacré, qui suinte à travers la vision heideggérienne de la nature, ne traduit que " l'éternelle séduction du paganisme ". Pour parvenir à cet écartement du sacré et du saint, il convient de remettre en question la philosophie moderne: Totalité et Infini, l'un des ouvrages de Lévinas, se construit contre les catégories de la philosophie occidentale portées à leur accomplissement chez Hegel. Globalement, la philosophie - " l'honorable confrérie des philosophes d'Ionie à Iéna ", comme aimait à dire avec une ironie toute de mordante tendresse, Franz Rosenzweig – ne vise pas la paix, mais la suppression. Or, Lévinas découvre une altérité non-résorbable, qui demeure obstinément rétive à son dépassement dans un système philosophique, celle de " l'absolument autre ". La religion est ce qui relie le Même et l'Autre sans annuler leur écart. L'ontologie (hégélienne) de la guerre se voit surmontée (à condition de ne confondre le surmontement ni avec un dépassement ni avec une Aufhebung destructeurs) par cette antériorité du lien éthique ainsi que par la subjectivité de l'accueil. Selon Lévinas, " la morale n'est pas une branche de la philosophie, mais la philosophie première ". La démarche de Jonas, qui voulait enraciner l'éthique dans une ontologie, trouve chez Lévinas un renversement. Autrui surgit dans la relation, lorsque apparaît un visage. Le judaïsme enseigne que " le monde devient intelligible devant un visage ". Loin de s’instaurer d’une lutte hégélienne à mort pour la reconnaissance, la relation provient de la rencontre d'un visage. Lévinas insiste: " la relation éthique est antérieure à l'opposition des libertés, à la guerre qui, d'après Hegel, inaugure l'histoire ". Différent de Hegel, Heidegger enracine l'homme dans les paysages, ce qui ne manque pas de scissionner l'humanité entre les autochtones et les autres. Le penseur de Messkirch est tourné vers la nature tandis que le judaïsme, désensorcelé de ces dieux des bosquets et des fontaines dont la nostalgie pointe chez Heidegger, désenchanté, demeure tourné vers le visage humain. La notion de visage renvoie à celle de personne. Le personnel s’avoue, comme chez Rosenzweig (et, plus lointainement, chez Kierkegaard), irréductible, à l'universel et à l'Etat. Lévinas postule une intention de l’éternité s’accomplissant derrière la chronologie historique – du coup, les éclats de paix viennent de " plus loin que les chemins politiques ". Le thème des éclats, d’origine kaballistique, insiste chez Lévinas aussi. A l'Etat et au système s'opposent des points de résistance, éclats discrets d’une plus grande sntériorité: le secret, qui loin de manifester une clôture est une inaccessible responsabilité pour autrui (en lisant ces lignes, on pense, bien sûr, à Jean Cavaillès, gardant son secret, ne disant rien sous la torture), et la demeure (inassimilable au lieu ou terroir heideggériens). Cette résistance s'ancre également dans la fécondité, chargée de lier " l'avenir absolu et le temps absolu ". Luisance du messianisme dans cette conception de la fécondité.

Le judaïsme est une religion d’adultes. Par suite, s’'il y a un messianisme de Lévinas, il prend une tournure paradoxale: permettre, contre la sacralisation heideggérienne, contre le numineux, " l'aube d'une humanité sans mythes ".

 

 

La multitude des œuvres signées par les auteurs regroupés dans cet ouvrage converge vers un résultat étonnant: ces penseurs juifs sauvèrent l’intelligence européenne. L’héritage européen – qu’ils assumèrent pleinement – a fructifié sous leur plume, au moment où l’Europe, oublieuse d’elle-même, fascinée par le trou noir destiné à l’engloutir, sombra dans la nuit totalitaire. L’une des nervures cachées de Témoins du Futur pourrait s’exprimer sous l’apparence d’un sous-titre, qui ne serait pas plus illégitime que celui (" Messianisme et philosophie ") attribué officiellement par l’éditeur : " les penseurs juifs, de Hermann Cohen à Emmanuel Lévinas, et l’Europe ". Dans la tourmente de ces temps pauliniens, et à leur insu, ils ont été : l’Europe maintenue, l’Europe à son plus haut niveau spirituel. On peut même dire qu’à travers eux, à travers leur façon de confronter ce qu’ils avaient récupéré (par le truchement d’un travail de ré-appropriation) de la tradition juive avec la philosophie européenne, la culture européenne s’est sauvée aussi bien du naufrage (les totalitarismes) que de la pétrification. Autrement dit, cette culture européenne s’est renouvelée profondément par le biais des germes qu’y semèrent ces penseurs. Aujourd’hui, aucun philosophe n’est autant débattu, de part toute l’Europe, que Walter Benjamin. Tout se passe comme si, grâce à ces penseurs " nourris de philosophie allemande, mais soucieux d’empêcher la liquidation de l’héritage juif ", le judaïsme (ou: un certain judaïsme) avait sauvé l’Europe.

Leur œuvre à tous se place sous le signe de la teshuvah - le retour- , initiée par Hermann Cohen. Il s’agit d’un retour à et sur la tradition juive, d’un revirement vers les sources du judaïsme, que l’assimilation poussait à oublier. Or cette teshuvah, ce retour, se révèle, malgré les apparences extérieures, fort différent de celui observable chez quelques auteurs de notre début de XXIème siècle. Certains penseurs contemporains ne courent-ils pas le risque, à partir de la thématique du retour, de rabattre la philosophie sur la théologie ? A l’inverse de ce mouvement, la teshuvah des Témoins du futur se donne sous les formes d’un retour en mouvement, d’un retour dynamique par lequel ils transportent ailleurs le contenu de ce retour. Ils pratiquent le retour sur ce mode : rencontrer, ou télescoper, la philosophie depuis la tradition juive, étudiée et assumée. Autrement dit, retour signifie chez eux : sortir, avec armes et bagages (l’étude et son butin), de cette tradition juive afin de s’en aller la confronter à la philosophie. Ainsi, tandis que certains se replient depuis la philosophie sur un judaïsme compris stricto sensu, les penseurs présents dans le livre de Pierre Bouretz ne se retournent sur le judaïsme que pour mieux bouleverser son ailleurs, en particulier la philosophie, à partir de lui.

L'improbable rencontre a réussi transformer de fond en comble la philosophie, dont le paysage semblerait méconnaissable à une personne ayant vécu avant 1914. La mutation de la philosophie résultant de cette irruption du messianisme en son sein se résume en quelques traits: impossibilité d'un système circulaire à la Hegel, constat de la double irréductibilité du singulier (le Je) et de l'altérité (le Tu, l'Autre), importance de la responsabilité, attention à l'événement du langage, acceptation du temps comme inaccompli, maintien de l'espérance. Par suite, la philosophie ne peut-être qu'ouverte (sur des objets irréductibles: le Je, l'Autre, l'avenir) et non-achevable. L 'ouvrage, composé non pas de chapitres mais de neuf livres intérieurs (malgré deux absents: Marcuse et Derrida), signé Pierre Bouretz, retrace les chemins qui conduisirent la philosophie à ce point. Mais pourquoi Jacques Derrida, dont la pensée continue les interrogations que nous venons de mentionner ne prend-t-il pas place parmi ces " témoins du futur " ? Et pourquoi Herbert Marcuse – dont l’un des livres porte le titre significatif de Vers la libération , qui est vraiment messianique selon les critères mêmes de Bouretz - " le messianisme dessine l’horizon d’un accomplissement de l’histoire ou annonce son interruption apocalyptique " -, qui est également le penseur du " Grand Refus ", n'a pas droit à un chapitre, tandis que Leo Strauss et Hans Jonas pourtant nettement moins messianiques que Marcuse y occupent une place aussi grande que justifiée ? Cohen…Rosenzweig...Benjamin...Scholem...Buber...Bloch...Straus...Jonas...Lévinas... Une même même étincelle - " la morsure messianique " qui impose à ce " témoins du futur " de ne pas se résigner à la déréliction des " sombres temps " de " l'époque paulinienne de l'histoire" - traverse les œuvres, pourtant si différentes et même antagonistes, de tous ces penseurs. Grâce à eux, partie de la Bible, longtemps cachée dans le judaïsme, cette étincelle touche maintenant, outre la philosophie, toute la culture moderne. La dernière page du livre de Bouretz refermée, la question s’impose de savoir si, au vu du minimalisme des espérances politiques régnant, probablement à juste titre, en maître sur la pensée et l’action de ce début de XXIème siècle, cet accomplissent dont les 1200 pages de Témoins du Futur retracent le trajet, ce transport du levain messianique hors de la sphère de la tradition juive, ne correspond pas, parallèlement, à son épuisement.

 

Peut-on critiquer l'islam ?
Sommaire
Rappel des faits Benoît XVI I Idomeneo I Menaces de mort  
Pour en savoir plus  

En 1989 : une fatwa contre Salman Rushdie  

En 1988, la publication des Versets sataniques, à Londres, déclenche des émeutes au Pakistan et en Inde. L'ayatollah Khomeiny lance, depuis l'Iran, en février 1989, une fatwa de mort contre l'écrivain, pour blasphème. Le Britannique plonge dans la clandestinité jusqu'en 1998, quand le président Mohammad Khatami annule la fatwa.

Entre temps, le traducteur japonais de l'ouvrage avait été tué, le traducteur italien et l'éditeur norvégien gravement blessés.

1993 : Taslima Nasreen est condamnée à mort

Au Bangladesh, en 1993, suite à la publication de  La Honte, livre qui raconte les violences subies par une famille hindoue dans ce pays musulman, la tête de son auteur, Taslima Nasreen, jeune médecin, est mise à prix par le Conseil des soldats de l'islam, un groupe fondamentaliste.

Après une campagne internationale de soutien, elle émigre en Suède, d'où elle lutte toujours contre l'obscurantisme religieux et l'oppression des femmes.

2004 : Theo Van Gogh est abbatu

Theo Van Gogh, réalisateur et écrivain néerlandais, arrière-petit-neveu du peintre, est assassiné le 2 novembre 2004, à Amsterdam, au Pays-Bas, par un immigré d'origine marocaine, Mohammed Bouyeri, inspirateur d'une cellule terroriste, le groupe Hofstad. Le cinéaste aurait été pris pour cible suite à la diffusion de son film Submission, un court-métrage sur le Coran et la soumission de la femme.

2005 : les caricatures de Mahomet

Le 20 septembre 2005, le quotidien conservateur danois Jyllands-Posten publie douze caricatures du prophète. Fin décembre, les ministres des Affaires étrangères arabes condamnent les dessins. En janvier 2006, le magazine chrétien norvégien Magazinet les insère à son tour dans ses pages. Manifestations et violences se multiplient dans le monde arabo-musulman et les journaux présente leurs excuses.

2006 : le pape et un philosophe sont menacés de mort

Le pape Benoît XVI, lors d'une conférence à l'université de Ratisbonne, cite, dans son discours, un dialogue retranscrit du souverain byzantin Manuel II Paléologue avec un Persan : "Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l'épée la foi qu'il prêchait".

Cheikh Abubukar Hassan Malin, un chef religieux de Mogadiscio, en Somalie, lié au puissant mouvement des tribunaux islamiques, a appelé les musulmans à "se venger" du pape, ajoutant que toute personne offensant le prophète Mahomet devait "être tuée", déclarant : "Nous vous exhortons, musulmans, où que vous soyez, à pourchasser le pape pour ses propos barbares, comme vous avez traqué Salman Rushdie, l'ennemi d'Allah qui avait offensé notre religion". Suite à ces propos une religieuse italienne a été assassinée à Mogadiscio.

Pour avoir écrit dans les pages Débats du Figaro du 19 septembre 2006 que "Mahomet est un maître de haine", Robert Redeker, professeur de philosophie en France, a été menacé de mort par des organisations de la mouvance d'Al-Qaida. Il a dû depuis quitter son domicile et se cache aujourd'hui, protégé par la police.

(Sources : AFP, Reuteurs, LibéraFrance 5 Ripostes - Peut-on critiquer l'islam (Menaces de mort)

http://blog.mondediplo.net/-Nouvelles-d-Orient-

Peut-on encore critiquer l’islam ?

C’est le titre de Libération du samedi 30 septembre, en Une, avec, en sous-titre, « Un prof menacé, un pape sommé de s’excuser, un opéra déprogrammé, les intégristes utilisent tous les prétextes pour intimider. » Intitulé « Librement », signé Antoine de Gaudemard, l’éditorial du quotidien affirme que les trois affaires du discours du Pape, de la déprogrammation d’un opéra à Berlin et d’un professeur de philosophie (Robert Redeker) obligé de se cacher après un article, « mettent nouveau en lumière la difficulté qu’il y a à parler librement, c’est-à-dire pour le meilleur et pour le pire, de l’islam ». Il se monte ainsi « une sorte d’autocensure née d’une peur diffuse impalpable mais bien réelle ».

Les médias français sont depuis quarante-huit heures pleins de prises de positions et d’articles concernant l’article publié par Robert Redeker dans Le Figaro. J’avais épinglé ce texte le lendemain de sa sortie dans mon blog du 20 septembre. J’écrivais, sous le titre de « Une insulte à la mémoire de Maxime Rodinson » : « Dans Le Figaro du 19 septembre, Robert Redeker signe une tribune intitulée, « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? ». Ce texte suinte la haine et l’islamophobie, mais ce qui est particulièrement inacceptable c’est la tentative d’enrôler le grand orientaliste français Maxime Rodinson sous sa bannière. Utilisant des bouts de citations tirées de l’article écrit par Rodinson dans l’Encyclopédie Universalis sur Mahomet, Redeker prétend réusmer ainsi la vision développée par Rodinson : « Exaltation de la violence : chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame, tel se révèle Mahomet à travers le Coran. » Quiconque connaît un peu l’oeuvre de Rodinson, sait à quel point ce résumé ne reflète absolument pas sa pensée. Rodinson, juif et agnostique, a écrit un livre sur le prophète de l’islam, Mahomet (Points, Le Seuil), dans lequel il tente d’expliquer l’action de Mahomet à travers une grille d’analyse matérialiste. Cet ouvrage, souvent censuré dans le monde musulman, n’en présente pas moins une vision respectueuse de l’homme que fut Mahomet, de son action. Rien à voir avec les raccourcis haineux de Robert Redeker... »

Je persiste et je signe... Même si Robert Redeker a le droit d’écrire ce qu’il veut, et que Le Figaro a le droit de publier ce qu’il veut (dans les limites de la loi), même si la liberté d’expression est garantie en France, y compris pour Jean-Marie Le Pen et pour d’autres encore (et c’est tant mieux, c’est même un principe fondamental de la République), il faut dire et redire que les propos de Robert Redeker sont des raccourcis haineux fondés sur une ignorance sans égale... Ce qui ne l’empêche pas, selon une journaliste de l’International Herad Tribune du 30 septembre (article intitulé : « French critic of Islam flees threats » - un critique français de l’islam fuit les menaces)de déclarer à une radio : « J’ai longuement réfléchi en écrivant ce texte, chaque terme a été mesuré. J’ai fait beaucoup de recherches. J’ai beaucoup lu. » Mais sûrement pas Maxime Rodinson qu’il cite complètement à contresens.

La Ligue des droits de l’homme a publié un communiqué, « La liberté d’expression ne se divise pas », tout à fait équilibré qui conjugue la défense de la liberté d’expression et la prise de distance à l’égard des propos de Robert Redeker. « Le Figaro justifie la publication de cette tribune au nom de la nécessité d’entendre toutes les voix fussent-elles discordantes, se targuant d’accueillir ainsi des débats contradictoires. Dans les faits, Le Figaro a pris, une nouvelle fois, la décision de donner la parole à un discours haineux et de nature à porter atteinte à la paix civile. C’est bien ce qui est en train de se produire puisque M. Redeker fait l’objet de menaces de mort et est contraint d’être sous la protection de la police. Quoi que l’on pense des écrits de M. Redeker, rien ne justifie qu’il subisse un tel traitement. La LDH rappelle que l’on ne saurait admettre que quiconque, fût-ce en raison d’idées nauséabondes, soit l’objet d’intimidations de quelque nature qu’elles soient. On ne combat pas les idées de M. Redeker en le transformant en victime. »

Mais, est-ce qu’il devient en France impossible de critiquer l’islam ? Comme le souligne un éditeur interrogé par Libération, dans un article intitulé « La nouvelle religion des maisons d’édition », critiquer l’islam est, au contraire, devenu « un sport national depuis l’affaire du voile ». Interrogé dans Libération, Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, explique, non sans humour, dans un entretien intitulé « Certains jouent à chatouiller la fatwa » : « Quand on évoque les réactions des musulmans, de quoi parle-t-on exactement ? A Berlin, l’opéra de Mozart a été annulé après seulement un coup de téléphone d’avertissement, et il y a eu quelques dizaines de menaces, notamment sur Internet, contre l’article de Robert Redeker dans le Figaro. L’affaire de la publication des caricatures de Mahomet dans un quotidien danois en septembre 2005 a mis plus de trois mois à démarrer, à l’initiative de deux imams de Copenhague ». (...) « Les problèmes pour la liberté de critique de l’islam sont créés par un certain nombre d’extrémistes. C’est un danger, mais il ne faut pas en exagérer les proportions. Le groupe qui a assassiné le cinéaste néerlandais Theo Van Gogh était tout au plus composé d’une quinzaine de membres. Certes, quinze personnes peuvent s’organiser pour tuer ou saboter un spectacle ou encore lancer un cocktail Molotov dans une réunion. S’il y a bien un risque sécuritaire, il reste limité et se réduit à un problème de police. Je ne suis pas convaincu quant au danger d’une autocensure croissante. On voit au contraire se multiplier des attaques polémiques contre l’islam souvent ignorantes et qui frisent parfois l’imbécillité. Certains jouent délibérément à chatouiller la fatwa. »

Car la vraie question est là. Pourquoi certains journalistes, certains éditeurs, certains intellectuels se plaisent-ils à jeter de l’huile sur le feu ? Pourquoi l’incompétence est-elle une clef pour pouvoir publier des pamphlets approximatifs, non étayés, schématiques ? Les exemples sont multiples de ces nouveaux spécialistes de l’islam intronisés par les médias. On pourrait citer, parmi d’autres, Caroline Fourest ou Mohamed Sifaoui, dont les travaux d’« enquête » sont à la vérité, pour reprendre une formule du chanteur Renaud, « ce que le diable est au bon dieu ». Il suffit de se promener dans n’importe quelle librairie pour mesurer le nombre de livres consacrés aux musulman ou à l’islam. La grande majorité sont très critiques (ce qui est parfois tout à fait légitime, quand cette critique s’appuie sur un vrai savoir).

Le débat autour de l’islam est-il impossible ? inutile ? nuisible ? Sûrement pas. De nombreuses questions se posent sur l’islam, le monde dit musulman, à condition de toujours utiliser le « pluriel » : les musulmans sont au nombre de plus de 1 milliard, ils sont majoritaires dans une soixantaine de pays de plusieurs continents : ils vivent sous des dictatures, des régimes autoritaires, des démocraties ; ils pratiquent leur foi de manière différente et les musulmans ne se réduisent sûrement pas à une foi dont les interprétations sont multiples. Deux conditions sont nécessaires à tout débat : la prise en compte de cette pluralité ; et le rejet de l’anathème, comme l’explique Tariq Ramadan dans son entretien à Libérationintitulé « Les provocations empêchent le débat » : « Nous vivons actuellement une période d’intense sensibilité dans le monde musulman. Les gens ont l’impression d’être l’objet de critiques et de stigmatisations continuelles. Même s’il faut être très prudent avec l’usage du mot "islamophobie", il est clair que beaucoup de musulmans ont le sentiment d’être l’objet d’un nouveau type de racisme. Beaucoup réagissent sur le registre de l’émotion et de la passion, d’où tous ces événements à répétition. Dans toutes les critiques adressées au monde musulman, certaines sont pourtant légitimes, et il faudrait y répondre. Le problème, c’est que des provocations, des attaques grossières, empêchent un débat raisonnable sur l’islam. Elles poussent tout le monde vers l’émotion, vers la perte de contrôle du discours. Je ne vise pas ici la mise en scène d’ Idoménée [à Berlin, ndlr], qui relève de la création artistique : l’opéra n’avait aucune raison d’être déprogrammé. Je vise les intellectuels qui jouent la provocation à dessein. » On lira aussi la réaction de Tariq Ramadan au discours du Pape intitulé « Le Pape et l’islam : la vrai débat »

Pour ceux qui veulent en savoir un peu plus sur les convictions de Robert Redeker, membre du comité de rédaction des Temps Modernes, une revue que fondèrent Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, on lira avec intérêt son article « Anti-américanisme, la haine injuste », reproduit sur le site d’extrême droite Primo-Europe, « avec l’autorisation du Midi Libre et de l’auteur ». Dans un autre domaine, on pourra lire la défense et illustration de la publicité par Robert Redeker : « L’antipublicité, ou la haine de la gaieté », Le Monde, 11-12 avril 2004 et la réponse de Michael Löwy

 

« Censure », « droit au blasphème » et islamophobie, Retour sur « l’affaire des caricatures de Mahomet »

Par Laurent Lévy, 9 février

Introduction

À l’heure où la grande presse unanime et une bonne partie de la classe politique (de François Hollande à Nicolas Sarkozy en passant par Dominique Voynet et François Bayrou) apporte publiquement son soutien à Charlie Hebdo dans le procès qui lui est intenté pour avoir publié des dessins racistes (comment appeler autrement un dessin qui, représentant le prophète Mahomet lui même coiffé d’une bombe, véhicule l’équation Islam = terrorisme et donc musulman = terroriste potentiel ?), il nous a paru nécessaire de re-publier le texte que Laurent Lévy avait écrit il y a un an en pleine « affaire des caricatures », et qui dit l’essentiel.

Article

On se serait bien passé de cette tempête ; cela n’empêche pas de chercher à y comprendre quelque chose, et à interroger ce qui s’y joue. Une série de dessins « satiriques » a fait scandale en Scandinavie, et déclenché la fureur, dans un certain nombre de pays musulmans, de secteurs entiers de l’opinion publique, et bien souvent des Etats eux-mêmes. Rassemblements et manifestations, menaces, imprécations se succèdent à rythme accéléré. Le directeur de publication d’un quotidien français qui les a reproduits est démis de ses fonctions par le propriétaire du journal. D’autres organes de presse s’empressent alors d’exprimer leur solidarité en republiant les dessins litigieux, au nom de la « liberté d’expression », du « droit au blasphème » et de la résistance contre « l’obscurantisme » religieux. Le président de la république dénonce alors une « provocation », suivi par des commentateurs qui appellent à ménager la susceptibilité des musulmans. Le texte qui suit revient sur cette controverse, sur ses termes, trop rarement définis (« caricature », « liberté d’expression », « censure », « droit au blasphème ») et sur son point aveugle : le caractère raciste d’au moins deux des dessins.

En elle même, cet enchaînement de faits aurait pu n’appeler aucun commentaire. Il est devenu terriblement banal que se publient des dessins de mauvais goût ; que ce qui semble sacré aux un-es soit traité irrévérencieusement par les autres ; que des personnes protestent lorsqu’elles se sentent blessées ; que des violents exercent ou menacent d’exercer des violences ; qu’un patron remercie son subordonné. Ce sont pourtant ces banalités qui ont provoqué la tempête.

Caricature ou délire raciste ?

Il n’est pas certain qu’on aide à la compréhension des choses en évoquant simplement dans cette affaire des « caricatures » ou des dessins « satiriques ». La satire est un exercice dans lequel défauts et vices des personnes qui en font l’objet sont moqués ou mis en évidence d’une manière plaisante. Sur l’un des dessins en cause, celui qui a le plus fait scandale, le prophète de l’islam est présenté coiffé d’un engin explosif. Il ne s’agissait donc pas là de dénoncer ou de critiquer un trait caractéristique du personnage ainsi représenté, mais d’affirmer son caractère intrinsèquement criminel, et même terroriste - et à travers lui celui de l’ensemble du monde musulman. Une caricature doit ressembler à son sujet. On ne peut reprocher à un caricaturiste de forcer certains traits, et de dessiner par exemple des oreilles d’éléphant à qui aurait simplement de grandes oreilles : il ne fait là que son métier de caricaturiste. Le dessin en cause n’est pas de ce registre ; il n’est ni satirique ni caricatural : il est simplement l’exposé d’une thèse dénonçant l’Islam comme terroriste par définition (sous le turban même de son prophète) - ou le terrorisme comme musulman par essence. Il est donc, de ce fait même, une incitation raciste à la haine islamophobe - dans un contexte où, bien souvent, toute incitation est hélas en la matière superfétatoire. « Vous voyez celui-là, votre voisin, l’Arabe, avec sa femme voilée et son fils à casquette, dit-on en substance, méfiez vous de lui, c’est un terroriste en puissance. »

On a ici l’illustration du fait que ce que l’on dénonce comme racisme islamophobe n’est en aucune manière une simple « critique de la religion musulmane », ni même sa simple détestation en tant que religion : dire que l’islam est par nature « terroriste », ce n’est pas critiquer l’islam, c’est en donner une représentation qui, pour être fantasmatique, n’en produit pas moins tous les effets du racisme ordinaire. De la même manière que dire que les Noirs sont paresseux, les Juifs avares ou les Jaunes cruels, ce n’est pas critiquer l’Afrique, la religion juive ou l’Asie, mais alimenter des stéréotypes et tenir des propos racistes.

Quoi qu’il en soit, ce autour de quoi le débat a tourné, curieusement, n’est pas la portée de ces dessins ou la signification politique de leur publication. Dans le contexte actuel, où la mondialisation capitaliste prend bien souvent les formes d’une guerre de l’occident contre le reste du monde ; où l’index est pointé vers l’Islam pour mieux faire admettre, sous le nom de guerre au terrorisme, les menées impérialistes des États Unis et de leurs alliés au moyen Orient et au delà ; où des dictatures féroces se présentent comme « musulmanes », et font de l’identité religieuse un dérivatif aux populations qu’elles oppriment ; où l’islam est instrumentalisé par de troubles mouvements politiques ; où les minorités musulmanes d’Europe font l’objet d’un racisme structurel, qui sert d’instrument à leur surexploitation, et à la division des victimes du système économique et social ; ou l’islamophobie sert de ciment idéologique à tout cela ; dans ce contexte, donc, il y aurait pourtant eu beaucoup à dire sur la publication de ces dessins.

Pourtant, même ceux qui l’ont condamnée ou regrettée se sont bien souvent bornés à évoquer l’injure ainsi faite aux musulmans, mais sans en proposer l’analyse - laissant ainsi entendre que l’essentiel résidait, non pas dans le contenu des dessins, mais dans leur simple existence. Au demeurant, même ce débat est demeuré accessoire ; l’essentiel a porté sur la question de la « censure », de la liberté de la presse, de la liberté d’expression. Or, de tous côté, même cette question a été abordée par le plus petit bout possible de la lorgnette.

« Censure » et « liberté d’expression »

La publication de ces dessins se justifie, explique-t-on, parce que la liberté d’expression est un principe supérieur à tout autre. En quoi consiste ce principe, en quoi il serait menacé, en quoi la publication de ces dessins en serait la simple mise en œuvre, ou la défense, voilà ce que l’on ne nous explique pas.

Notons d’abord qu’il n’existe pas, en tous cas en France, de principe général de la liberté d’expression. Présenter un tel principe comme l’un des apports de l’universalisme occidental est une filouterie. La loi sur la liberté de la presse, qui régit cette question, lui donne des limites : il est interdit - et pénalement sanctionné - de diffamer autrui ou de l’injurier ; il est interdit d’inciter à la haine raciale. Injures, diffamations, incitations à la haine, sont d’autant plus interdites qu’elles visent des groupes particuliers à raison de leur appartenance réelle ou supposée à une race, à une religion, à un peuple, ou à raison de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur état de santé, etc.

De ce seul point de vue, on peut dire que, par exemple - et puisque c’est bien de cela qu’il s’agit en l’espèce - la provocation à la haine à l’encontre des musulmans est pénalement sanctionnée par la loi française. Dans quelle mesure cette loi est-elle effectivement mise en œuvre, cela est une autre question. Dans quelle mesure la pénalisation de certaines expressions se justifie en est encore une autre.

Il n’est pas inutile de remarquer sur ce point que la voie pénale n’est pas la seule qui soit offerte, même en demeurant dans le domaine du contrôle judiciaire des comportements, pour combattre les propos qui portent atteinte aux personnes, à leur dignité, à leur sécurité, etc. On se rappelle par exemple la condamnation de Jean-Marie Le Pen pour avoir dit que les chambres à gaz nazies étaient un simple « détail » de l’histoire du vingtième siècle. Aucun texte, alors, ne réprimait ce genre de négationnisme ; il n’y avait pas encore de « loi Gayssot ». C’est au nom du principe juridique général qui veut que « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » (article 1382 du Code civil) que des associations d’anciens déportés, des associations antiracistes et de défense des droits de l’homme, etc., avaient poursuivi en justice l’auteur de ces propos et l’avaient fait condamner à leur verser des dommages et intérêts : la portée symbolique d’une telle condamnation vaut bien celle d’une condamnation pénale.

Outre ce recours aux règles de la responsabilité civile, qui veut que l’on est tenu des fautes que l’on commet, des mesures peuvent toujours être prises en cas de troubles à l’ordre public, commis ou risquant de l’être, à travers une publication par ailleurs en elle-même licite ; ou lorsque est en cause le respect dû à la vie privée, que la loi protège également. Dans de tels cas, il appartient aux tribunaux d’arbitrer entre les principes de liberté d’expression et de protection de la vie privée ou de l’ordre public, principes tenus par la loi comme également respectables - même si la notion « d’ordre public » est en elle-même extrêmement confuse, et sujette aux pires dérives. La requête de certaines associations musulmanes tendant à faire interdire la sortie du numéro de Charlie-Hebdo reproduisant les fameux dessins a semble-t-il été écartée pour des raisons de forme ; rien ne permet donc de dire si, quant au fond, elle n’aurait pas pu être accueillie.

Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de lutter contre des propos ou des comportements, on n’est pas tenu de recourir aux tribunaux : les combats idéologiques sont avant tout politiques, et la condamnation morale de l’opinion est sans doute la meilleure qui soit ; des décisions de justice peuvent y contribuer, mais ne sauraient la remplacer ; par ailleurs, les juges eux mêmes sont des hommes et des femmes qui n’échappent pas comme par miracle aux idées dominantes. Leurs décisions, lorsque doit être appréciée d’une manière somme toute subjective la valeur des principes et des intérêts en cause dans un cas déterminé, sont aussi fonction de l’état de l’opinion ; les juges partagent les évidences communes, et la voie judiciaire suppose souvent, pour avoir quelque efficacité, qu’existe au moins un courant significatif de l’opinion allant dans le sens de la décision recherchée.

Donc, la liberté d’expression n’est pas, en France, un absolu intangible ; mais à supposer qu’elle le soit, rien ne permettrait de dire pour autant que la publication de nos caricatures se justifiait : ce n’est pas parce qu’on a « le droit » de faire une chose qu’il faut absolument la faire ; si ce « droit » peut, pour un tempérament légaliste, être une condition nécessaire à la publication, il n’en est certainement pas une condition suffisante. On peut donc parfaitement considérer que même s’il était loisible de le faire, il ne l’aurait pas fallu. Nulle « censure » à cela.

Le « droit au blasphème » et ses usages

Certains ont dans le débat brandi ce qui apparaît aujourd’hui comme un lieu commun dans certains milieux islamophobes : le « droit au blasphème ». L’expression est à tout le moins curieuse. Pour qui n’est pas croyant, le blasphème est sans portée. On ne peut pas vouloir déplaire à un « Dieu » dont on nie l’existence. Le blasphème ne peut concerner que les personnes pour qui il a un sens, c’est à dire celles qui sont croyantes ; et pour elles, dans une société où coexistent toutes sortes de croyances et toutes sortes d’incroyances, l’interdit n’a pas à résulter de la loi générale applicable à tous les membres de celle-ci : il résulte déjà des règles de leur religion, auxquelles elles adhèrent librement. Ceux qui prônent le « droit au blasphème » ne le réclament à l’évidence pas pour ceux qui, par leur adhésion à une religion, se refusent de toutes façons à l’exercer. Non : ils le réclament pour eux mêmes. Or, pour qui n’est pas croyant, le blasphème n’a en tant que tel aucun sens, et si l’on s’interroge sur les raisons qui peuvent les pousser à en réclamer le droit - qu’au demeurant personne ne leur conteste - on voit que la raison est simple : puisque injurier « Dieu » n’a pour eux aucun sens, ce sont simplement les croyants qu’ils veulent injurier.

Il est paradoxal, soit dit entre parenthèses, de constater que ceux-là même qui disent que la religion doit demeurer de l’ordre des choses privées, strictement domestiques, voire clandestines, ne se proposent pas de blasphémer dans le secret de leur boudoir. S’ils exigent que chacun garde sa foi bien au chaud dans son for intérieur, ils souhaitent quant à eux exhiber à tous vents leur irréligion.

Au demeurant, républicanistes de tous poils devraient y réfléchir à deux fois à propos de blasphème : leur religion a également ses idoles sacrée, à tel point qu’ils ont institué en délits les outrages faits au drapeau tricolore où à l’hymne guerrier qu’est La Marseillaise. Les adorateurs de ces idoles, le fait est significatif, n’ont eu l’idée de cette pénalisation qu’après le 11 septembre 2001, et plus précisément après qu’au mois d’octobre de cette même année, des jeunes gens eurent commis l’irréparable sacrilège de « siffler » le célèbre refrain affirmant que les « ennemis de la France » ont un « sang impur ».

Quant aux quelques momies qui défilaient en ordre dispersé en décembre dernier pour célébrer le centenaire de la loi de 1905, elles arboraient un badge indiquant : « Laïcité sacrée ! »...

La question, cela dit, n’est donc pas simplement celle de la liberté d’expression, mais celle de l’expression elle-même, de ses raisons d’être, de sa signification idéologique et politique dans un contexte donné.

« L’anticléricalisme » au service du racisme

On admirera à cet égard la perversité de l’argument - également entendu dans ce débat - selon lequel la publication des dessins en question permettait de manifester un soutien au directeur de publication licencié de France-Soir. Considérer que cet ancien directeur doit être soutenu, c’est considérer qu’il aurait été licencié « à tort ». Mais cela pourrait avoir plusieurs fondements ; or, il ne semble pas que qui que ce soit ait contesté, par exemple, le droit d’un patron de presse à décider de la ligne éditoriale de son journal, et à disposer, comme d’autant de mouchoirs jetables, de ses subordonnés : les questions ainsi posées n’auraient dans une telle hypothèse, plus grand chose à voir avec le contenu du dessin publié par France-Soir, et tout à voir avec l’organisation des entreprises en général, et des entreprises de presse en particulier, dans un système capitaliste. Or, si ce dont il s’agit n’est pas le droit régalien du propriétaire du journal de se défaire de son directeur de publication s’il ne partage pas ses choix, c’est qu’il s’agit des motifs précis du renvoi de ce directeur : il lui a été reproché d’avoir publié le dessin en cause, et c’est cela qui est contesté ; en somme, le soutien à ce directeur consiste à dire qu’il a eu raison de publier ledit dessin. Mais alors il est hypocrite de dire que c’est pour le soutenir qu’on le publie également : c’est en réalité simplement parce que l’on pense qu’il fallait en effet le publier. Ni la solidarité journalistique, ni la liberté d’expression n’expliquent donc cette nouvelle publication. Il faut l’expliquer par elle-même.

On a vu que ces dessins se caractérisaient d’abord et avant tout par leur islamophobie, par leur dénonciation des musulmans en général comme agents du terrorisme ; il n’est pas pour autant certain que toute reproduction ait ou ait eu une visée raciste. Quand le débat fait rage, quand dans le monde entier, manifestations, violences et menaces se succèdent, il peut être légitime de donner à chacun les moyens de savoir de quoi il retourne. Si le dessin litigieux a été commandité, dessiné, initialement publié, puis reproduit, dans une intention islamophobe, il pouvait parfaitement être reproduit une fois le débat lancé pour les seuls besoins de l’information du public. Donner à voir le dessin dans de telles conditions ne signifie pas forcément : « Regardez comment je vois Mahomet », mais peut signifier : « Regardez quel est le dessin que beaucoup jugent scandaleux ». Rappeler que l’on a reproché à Le Pen de dire : « détail », cela n’est pas la même chose que dire soi-même : « détail ». On peut dès lors s’interroger sur le sens de la publication dans France-Soir, mais aussi dans Le Nouvel Observateur, de ce dessin ; et on peut, pourquoi pas, accorder à ces journaux le bénéfice du doute, dès lors qu’ils n’ont pas simplement dit publier un portrait du prophète de l’islam, mais simplement voulu mettre à la portée du public l’un des éléments d’un débat en cours. Et la vérité est en effet que l’on comprend mieux l’émotion soulevée par un dessin tel que celui-là une fois qu’on l’a vu.

Pourtant, tout le contexte de ce débat rend assez transparente l’intention raciste de Charlie Hebdo dans cette publication. D’abord parce que ce journal n’est pas à proprement parler un journal d’information [1] ; ensuite parce que l’islamophobie est désormais l’un de ses fonds de commerce favoris [2]. La mise en avant complaisante de son caractère décidément irrévérencieux ou anticlérical ne suffit en aucune manière à excuser une telle ligne éditoriale. Au demeurant, il y a quelque chose de lamentablement indécent de voir un journal qui s’est naguère illustré par son irrévérence à l’égard des puissants de son propre monde, et qui choisit aujourd’hui, la fatigue de ses collaborateurs aidant peut-être, de faire porter dans un confortable retournement d’alliances et de valeurs, son irrévérence sur les déshérités, victimes de ces mêmes puissants. Que des Français, blancs, de tradition chrétienne, se moquent de l’Église catholique, cela peut avoir du sens. Que des Arabes, des Iraniens, des Afghans, ou des Pakistanais entendent combattre l’islam, cela les regarde. Que ceux qui ont tout s’en prennent aux convictions intimes de ceux qui n’ont rien, cela devient une autre histoire.

Quoi qu’il en soit, le débat autour des « caricatures » donne l’occasion d’approfondir la spécificité, à l’intérieur des idéologies antireligieuses, des attaques permanentes dont « l’islam » fait l’objet : à cet égard, Charlie Hebdo n’est jamais qu’un symptôme parmi d’autres, simplement un peu plus minable que d’autres.

Un contexte islamophobe

Les agents de l’islamophobie contemporaine, qui s’obstinent à prétendre n’y voir qu’une manifestation légitime du droit - incontestable dans une démocratie - à « critiquer » les religions seraient bien inspirés, au lieu de se borner à les déplorer avec condescendance, de s’interroger sur les réactions que suscitent les attaques contre « l’islam » chez de nombreuses personnes, hommes et femmes, qui ne se considèrent pas à titre personnel comme religieuses, qui ne se soumettent à aucun des préceptes de la religion musulmane, et qui se sentent néanmoins visées par ces attaques.

On disait jadis, pour désigner - quelle que soit leur origine effective - les personnes issues de l’immigration maghrébine, « les Algériens ». Plus tard, on a dit « les immigrés ». On a inventé les « les beurs ». Désormais, les voilà étiquetés « musulmans ». Quand une personne se voit en permanence assignée à une identité, il faut bien qu’elle finisse par s’y reconnaître. Tel jeune homme dont le nom trahit une origine maghrébine, qu’il ne cherche d’ailleurs pas à cacher, se voyait demander dans le courant du dernier mois de Ramadan, alors qu’il était en plein déjeuner accompagné d’un verre de vin, s’il pratiquait le jeûne. Puisqu’il sait qu’on le considère, quoi qu’il fasse ou dise, comme « musulman », il est assez naturel qu’il considère de son côté que les attaques lancées contre l’islam le concernent de près. De toutes façons, quelles que soient leur attitude personnelle à l’égard de la religion, les personnes issues de l’immigration maghrébine ou sahélienne ont généralement certaines attaches avec l’islam, en tant par exemple qu’il est la religion de leurs parents, de certains de leurs frères ou de certaines de leurs sœurs, d’amis, de cousins, de voisins, etc. Il savent d’emblée, lorsqu’on s’en prend en termes généraux aux « musulmans », que ces proches, dont ils mesurent à quel point ils n’ont rien à voir avec les caricatures que l’on dresse d’eux, sont victimes de ces attaques. Il n’est pas rare que se définissent aujourd’hui comme « musulmans » des gens dépourvu de toutes pratiques religieuses, et qui n’auraient pas eu idée de se définir ainsi jusqu’à ce que, un matin de septembre 2001, ils ne s’aperçoivent qu’on les regardait tout à coup d’un œil différent.

On peut regretter la violence des réactions suscitées par l’affaire des caricatures dans le monde musulman ; on ne saurait s’en étonner. Le monde musulman a toutes raisons de considérer qu’il ne reçoit de l’occident que mépris et humiliations. Les dictatures au pouvoir ont beau jeu de s’appuyer sur les manifestations de ce mépris pour canaliser contre d’autres qu’elles mêmes les rancœurs populaires : l’occident fournit pour cela surabondance de prétextes ; il n’est pas surprenant qu’à l’occasion, les intéressés s’en saisissent.

Les provocations de Nicolas Sarkozy avaient naguère déclenché quelques incendies de voitures ; celle d’un journal danois aura déclenché celui de quelques ambassades. Ceux qui prêchent la « guerre des civilisations » ne peuvent s’étonner de voir riposter leur ennemi désigné.

Post-scriptum

Sur ce sujet, lire aussi Domenico Joze, « Quand des médias caricaturaux pérorent sur des caricatures »