21 Penseurs pour comprendre le XXI°

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Le monde de l'éducation Juillet-Aout 2001 :

La Poésie peut sauver le monde.:   Yves Bonnefoy.


Le salut par l'ironie :Viral et métaleptique :  Jean Baudrillard


Etre heureux ,c'est toujours être heureux malgré tout: Clement Rosset


Toute théorie n'est qu'une intuiton impatiente : George Steiner


"Même dans un goulag ,rien ne peut arrêter la diffusion de certains rêves.C'est la diffusion

de rêve qui ,dans la lutte idéologique,est l'arme la plus puissante."
Les trois portes phénoménales : Réussir à créer la vie humaine ;Comprendre ce qu'est le moi.
Découvrir les limites de l'univers en déterminant quand a commencé le temps.


Scientifique,pas missionnaire : Yves Coppens.


La philosophie politique n'est pas morte à Auschwitz:  Alain Renaut.


Laisser plaçe aux différences et aux appartenances. Respect de l'individualité qui ne doit pas s'éffacer dans des groupes disposants de droits collectifs ,comme s'ils constituaient des "super-sujets".


L'enchanteur :   Mario Vargas Llosa :
Il existe chez l'homme un besoin de luxe ,de dépense gratuite pour compenser cette part maudite
qu'il a été indispensable de réprimer afin de vivre en communauté.
Le rôle des écrivains reste celui de creuser le langage. Si nous ne voulons pas être une société de
moutons domesticables et manipulables par toutes les formes de pouvoir,y compris

celui de la science ,il faut défendre la littérature.


Nous sommes les enfants du Moyen Age :   Jacques Le Goff.


Les acquis de la femme sont bien fragiles :   Françoise Héritier.


Le jardin,c'est de la philosophie rendue visible :    Erik Orsenna.


Autrui est secret parce qu'il est autre.Je suis secret , je suis au secret comme un autre. : Jacques Derrida .
On'a jamais à pardonner que l'impardonnable.C'est ce qu'on appelle faire l'impossible.Et d'ailleurs ,
quand je ne fais que ce qui m'est possible,je ne fais rien,je ne décide de rien,je  laisse se
développer un programme de possibles.Quand n'arrive que ce qui est possible,il n'arrive rien.
Le seul pardon possible est donc le pardon impossible.


Le Siécle finit mal pour une très grande partie du monde :    Eric Hobsbawm.


La loi n'a pas tous les droits :   Mireille Delmas-Marty.


On ne regarde plus les étoilles, mais les écrans : Paul Virilio.


"L'image virtuelle ,c'est la machine qui voit,qui sent à votre place,et vous liquide en tant
qu'être actif au profit d'un être passif"
Réflexion critique sur la vitesse :


Un référendum pour une constitution européenne :   Jurgen habermas.
"tout ce qui est techniquement faisable et économiquement exploitable doit être mis en oeuvre
sans détour préalable par la discussion: danger actuel.


Une représentation objective du passé n'a pas de sens :   Marc Augé.
La surmodernité place l'individu seul,face à l'étendue de la planéte,sans le secours des anciennes médiations.


L'enfant bléssé est encouragé à faire une carrière de victime :   Boris Cyrulnik.
Résilience : capacité à réussir , à vivre , à se développer en dépit de l'adversité.


Le régne de la pensée : Alain Prochiantz
L'espèce n'existe pas,elle est une entité virtuelle.



 

L'histoire après l'histoire (Hegel 200 ans après)

Par Jean Zin, mercredi 14 mars 2007 à 23:00

Messieurs, ce moment est historique, car, même si personne n'en parle ni même ne semble le savoir, cela fait tout juste 200 ans que l'histoire est finie !

C'est, en effet, le bi-centenaire de la publication de la "Phénoménologie de l'Esprit" en mars 1807, et donc de la pensée de l'histoire. A suivre Kojève, qui en a popularisé le thème dans les années 1930, la pensée de l'histoire annoncerait aussi sec la "fin de l'histoire" ! Voilà qui serait bien paradoxal même si la chouette de Minerve ne s'envole qu'au soir, c'est-à-dire qu'on ne peut comprendre une histoire, en tirer les leçons, qu'une fois la fin connue, et certes, on ne peut continuer aussi naïvement ce dont on vient de prendre conscience ! Etrange fin de l'histoire tout de même, pleine de bruits et de fureurs où le progrès accéléré des techniques et de la richesse a produit les plus grandes destructions et les plus grandes misères aussi, faisant éclater toutes les anciennes solidarités dans une destruction systématique du passé.

On pourrait penser que ces questions métaphysiques n'ont aucun intérêt pratique ou politique, on aurait grand tort et d'ailleurs cette fin de l'histoire est revendiquée aujourd'hui par de petits idéologues comme Fukuyama qui sont loin d'avoir la carrure de Kojève et n'y voient qu'une justification de l'ordre établi : la démocratie de marché pour l'éternité ! On verra que cette prétendue "Fin de l'histoire" est à comprendre plutôt comme le passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, ce qui est tout le contraire du libéralisme triomphant où il n'y aurait plus rien à faire, mais ce passage n'est pas du tout immédiat, il fait encore partie de l'histoire avec la confrontation des idéologies libérales, puis communistes, puis fascistes, puis nazis, puis sociaux-démocrates enfin néolibérales et, espérons-le, écologistes... Avec l'écologie se projetant dans l'avenir au nom des générations futures, on s'approcherait peut-être d'une véritable fin de l'histoire si l'écologie n'avait pas elle-même une histoire. L'erreur, serait de croire que la philosophie hégélienne serait universellement partagée à peine formulée ou que l'Etat universel se ferait sans drames alors qu'il faut bien avouer que la "Phénoménologie" est carrément illisible et que sa mise en oeuvre ne coule pas de source, c'est le moins qu'on puisse dire ! Il semblerait plutôt que l'histoire n'en finit pas de finir, dans un temps asymptotique qui n'atteint jamais sa fin et connaît plutôt maints retournements en se rapprochant de son objet, si différent à chaque fois de ce qu'on s'imaginait de loin. Ce qui a changé désormais, c'est du moins que l'histoire se joue maintenant entre conceptions de l'histoire, entre visions de l'avenir, c'est-à-dire entre idéologies qui n'ont pas fini de s'affronter pour déterminer ce qu'il nous faut faire, dans la confrontation avec l'expérience et nos propres limites.

En tout cas, il ne s'est pas rien passé depuis tout ce temps et parmi ce qu'il y a de plus grave, notamment les totalitarismes nazi et communistes. Or, ce ne sont pas des événements complètement étrangers à la philosophie de Hegel, en ce que ces régimes se sont réclamés de ses principes (en particulier de sa philosophie de l'Etat ou de sa dialectique historique). On peut donc penser à juste titre qu'il a une part de responsabilité d'une certaine façon dans ce qu'on peut considérer, après-coup, comme de grossières erreurs d'interprétation pourtant ! Ce n'est en aucun cas une raison de rejeter Hegel, tout au plus de le corriger, car ce n'est pas une religion aussi fausse que les autres et qu'il suffirait de renvoyer aux poubelles de l'histoire, c'est un philosophe incontournable. En effet, ce qui est criminel dans son utilisation par les nazis (Heidegger notablement), c'est qu'ils détournaient ainsi pour un but criminel des vérités effectives, et qui le restent, bien qu'elles soient toujours aussi méconnues sinon méprisées de nos jours. Il est certain qu'il faut repenser avec plus de rigueur la dialectique entre individu et société ou du singulier et de l'universel, abandonner la prétention d'abolir toute division sociale, faire plutôt de l'autonomie individuelle, c'est-à-dire de la liberté objective, la finalité de l'Etat, ne jamais laisser enfin de pouvoirs sans contre-pouvoirs ; mais c'est un fait que tout cela se trouve déjà dans la "Phénoménologie de l'Esprit" (dans la critique de la Terreur par exemple) et sera constamment réaffirmé par la suite.

Certes rarement un livre n'a été aussi impénétrable, ce qui le rend sujet à tous les malentendus. On croit pouvoir l'accuser d'étatisme ou d'esprit de système alors qu'il démontre au contraire le caractère contradictoire de la liberté, sa négativité, son imprévisibilité et les limites du savoir, le savoir absolu étant le savoir de l'ignorance, ou du moins des limites du savoir, du caractère dialectique, subjectif et historique, de tout savoir à rebours de ce que peut faire croire son sens littéral. La dialectique rend tout savoir transitoire d'être savoir d'un sujet, moment d'un processus d'apprentissage. Hélas, on ne veut plus entendre parler de dialectique depuis la chute du communisme, et ça n'arrange pas les choses, c'est le moins qu'on puisse dire, à retomber dans des idées simplistes, un moralisme des valeurs avec un positif supposé naïvement dépourvu de tout négatif. La démagogie de la société du spectacle voudrait condamner sans appel tous les savoirs qui ne sont pas immédiatement accessibles à tous mais sans dialectique, la politique est non seulement impuissante, elle est dévastatrice, et la liberté oppresse au lieu de libérer ! La dialectique n'est pas le seul instrument que nous devons emprunter à Hegel, loin de là, et, malgré la difficulté, malgré son caractère apparemment intempestif et qui n'intéresse personne, il est urgent de rappeler quelques vérités, dans cette période de bouleversements, en quoi Hegel peut nous être indispensable aujourd'hui, en quoi il donne les clefs de l'histoire qui s'est déroulée après lui en même temps qu'il éclaire les enjeux de l'avenir.

La liberté

Voilà comment j'ai cru pouvoir résumer Hegel pour Wikipédia :

Hegel Hegel s’est fixé pour but d’élever la philosophie au rang de science qui rend compte d'elle-même, du sujet qui l'énonce, du processus historique où il prend place et, finalement, de l'unité sujet-objet autant que de leur division. On peut définir son objectif comme conscience de soi, mais de soi comme communauté historique (politique et religieuse) d'individus actifs qui transforment le monde, progrès dans la conscience de la liberté (c'est-à-dire progrès dans la connaissance de soi, tout comme dans la liberté de conscience ainsi que dans le droit et dans l'Etat comme liberté objective). C'est une philosophie de l'histoire, de l'action et d'une liberté à conquérir avec ses contradictions, sa négativité, sa dialectique : passage de l'histoire subie à l'histoire conçue où la Phénoménologie s'achève après être passée de la conscience de soi à la conscience morale puis à la conscience politique et religieuse dans leur historicité.

"Chacun admet volontiers que l’esprit possède aussi, parmi d’autres qualités, la liberté; mais la philosophie nous enseigne que toutes les qualités de l’esprit ne subsistent que grâce à la liberté, qu’elles ne sont toutes que des moyens en vue de la liberté, que toutes cherchent et produisent seulement celle-ci; c’est une connaissance de la philosophie spéculative que la liberté est uniquement ce qu’il y a de vrai dans l’esprit (...). p27

Il faut dans la conscience, distinguer deux choses : d’abord le fait que je sais et ensuite ce que je sais. Ces deux choses se confondent dans la conscience de soi, car l’esprit se sait lui-même : il est le jugement de sa propre nature; il est aussi l’activité par laquelle il revient à soi, se produit ainsi, se fait ce qu’il est en soi. D’après cette définition abstraite, on peut dire de l’histoire universelle qu’elle est la représentation de l’esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu’il est ; et comme le germe porte en soi la nature entière de l’arbre, le goût, la forme des fruits, de même les premières traces de l’esprit contiennent déjà aussi virtuellement toute l’histoire. p27

L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté - progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité". p28 (Leçons sur la Philosophie de l'histoire, Vrin 1963, traduction J. Gibelin/E. Gilson)

C'est bien sûr une impossible gageure que de vouloir résumer Hegel. J'ai du moins voulu insister sur la place de la liberté comme négativité dans l'apprentissage historique, car ce n'est pas une liberté simple et joyeuse mais grave et déchirante où se joue le sort du monde avec "le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif" (Ph I 18). Ce n'est cependant jamais qu'une négation partielle qui conserve l'essentiel et l'achève plus qu'il ne le supprime. La réflexion, c'est-à-dire penser contre soi-même, n'est jamais facile, c'est au moins vexant, mais ce n'est pas pour autant renier tout ce que nous sommes, seulement tenter de se séparer de nos illusions et de nos refoulements, comme de nos préjugés et de nos principes trop dogmatiques.

Ainsi l’esprit s’oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu’il doit vaincre ; l’évolution, calme production dans la nature, constitue pour l’esprit une lutte dure, infinie contre lui-même. Ce que l’esprit veut, c’est atteindre son propre concept ; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie.

De cette manière, l’évolution n’est pas simple éclosion, sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même ; de plus elle n’est pas seulement le côté formel de l’évolution en général mais la production d’une fin d’un contenu déterminé. Cette fin, nous l’avons définie dès le début ; c’est l’esprit et certes, d’après son essence, le concept de liberté. p51 (Leçons sur la Philosophie de l'histoire, Vrin 1963, traduction J. Gibelin/E. Gilson)

Cette difficile liberté, avec sa dialectique tortueuse, est bien ce qu'on retrouve dans les institutions de la liberté (sciences, démocratie, marché) qui témoignent d'une marche erratique bien loin de toute nostalgie de l'âge d'or, d'une liberté naturelle originelle et harmonieuse, de toutes les figures de l'impossible d'essence religieuse d'une liberté prétendue absolue mais que partagent bien des révolutionnaires.... Le mal ne se réduit pas au pouvoir, ce n'est pas l'Autre, ce n'est pas ce dont une liberté peut se débarrasser quand c'est le bien lui-même qui est la cause du mal (dans l'amour ou la jalousie), quand le positif contient son propre négatif ! C'est précisément l'apprentissage historique du mouvement anti-libéral, montrant les contradictions d'un néolibéralisme qui se retourne contre les libertés et contre lequel il faut résister sans admettre de retomber pour autant dans le totalitarisme qui avait lui-même répondu au premier libéralisme ! L'événement métaphysique auquel nous avons à faire face aujourd'hui, c'est bien l'expérience des limites de la liberté (d'une "liberté contre", libération de toute contrainte produisant confusion et désorientation). En effet, après l'expérience des ravages de la volonté, (c'est-à-dire d'une "liberté pour", liberté de décider qui mène à la Terreur et au au totalitarisme quand elle est sans limite) nous avons fait l'expérience des limites du laisser-faire, presque aussi totalitaire, le totalitarisme de marché ayant tout envahi et justifiant amplement le développement des luttes anti-libérales. Après l'opposition extérieure du pouvoir qui la contraint, il faut affronter la division intérieure à la liberté elle-même déchirée entre fidélités contradictoires. C'est le principe de la dialectique et c'est ce qui manque le plus à la philosophie de l'identité, à l'ontologie heideggérienne en particulier, aboutissant à la négation de l'individu dépourvu de tout interlocuteur.

 

Dialectique

La dialectique est habituellement identifiée au syllogisme et ses trois moments : thèse, antithèse, synthèse ou position, opposition, composition. On prétend même que la dialectique supprimerait ainsi toute opposition ! Cependant à la fin de la Logique (L'idée absolue, p 381-383) Hegel montre que le moment négatif se divise en deux : opposition extérieure et division intérieure, intériorisant plutôt la contradiction. "Si après tout l'on veut compter", "au lieu de la triplicité, on peut prendre la forme abstraite comme une quadruplicité", (souligné par les traducteurs, en particulier dans leur présentation de la doctrine de l'essence, pXIII). Insister sur les 4 temps n'empêche pas du tout la pertinence de la division ternaire, omniprésente. En fait on devrait parler plutôt de cinq temps, constitués de deux fois trois temps puisqu'il y a bien une synthèse partielle entre les deux moments négatifs : 1) position, 2) opposition extérieure, 3) unité spatiale des opposés (par ex. d'un match de boxe), 4) division intérieure de l'unité, 5) enfin compréhension de l'identité, temporelle et de lieu, de soi dans l'être-autre (totalité sujet-objet comme processus de production du sujet dans son opposition à l'objet). C'est ce qu'on retrouve dans la Phénoménologie déjà :

Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu'il se scinde à son tour en deux parti. En effet, il montre par là qu'il possède en lui-même le principe qu'il combattait auparavant et qu'il a supprimé l'unilatéralité avec laquelle il entrait d'abord en scène. (...) De cette façon, le schisme naissant dans un parti, qui semble une infortune, manifeste plutôt sa fortune. (Phénoménologie, II p123)

1, 2, 3, 4, 5 ! Quelle importance ? Pour sortir des schémas ternaires trop mécaniques, mais l'important c'est le mouvement de réflexion, c'est l'intériorisation du négatif, qui n'est pas seulement extérieur, loin de surmonter la contradiction ou de concilier les opposés... La dialectique est un mode d'interaction qu'on pourrait presque appeler fractale puisqu'elle consiste en corrections partielles successives à mesure que les contraires s'interpénètrent et que l'objectivité du sujet se confronte à la subjectivité de l'objet. Ce n'est pas seulement un phénomène cognitif, il n'empêche que, pour nous, il est certain que la dialectique concerne en premier lieu le fonctionnement de notre esprit, l'acquisition de connaissances basée sur le scepticisme et la vérification, et donc sur la correction de nos erreurs ou préjugés à mesure qu'ils rencontrent les démentis du réel. Passage de l'énonciation dans l'énoncé, de la vérité dans le savoir, de la liberté dans la Loi. Après la logique de l'apprentissage, la dialectique se manifeste massivement dans les luttes politiques, pas seulement dans les rapports entre individu et société, la constitution d'un discours commun, mais surtout dans la division de la société et l'alternance de politiques opposées (c'est une dialectique historique).

Plus généralement, la dialectique nous enseigne que toute chose est divisée, éphémère, moment d'un processus contradictoire. On peut retrouver effectivement une dialectique dans les choses elles-mêmes, on le sait depuis Héraclite au moins ("le conflit est père de toute chose"), les interactions entre forces opposées ("la foudre") déclenchent dialectiques matérielles et cycles biologiques. Ce n'est bien sûr pas une raison pour en faire un dogme simpliste et l'instrument du jésuitisme des dominants (les meilleures doctrines, les religions les plus généreuses, peuvent être confisquées par les pouvoirs ou par la bêtise universelle). La dialectique de la nature, on le sait, a donné lieu à trop de délires ! Sans en rejeter le principe, il faut rester prudent sur ce terrain, éviter de plaquer des conceptions abstraites sur les réalités concrètes au lieu d'observer les interactions effectives, et s'attacher d'abord à la dialectique historique qui est à la fois entièrement matérialiste (ressources, luttes, travail, techniques) et entièrement spirituelle ou cognitive (discours, institutions, histoire, sciences).

Dans la conception positive des choses existantes, la dialectique inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire. Marx I, 559

Il faut nuancer cependant la part du négatif en rappelant que toute négation est partielle et conserve plus qu'elle ne renie. C'est un point crucial et trop souvent négligé (lié à la difficulté de traduire aufhebung). La négativité n'est pas l'entropie car c'est tout autant la force qui y résiste et sauve ce qui peut l'être, ne se laisse pas faire. On ne changera pas notre humanité ni tout notre passé. Il n'y a pas d'homme tout-à-fait nouveau par rapport aux Grecs notamment, même si on change sans cesse et qu'on prend la plupart du temps le contrepied de ce qui s'est fait juste avant ou qu'on s'oppose au cours des choses. On ne peut faire plus que corriger le tir ou faire un pas de plus sur le chemin de nos pères, continuer l'aventure humaine, sauver ce qui peut l'être, éviter le pire, espérer des jours meilleurs, tout en sachant que c'est le bien qui est la cause du mal, de la jalousie comme des guerres, de la culpabilité ou d'un chagrin d'amour ! Ce n'est pas la seule difficulté dans l'utilisation d'une dialectique qu'on peut mettre à toutes les sauces mais dont la réalité est incontournable et ne se plie pas aux simplifications des propagandes de masse. En désespoir de cause on peut donner au moins 3 points sur lesquels l'action politique ne peut se passer de dialectique si elle ne veut pas aller directement au désastre :

1. Tout positif a son négatif et tout négatif son positif. Ce serait presque la définition de l'écologie politique qui dénonce le négatif de notre industrie et défend la diversité mais cela implique toute une dialectique des contradictions et de l'incomplétude qui doit nous inciter à l'expression du négatif afin de pouvoir corriger le tir à temps, redresser la barre devant les inévitables dérives. La cybernétique ne dit pas autre chose entre boucles de rétroaction positive et négative, instruments d'une liberté décidée d'atteindre le but visé, introduction de la finalité dans la chaîne des causes à travers tous les aléas de la vie.

2. Notre rationalité est très limitée. C'est cela malheureusement le savoir absolu : tout savoir est savoir d'un sujet et limité comme tel, au moins à son temps. La dialectique nous dit qu'on a tout à apprendre encore, qu'il faudra affronter bien des contradictions, que nous devrons renier nos anciennes croyances, découvrir de nouvelles questions insoupçonnées. Que le système se boucle sur lui-même donnant un fondement solide à la connaissance de soi comme reconnaissance par les autres, cela n'empêche pas qu'il est construit sur le doute, la négativité d'un scepticisme qui mine les savoirs les mieux établis, savoir qui manque justifiant plutôt le principe de précaution contre une puissance débridée ivre d'elle-même et illusoire. Si Hegel a été le premier à en souligner la nécessité, il a montré aussi toutes les limites historiques de la construction d'une intelligence collective à partir de nos échecs et de nos errements. Le problème, ce n'est pas les autres, plus ou moins calomniés, c'est nous, notre petit esprit de si grande conséquence ! Avant d'être morale, la question est cognitive. La responsabilité de notre situation catastrophique n'est pas à chercher dans notre supposée soumission encore moins dans notre mauvaise foi mais d'abord dans notre rationalité limitée, l'indigence de nos solutions (nazisme, communisme, libéralisme) dont l'expérience historique a été si catastrophique, mais ferons-nous mieux ?

3. On a besoin de faire société, de se sentir entourés, reconnus. On a besoin d'un amour réciproque et d'une capacité d'action collective. Nous ne sommes pas des monades isolées, individus entièrement faits des autres même s'ils se détachent de leur communauté. L'Autre est au coeur du sujet qui se construit sur l'identification et le langage mais cela n'empêche pas le poids du collectif d'être rapidement étouffant, aliénant, totalitaire. Tout est dans cette tension entre individu et collectif, la bonne distance toujours à reconquérir. Notre existence ne prend sens qu'à s'inscrire dans l'aventure humaine mais à condition d'y agir comme individu singulier. Il n'y a pas d'individus sans les supports sociaux de l'individu, il n'y a pas d'individu sans un Etat de droit ni reconnaissance sociale, mais l'Etat doit viser l'autonomie de l'individu, le développement des libertés. Il y a bien une dimension religieuse à notre être-ensemble mais qui ne peut s'arrêter à la religion alors que la fin de la Phénoménologie ramène cette représentation idéale à notre réalité sociale, conscience de soi comme existence collective et historique, une laïcisation de la religion en somme, où c'est l'homme qui fait ses dieux à son image et doit réaliser la philosophie ici-bas, sans abolir la dialectique, la séparation, le déchirement entre l'idéal et la réalité.

On me contestera sans doute ces formulations un peu trop rapides et orientées sur les problèmes de l'heure mais revenons, malgré la difficulté de la question, à l'histoire effective et sa fin supposée.

 

La fin de l'histoire

Le temps se manifeste donc comme le destin et la nécessité de l'esprit qui n'est pas encore achevé au-dedans de soi-même, la nécessité de réaliser ce qui n'est d'abord qu'intérieur et de le révéler, c'est-à-dire de le revendiquer et de le lier à la certitude de soi-même (...) C'est seulement comme ce devenir se réfléchissant soi-même en soi-même qu'il est en soi en vérité l'esprit. Il est en soi le mouvement de la connaissance - la transformation de cet en-soi en pour-soi, de la substance en sujet, de l'objet de la conscience en objet de la conscience de soi, c'est-à-dire en objet aussi bien supprimé comme objet, ou en concept. Ce mouvement est le cercle retournant en soi-même qui présuppose son commencement et l'atteint seulement à la fin. En tant donc que l'esprit est nécessairement ce mouvement de se distinguer en soi-même, son tout intuitionné apparaît en face de sa conscience de soi simple, et donc, puisque ce tout est ce qui est distingué, il est distingué en son pur concept intuitionné, le temps, et en son contenu ou l'en soi. p305-306

Le but, le savoir absolu, ou l'esprit se sachant lui-même comme esprit, a pour voie d'accès la récollection des esprits (...) Leur conservation, sous l'aspect de leur être-là libre se manifestant dans la forme de la contingence, est l'histoire ; mais sous l'aspect de leur organisation conceptuelle, elle est la science du savoir phénoménal. Les deux aspects réunis, en d'autres termes l'histoire conçue, forment la récollection et le calvaire de l'esprit absolu, l'effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans lequel il serait la solitude sans vie ; seulement - Du calice de ce royaume des esprits écume jusqu'à lui sa propre infinité... (Fin de la Phénoménologie)

A la fin de la Phénoménologie Hegel ne parle pas tant de fin de l'histoire mais plutôt du passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, persuadé au contraire que personne ne peut dépasser son temps. Il est donc loin de croire tout savoir et atteindre la sagesse, comme Kojève l'a prétendu. Effectivement, la "fin de l'histoire" va bien de pair avec le "savoir absolu" qui en est la face cognitive. Seulement, ce n'est pas un savoir infini, c'est un savoir sur le savoir, savoir certes encyclopédique qui se referme sur lui-même et prend conscience de soi dans l'histoire mais qui reste le savoir limité d'un sujet. Plutôt que de "fin de l'historie", Hegel parle d'ailleurs, et de façon bien plus énigmatique, de la fin du temps lui-même ! Il ne désigne ainsi qu'un rapport au temps qui était celui de l'humanité historique jusque là. Rien à voir bien sûr avec le temps de la physique dont on se demande s'il a un commencement et une fin, aussi impensables l'une que l'autre !

Ce n'est pas le temps de la physique qui finit bien sûr mais le temps de l'histoire en tant que destin subi, fatalité extérieure qui devient désormais notre construction collective. Le "temps", ici, c'était ce qui décidait de nous malgré nous et sans qu'on le sache, temps historique ou religieux qui disparaît dans son extériorité lorsqu'il n'y a plus que les moments d'un processus conçu, voulu, d'un projet collectif. Le concept supprime l'extériorité du temps en l'intégrant comme étapes d'une dialectique du sujet et de l'objet. C'est l'apport de la Phénoménologie d'introduire l'évolution dans la pensée permettant d'unifier l'histoire de ses différentes formes jusqu'à nous. Dès lors, la "fin de l'histoire" n'est qu'une réappropriation de notre existence concrète dans sa finitude et l'ouverture à la responsabilité du monde, le passage du passif à l'actif. C'est un événement philosophique, l'accès à un stade cognitif supérieur de responsabilité collective en même temps que du caractère limité et provisoire de nos connaissances, mais pour cela il faut que la vérité de ce que nous sommes ne soit plus remise en cause, ni ébranlée par l'histoire : il faut donc se résigner à notre finitude avec tous nos défauts partagés qu'il faudra bien apprendre à pardonner, faire avec nos bons et nos mauvais côtés, et renoncer à un "homme nouveau" qui est toujours négation de notre humanité et l'appel de toutes les servitudes. Contentons-nous de développer plutôt l'autonomie de tous.

Iéna Hegel ne nous annonce pas la fin du monde et plutôt un monde nouveau mais qui est déjà là d'une certaine façon, celui de la Révolution et de Napoléon qui répand la liberté en Europe avec le Code Civil ! Ce qui s'achève avec lui, c'est une modalité du temps, celle qu'on interroge pour savoir qui nous sommes, un au-delà qui nous sauverait de notre finitude, un avenir radieux, voire un retour à l'origine. Il ne reste dès lors qu'une durée concrète à prendre en compte pour rendre notre monde plus durable, il ne reste qu'une projection rationnelle dans le long terme, l'investissement dans le futur. "Au moment où le Temps cesse d'être abstrait, il cesse d'être Temps" résume Kojève. Nouveau commencement, donc, mais qui manque sans doute d'héroïsme et menacerait d'ennui peut-être si l'histoire devait s'arrêter là !

Le véritable sens de cette "fin de l'histoire" comme savoir absolu qui l'achève, c'est de pouvoir en récapituler le sens. C'est pour fixer le sens comme le point final qui permet de refermer le livre et se consacrer à l'action, alors qu'à laisser la fin complètement indéterminée, c'est ouvrir la voie à tous les fantasmes et d'abord à la négation de tout passé. C'est comme si la critique de la science pouvait renier tout le savoir effectif accumulé et justifier n'importe quel délire sous prétexte que ses théories peuvent toujours être remises en cause. Décréter la fin de l'histoire, c'est annoncer au contraire le temps de la philosophie qui revient sur son passé et peut en donner une représentation unifiée, en comprendre le système, en tirer les leçons, extraire enfin la logique dialectique qui s'y manifeste. Moment de récapitulation qui n'est qu'une étape sur le chemin pour ne pas dévier de sa route.

En tout cas, il n'y a pas de doute, c'est bien l'histoire, des Grecs aux Romains jusqu'à la Révolution française et la bataille d'Iéna, qui a produit la philosophie de Hegel. Après, on peut toujours prétendre que tout était joué en 1807 avec l'Empire et la Phénoménologie, que c'était l'aboutissement de l'histoire avec l'émergence d'un Etat universel et homogène ainsi que de la conscience que nous en sommes les acteurs. Comme si tout cela n'était pas qu'une réalité très locale encore, tout au plus les germes de l'avenir et de la conscience de l'évolution, ce qui n'est déjà pas si mal ! La globalisation n'a pas achevé notre unification politique et il serait bien beau que tout le monde ait dépassé la religion, se soit converti à cette pensée du processus, des cycles écologiques qui nous limitent et des révolutions historiques où la liberté humaine s'affirme ! Il ne suffit pas d'admettre l'évolution historique ni de vouloir se réapproprier son histoire. Il a fallu, depuis, affronter tous les excès de l'idéologie de l'histoire, jusqu'à sa négation actuelle avec l'idéologie de la fin des idéologies...

La suite de l'histoire

L'histoire a bien une suite. Non, on n'est pas sorti de l'auberge, même si tout a changé ! Il nous faut donc essayer de comprendre l'histoire après l'histoire, ce qui commence avec Hegel. Il ne s'est pas rien passé depuis, et il suffit d'y penser pour mesurer la chance qu'on a de vivre après le fascisme, après le communisme, et même après Mai 68. Quand on entend les discours de Mai 68 (auxquels j'ai participé) c'est d'un ringard total, insupportable de bêtise. Ce n'est pas du tout une question d'intelligence pourtant, Jean-Paul Sartre dit des choses absolument débiles, c'est une question d'époque, tout le monde disait à peu près la même chose et c'est ce qui est très étonnant ! Les nouveaux philosophes étaient encore bien plus nuls et le néolibéralisme post-totalitaire qui s'en est inspiré a été dévastateur (nous en sommes encore les victimes). Du seul fait de vivre après, cela nous rend plus intelligents que nos prédécesseurs, même si on n'y est pour rien ! Nous sommes inévitablement en progrès : nos aînés ont été totalitaires, nos pères trop avides mais nous ne serons pas sans défauts. Malgré la bêtise triomphante, la cruauté des foules, notre rationalité limitée, nos passions et nos petits intérêts, la ruse de la raison finit donc par gagner petit à petit, que ce soit à devoir passer par l'expérience ou simplement par le langage et l'argumentation. C'est cela l'histoire et ce qui fait qu'on est plus libres qu'avant, pas beaucoup plus intelligents pour autant, pas moins sans doute non plus, même si l'intelligence est peu visible (elle n'est pas spectaculaire et ne s'impose qu'avec le temps). Cela ne veut pas dire qu'on pourrait se reposer sur une histoire qui se ferait sans nous, encore moins qu'on vivrait dans le meilleur des mondes possibles. Le piège de tout progrès c'est qu'à mesure qu'on s'approche du coeur de la vérité, non seulement tout se complique par rapport à la clarté du commencement grec (plus personne ne peut maîtriser la totalité du savoir), mais la moindre déviation conduit à une erreur bien plus radicale encore et les bienfaits du progrès accompli par rapport à l'état antérieur camouflent l'usurpation qui gagne. Le danger s'accroît paradoxalement à mesure de notre savoir et de notre puissance. En tout cas, la fin n'est pas en vue ou alors c'est une fin qui n'en finit pas de finir...

Impossible de rendre compte ici de la dialectique historique des 200 dernières années. Il suffit de constater pour l'instant comme libéralisme, totalitarisme, néolibéralisme et anti-libéralisme actuel se répondent, visions du monde contradictoires. On pourrait facilement montrer la logique de la succession de l'idéalisme allemand par le matérialisme marxiste qui va nourrir le subjectivisme de la phénoménologie et de l'existentialisme laissant bientôt place au structuralisme le plus impersonnel puis au moralisme ambiant avant le retour du politique... Toutes ces expériences historiques opposées peuvent paraître couler d'évidence après-coup, elles ne l'étaient pas plus que l'écologie-politique d'aujourd'hui, dont l'égarement est manifeste, alors qu'elle devrait pourtant résoudre la contradiction en l'intégrant ! Dans cette phase historico-politique, il nous faudrait abandonner les rêves d'utopie, de pureté et d'harmonie au profit de l'expression du négatif, d'une vision réaliste de notre avenir et de la conscience de nos limites, sans abandonner pour autant nos exigences de liberté et de justice.

C'est seulement après avoir abandonné l'espérance de supprimer l'être-étranger d'une façon extérieure, c'est-à-dire étrangère, que cette conscience, puisque le mode étranger supprimé est le retour dans la conscience de soi, se consacre à soi-même. Elle se consacre à son propre monde et à la présence, elle découvre le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas pour descendre du monde intellectuel. Phénoménologie, p307

Pour Hegel, la fin de l'histoire c'est la reconnaissance par tous de la singularité de chacun et de toutes nos faiblesses, de la part du négatif, du mal qui est en nous mais du bien aussi, de notre finitude habitée par l'infini, de l'universel singulier. C'est le grand pardon qui nous rassemble dans la communauté des pécheurs et de l'Esprit universel. Idéalisme encore, sous cette forme trop religieuse sans doute, mais qui veut retourner au concret et se réapproprier le monde, le faire sien. Cette exigence des "jeunes hégéliens" a débouché sur un communisme trop matérialiste cette fois et qui va provoquer la réaction identitaire spectaculaire du fascisme avant de retomber dans un scientisme libéral proche de l'autisme auquel l'altermondialisme oppose un nouvel humanisme encore incertain mais valorisant la solidarité et nos différences. Il serait temps, effectivement, de sortir de l'économisme triomphant qui nous mène droit à la catastrophe et retrouver nos esprits, notre liberté et notre responsabilité collective, la dimension de la totalité écologique et divisée à laquelle nous participons. La Phénoménologie de l'Esprit peut nous y aider.

La "conscience malheureuse", la "conscience honnête", le combat de la "conscience noble" et de la "conscience vile", etc., toutes ces parties isolées contiennent (bien que sous une forme encore aliénée) les éléments nécessaires à la critique de domaines entiers, tels que la religion, l'État, la vie bourgeoise, etc. Marx II 125

Il y a mille autres choses (comme la critique de la morale) à méditer dans ce livre extraordinaire qu'on gagne toujours à relire pour mieux comprendre notre présent et tirer parti des leçons du passé. On pourra toujours contester ma propre lecture "marxienne" et les conséquences pratiques que je peux en tirer, mais, par exemple, je trouve dans la dialectique et dans l'histoire telle que la Phénoménologie nous la raconte, toutes les raisons de penser que la période est révolutionnaire. Si rien ne semble annoncer une telle révolution dans l'état actuel des forces sociales, les bouleversements que nous vivons depuis notre entrée dans l'ère de l'information et la délégitimation d'institutions démocratiques en bout de course introduisent des raisons objectives de penser qu'en l'absence de guerre une révolution devrait être imminente à cause de l'éclatement de la société et de la contradiction des nouvelles forces productives avec les anciens rapports sociaux du capitalisme salarial. Même s'il n'y en a aucun signe précurseur et que l'Esprit peut sembler parfois nous déserter, la vieille taupe creuse toujours !

Ainsi l'esprit qui se forme par une lente et silencieuse maturation accède à sa nouvelle figure, désagrège successivement les parcelles de l'édifice qui constituait son ancien monde. Que celui-ci soit ébranlé, voilà ce qu'indiquent seulement des symptômes isolés ; la frivolité, l'ennui qui s'installent en tout ce qui existe, le vague pressentiment de quelque chose d'inconnu, sont autant de signes précurseurs indiquant qu'une réalité nouvelle commence à s'instaurer. Cet émiettement progressif, qui n'altère pas la physionomie globale, est interrompu par un surgissement qui, tel un éclair, installe d'un coup la figure du monde neuf. (Phénoménologie de l'Esprit, préface, p10)

Tenir compte de ces données et des leçons de l'histoire, ce n'est pas se faire d'illusions. D'abord il ne faut en espérer aucun paradis sur Terre. A l'opposé du marxisme, Hegel a montré qu'il n'y a pas plus d'abolition des classes ou des divisions sociales qu'il n'y a de volonté générale, quelque soit l'acharnement de la Terreur pour en imposer l'existence par la négation de l'existant ! Il faut dire aussi que je suis un révolutionnaire bien singulier car si je crois une révolution inévitable en l'absence de réformes bien trop radicales pour passer en douce, je suis persuadé que cela se passera mal, comme toujours, et que j'y serais très vite dans l'opposition, si ce n'est pire, traité en traître par le nouveau pouvoir !

Il n'empêche que le plus déprimant pour l'instant c'est de ne pas voir d'issue du tout alors que l'urgence écologique se fait plus pressante et que la précarité s'étend. On n'en voit pas encore le bout, c'est le moins qu'on puisse dire. Du moins Hegel pourrait permettre de mieux s'orienter dans toutes ces contradictions et la confusion du moment, mieux comprendre les ruptures dialectiques dans leur complexité et leur caractère transitoire même s'il ne sert à rien de le dire sans doute, vérité pour personne, incommunicable, interdite enfin à nos démocraties médiatiques...

 

Un petit résumé (trop condensé) de ce qui est pour moi le coeur de la Phénoménologie de l'Esprit :

- Les contradictions de la Morale (I-V-B)

La conscience de l'unité avec les autres prend d'abord la forme du traditionalisme. Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions étrangères aussi bien qu'il renonce à se réaliser véritablement. L'unité avec les autres se réduit dès lors à l'égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité de la jouissance est sa fin, consommation du désir ou être-pour-la-mort. Par son côté universel la conscience surmonte cette menace et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste. Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme loi du coeur s'oppose au monde sans plus de raisons que de lui imposer une logique subjective qui ne rend pas compte d'elle-même. Si elle advient à se réaliser un tant soit peu, cette loi perd de son assurance, de sa légitimité et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du diable sur de pures intentions. La leçon de ce délire de persécution est le rejet des prétentions de l'individualité à imposer son arbitraire au cours du monde. C'est plutôt contre cette individualité que va désormais s'appliquer son zèle par la discipline de la vertu. Le cours du monde auquel s'oppose la vertu est maintenant constitué du règne de l'égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais rejetée. Mais la vertu ne se réalise qu'à la mesure des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation mais dans son effort et sa foi. Le mérite se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé d'autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus l'effort et la foi concernent l'individualité dont la discipline voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites et sans pouvoir modérer l'orgueil de l'ascète comme une boursouflure vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres. La vertu est jugée à ce qu'elle fait. Les oeuvres pourtant sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes. Le but est dès lors le chemin, l'oeuvre vaut comme occupation et non plus comme accomplissement. La tromperie, l'escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition sociale et impose finalement la loi morale, son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion. Ce qui importe dès lors c'est bien encore la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s'impose est bien celle de l'impuissance de toute théorie à rendre compte des choix pratiques, tombant dans l'arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais de la pratique devenue politique et qui en détermine la perspective.

 

- La dialectique historique (II-IV)

La bonne volonté du Conformisme voulant affirmer son appartenance à son peuple va rencontrer dans l'opposition des devoirs (de la famille, comme Loi divine, et des devoirs de la communauté, comme Loi humaine) d'abord la culpabilité puis la corruption avant de s'aliéner dans un Droit formel qui est le règne de la séparation et de la propriété privée (culture et foi). La division entre bien public et propriété privée laisse au jugement de chacun de prendre le parti de la conscience vile (victime intéressée) ou de la conscience noble (prête au sacrifice et à la vertu). Mais le sacrifice qui ne va pas jusqu'à la mort est ambigu et tombe dans la rébellion (à la revendication de la conscience vile). Dès lors, ce n'est plus le sacrifice qui compte mais la justesse du conseil, de la loi et du commandement, son contenu universel comme langage du pouvoir. Cette nouvelle valorisation du contenu s'épuise pourtant dans la flatterie de l'homme de cour jusqu'à perdre tout sens dans l'extériorité des raffinements de la culture. Mais la perte du sens est déjà la foi qui se sait être-pour-un-autre, rapport individuel à l'Universel et désir de l'Autre. Le rassemblement encyclopédique du savoir de l'humanité dissout pourtant cette confusion et cet individualisme dans l'unification du savoir de tous et la constitution d'une véritable intelligence collective. Ce rationalisme s'opposera à l'obscurantisme des religions et dénoncera la corruption du clergé. Mais les lumières se révèlent aussi dogmatiques (scientisme) et tombent dans l'hypocrisie, l'utilitarisme matérialiste le plus plat et la passivité. Jusqu'à se retourner en idéologies politiques, comme volonté agissante de tous, mais la liberté absolue conquise par la Révolution française sera accaparée par les factions et sombrera dans la Terreur de la simple suspicion, de la division de la volonté générale, perdant encore ainsi toute effectivité. La défense de l'individu et de sa liberté en sortira renforcée au nom d'une nouvelle conscience morale, représentée par Kant, revendiquant cette ineffectivité de l'universalité comme pur devoir universel. Le but est cependant dévalué par cette inaction et se retourne enfin dans l'action effective d'une bonne conscience inébranlable qui sait que l'action ne vaut que par son intention, sa conviction propre et sa réalisation consciencieuse. Mais la conviction morale ne vaut qu'à être exprimée et reconnue par l'autre, c'est le langage de la reconnaissance qui unifie les consciences de soi, d'abord dans la confusion de la belle âme inapte elle aussi à l'action. Le jugement moral condamne durement cette passivité et cet incroyable mépris de l'autre mais il ne peut éviter que son propre jugement se condamne à son tour soi-même et confesse ses fautes, s'égalisant enfin à l'autre dans le Pardon fraternel et la reconnaissance mutuelle. C'est pour Hegel à peu près le dernier mot mais si l'histoire a réfuté cette fin contemplative, le Savoir absolu reste le savoir du savoir comme savoir d'un sujet et histoire, processus dialectique d'apprentissage qui n'a pas fini de nous surprendre...

 
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