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Les leçons et les espoirs d’une défaite annoncée,
par Edgar Morin
« Je vous propose un article très actuel, écrit… en 1993 »,
s’amuse Edgar Morin au lendemain de la troisième défaite consécutive du PS à une
présidentielle. L’article, publié en son temps dans les colonnes du Monde, et
titré "La pensée socialiste en ruine", demeure intact. Tragiquement intact.
Comme si tout le PS et ses gauches satellites, après la chute du Mur, étaient devenus
Hibernatus. La formule social-démocrate que les socialistes français ont longtemps
refoulée est peut-être déjà dépassée.
Entre désespoir et colère, il nous faut lire ou relire ce texte de grand souffle. Edgar
Morin recense les chantiers immenses du travail intellectuel que la gauche doit accomplir,
le besoin d’inventer une vision du monde et la nécessité de retrouver le goût des
“redresseurs d’espérance” ».
« Le sens du mot socialisme s’est totalement dégradé dans le triomphe du
socialisme totalitaire, puis totalement discrédité dans sa chute. Le sens du mot
socialisme s’est progressivement étiolé dans la social-démocratie, laquelle est
arrivée à bout de souffle partout où elle a gouverné. On peut se demander si
l’usage du mot est encore recommandable. Mais ce qui reste et restera ce sont les
aspirations qui se sont exprimées sous ce terme : aspirations à la fois libertaires et
« fraternitaires », aspirations à l’épanouissement humain et à une société
meilleure.
Gonflé par la sève de ces aspirations au cours du dix-neuvième et du vingtième
siècle, le socialisme a apporté une immense espérance. C’est cette espérance,
morte aujourd’hui, qui ne peut être ressuscitée telle quelle. Peut-on générer une
nouvelle espérance ? Il nous faut revenir aux trois questions que posait Kant il y a deux
siècles : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis
d’espérer ? » Les socialistes du dix-neuvième siècle avaient bien compris la
solidarité des trois questions. Ils ne répondirent à la troisième qu’après avoir
interrogé les savoirs de leur temps, non seulement sur l’économie et la société,
mais aussi sur l’homme et le monde, et l’entreprise d’investigation la plus
complète et synthétique fut opérée par Karl Marx avec l’aide de Friedrich Engels.
Sur ces bases cognitives, Marx a élaboré une pensée qui a donné sens, certitude,
espérance aux messages socialistes et communistes.
Aujourd’hui, le problème n’est plus de savoir si la « doctrine » marxiste est
morte ou non. Il est de reconnaître que les fondements cognitifs de la pensée socialiste
sont inadéquats pour comprendre le monde, l’homme, la société. Pour Marx, la
science apportait la certitude. Aujourd’hui, nous savons que les sciences apportent
des certitudes locales mais que les théories sont scientifiques dans la mesure où elles
sont réfutables, c’est-à-dire non certaines. Et, sur les questions fondamentales,
la connaissance scientifique débouche sur d’insondables incertitudes. Pour Marx, la
certitude scientifique éliminait l’interrogation philosophique. Aujourd’hui,
nous voyons que toutes les avancées des sciences raniment les questions philosophiques
fondamentales. Marx croyait que la matière était la réalité première de
l’univers. Aujourd’hui, la matière apparaît comme un des aspects d’une
réalité physique polymorphe apparaissant comme énergie, matière, organisation.
Pour Marx, le monde était déterministe et il crut dégager des lois du devenir.
Aujourd’hui, nous savons que les mondes physique, biologique, humain évoluent,
chacun à leur manière, selon des dialectiques d’ordre, désordre, organisation,
comportant aléas et bifurcation, et toutes menacées à terme par la destruction. Les
idées d’autonomie et de liberté étaient inconcevables dans cette conception
déterministe. Aujourd’hui, nous pouvons concevoir de façon scientifique
l’auto-organisation et l’autoproduction, et nous pouvons comprendre que
l’individu comme la société humaine sont des machines non triviales, capables
d’actes inattendus et créateurs.
Litanies et pragmatisme
La conception marxienne de l’homme était unidimensionnelle et pauvre : ni
l’imaginaire ni le mythe ne faisaient partie de la réalité humaine profonde :
l’être humain était un Homo faber, sans intériorité, sans complexités, un
producteur prométhéen voué à renverser les dieux et maîtriser l’univers. Alors
que, comme l’avaient vu Montaigne, Pascal, Shakespeare, homo est sapiens demens,
être complexe, multiple, portant en lui un cosmos de rêves et de fantasmes.
La conception marxienne de la société privilégiait les forces de production
matérielles ; la clé du pouvoir sur la société était dans l’appropriation des
forces de production ; les idées et idéologies, dont l’idée de Nation,
n’étaient que de simples et illusoires super-structures ; l’État n’était
qu’un instrument aux mains de la classe dominante ; la réalité sociale était dans
le pouvoir de classes et la lutte des classes ; le mot de capitalisme suffisait pour
rendre compte de nos sociétés en fait multidimensionnelles. Or, aujourd’hui,
comment ne pas voir qu’il y a un problème spécifique du pouvoir d’État, une
réalité sociomythologique formidable dans la nation, une réalité propre des idées ?
Comment ne pas voir les caractères complexes et multidimensionnels de la réalité
anthroposociale ?
Marx croyait en la rationalité profonde de l’histoire ; il croyait le progrès
scientifiquement assuré, il était certain de la mission historique du prolétariat pour
créer une société sans classes et un monde fraternel. Aujourd’hui, nous savons que
l’histoire ne progresse pas de façon frontale mais par déviances, se fortifiant et
devenant tendances. Nous savons que le progrès n’est pas certain et que tout
progrès gagné est fragile. Nous savons que la croyance dans la mission historique du
prolétariat est non scientifique mais messianique : c’est la transposition sur nos
vies terrestres du salut judéo-chrétien promis pour le ciel après la mort. Cette
illusion a sans doute été la plus tragique et la plus dévastatrice de toutes.
Beaucoup d’idées de Marx sont et resteront fécondes. Mais les fondements de sa
pensée sont désintégrés. Les fondements, donc, de l’espérance socialiste sont
désintégrés. à la place, il n’y a plus rien, sinon quelques formules litaniques
et un pragmatisme au jour le jour. à une théorie articulée et cohérente a succédé
une salade russe d’idées reçues sur la modernité, l’économie, la société,
la gestion. Les dirigeants s’entourent d’experts, énarques, technocrates,
éconocrates. Ils se fient au savoir parcellaire des experts qui leur semble garanti
(scientifiquement, universitairement). Ils sont devenus aveugles aux formidables défis de
civilisation, à tous les grands problèmes. La consultation permanente des sondages tient
lieu de boussole. Le grand projet a disparu.
La conversion du socialisme à la bonne gestion ne put être qu’une réduction au
gestionnarisme : celui-ci, en se vouant au jour le jour, a aussi sapé les fondements de
l’espérance, d’autant plus que la gestion ne peut résoudre les problèmes les
plus criants.
L’insuffisante Modernisation
Le débat archaïsme /modernisme est faussé par le double sens de chacun de ces termes.
Si l’archaïsme signifie répétition litanique de formules creuses sur la
supériorité du socialisme, les vertus de l’union de la gauche, l’appel aux «
forces de progrès », alors, il faut briser avec cet archaïsme. S’il signifie le
ressourcement dans les aspirations à un monde meilleur, alors il faut examiner si et
comment on peut répondre à ces aspirations. Si le modernisme signifie s’adapter au
présent, alors il est radicalement insuffisant car il s’agit de s’adapter au
présent pour essayer de l’adapter à nos besoins. S’il signifie affronter les
défis du temps présent, alors il faut être résolument moderne. De toute façon, il ne
s’agit pas seulement de s’adapter au présent. Il s’agit en même temps de
préparer l’avenir. Enfin, signalons que le moderne, dans le sens où il signifie
croyance au progrès garanti et en l’infaillibilité de la technique, est déjà
dépassé.
Il est certain désormais qu’il faut abandonner toute Loi de l’histoire, toute
croyance providentielle au Progrès, et extirper la funeste foi dans le salut terrestre.
Il faut savoir que, tout en obéissant à divers déterminismes (qui du reste
s’entrechoquent souvent et provoquent du chaos), l’histoire est aléatoire,
connaît des bifurcations inattendues. Il faut savoir que l’action de gouverner est
une action au gouvernail, où l’art de diriger est un art de se diriger dans des
conditions incertaines qui peuvent devenir dramatiques. Le principe premier de
l’écologie de l’action nous dit que tout acte échappe aux intentions de
l’acteur pour entrer dans le jeu des interrétroactions du milieu, et il peut
déclencher le contraire de l’effet souhaité.
II nous faut une pensée apte à saisir la multidimensionnalité des réalités, à
reconnaître le jeu des interactions et rétroactions, à affronter les complexités
plutôt que de céder aux manichéismes idéologiques ou aux mutilations technocratiques
(qui, ne reconnaissant que des réalités arbitrairement compartimentées, sont aveugles
à ce qui n’est pas quantifiable, et ignorent les complexités humaines).
Il nous faut abandonner la fausse rationalité. Les besoins humains ne sont pas seulement
économiques et techniques, mais aussi affectifs et mythologiques.
De l’homme prométhéen à l’homme prometteur
La perspective originelle du socialisme était anthropologique (concernant l’homme et
son destin), mondiale (internationaliste), et civilisatrice (fraterniser le corps social,
supprimer la barbarie de l’exploitation de l’homme par l’homme). On peut et
doit se ressourcer dans ce projet, tout en en modifiant les termes.
L’homme de Marx devait trouver son salut en se « désaliénant »,
c’est-à-dire en se libérant de tout ce qui était étranger à lui-même, et en
maîtrisant la nature. L’idée d’un homme « désaliéné » est irrationnelle :
autonomie et dépendance sont inséparables, puisque nous dépendons de tout ce qui nous
nourrit et nous développe ; nous sommes possédés par ce que nous possédons : la vie,
le sexe, la culture. Les idées de libération absolue, de conquête de la nature, du
salut sur terre, relèvent d’un délire abstrait. De plus, l’expérience
historique de notre siècle a montré qu’il ne suffit pas de renverser une classe
dominante ni d’opérer l’appropriation collective des moyens de production pour
arracher l’être humain à la domination et à l’exploitation. Les structures de
la domination et de l’exploitation ont des racines à la fois profondes et complexes,
et c’est en s’attaquant à toutes les faces du problème que l’on pourra
espérer quelques progrès.
Nous ne pourrons éliminer le malheur ni la mort, mais nous pouvons aspirer à un progrès
dans les relations entre humains, individus, groupes, ethnies, nations. L’abandon du
progrès garanti par les « lois de l’histoire » n’est pas l’abandon du
progrès, mais la reconnaissance de son caractère non certain et fragile. Le renoncement
au meilleur des mondes n’est nullement le renoncement à un monde meilleur.
Est-il possible d’envisager, dans cette perspective, une politique qui aurait pour
tâche de poursuivre et développer le processus de l’hominisation dans le sens
d’une amélioration des relations entre humains et d’une amélioration des
sociétés humaines ?
Nous savons aujourd’hui que les possibilités cérébrales de l’être humain
sont encore en très grande partie inexploitées. Nous sommes encore dans la préhistoire
de l’esprit humain. Comme les possibilités sociales sont en relation avec les
possibilités cérébrales, nul ne peut assurer que nos sociétés aient épuisé leurs
possibilités d’amélioration et de transformation et que nous en soyons arrivés à
la fin de l’Histoire... Ajoutons que les développements de la technique ont
rétréci la Terre, permettent à tous les points du globe d’être en communication
immédiate, donnent les moyens de nourrir toute la planète et d’assurer à tous ses
habitants un minimum de bien-être. Mais les possibilités cérébrales de l’être
humain sont fantastiques, non seulement pour le meilleur, mais aussi pour le pire ; si
Homo sapiens demens avait dès l’origine le cerveau de Mozart, Beethoven, Pascal,
Pouchkine, il avait aussi celui de Staline et d’Hitler... Si nous avons la
possibilité de développer la planète, nous avons aussi la possibilité de la détruire.
De l’internationale à la terre patrie
Ainsi, il n’y a pas de progrès assuré, mais une possibilité incertaine, qui
dépend beaucoup des prises de conscience, des volontés, du courage, de la chance... Et
les prises de conscience sont devenues urgentes et primordiales. La possibilité
anthropologique et sociologique de progrès restaure le principe d’espérance, mais
sans certitude « scientifique », ni promesse « historique ».
La pensée socialiste voulait situer l’homme dans le monde. Or, la situation de
l’homme dans le monde s’est plus modifiée dans les trente dernières années
qu’entre le XVIe et le début du XXe siècle. La terre des hommes a « paumé » son
ancien univers ; le Soleil est devenu un astre lilliputien parmi des milliards
d’autres dans un univers en expansion ; la Terre est perdue dans le cosmos ;
c’est une petite planète de vie tiède dans un espace glacé où des astres se
consument avec une violence inouïe et où des trous noirs s’autodévorent.
C’est seulement dans cette petite planète qu’il y a, à notre connaissance, une
vie et une pensée consciente. C’est le jardin commun à la vie et à
l’humanité. C’est la Maison commune de tous les humains. Il s’agit de
reconnaître notre lien consubstantiel avec la biosphère et d’aménager la nature.
Il s’agit d’abandonner le rêve prométhéen de la maîtrise de l’univers
pour l’aspiration à la convivialité sur terre.
Cela semble possible puisque nous sommes dans l’ère planétaire où toutes les
parties sont devenues interdépendantes les unes des autres. Mais c’est la
domination, la guerre, la destruction qui ont été les artisans principaux de l’ère
planétaire. Nous sommes encore à l’âge de fer planétaire. Toutefois, dès le XIXe
siècle, le socialisme a lié la lutte contre les barbaries de domination et
d’exploitation à l’ambition de faire de la terre la grande patrie humaine.
Mais la nouvelle pensée planétaire, qui prolonge l’internationalisme, doit rompre
avec deux aspects capitaux de celui-ci : l’universalisme abstrait : « Les
prolétaires n’ont pas de patrie » ; le révolutionnarisme abstrait : « Du passé
faisons table rase ».
Il nous faut comprendre à quels besoins formidables et irréductibles correspond
l’idée de nation. Il nous faut, non plus opposer l’universel aux patries, mais
lier concentriquement nos patries, familiales, régionales, nationales, européennes, et
les intégrer dans l’univers concret de la patrie terrienne. Il ne faut plus opposer
un futur radieux à un passé de servitudes et de superstitions. Toutes les cultures ont
leurs vertus, leurs expériences, leurs sagesses, en même temps que leurs carences et
leurs ignorances. C’est en se ressourçant dans son passé qu’un groupe humain
trouve l’énergie pour affronter son présent et préparer son futur. La recherche
d’un avenir meilleur doit être complémentaire et non plus antagoniste avec les
ressourcements dans le passé. Le ressourcement dans le passé culturel est pour chacun
une nécessité identitaire profonde, mais cette identité n’est pas incompatible
avec l’identité proprement humaine en laquelle nous devons également nous
ressourcer. La patrie terrestre n’est pas abstraite, puisque c’est d’elle
qu’est issue l’humanité.
Le propre de ce qui est humain est l’unitas multiplex : c’est l’unité
génétique, cérébrale, intellectuelle, affective d’Homo sapiens demens qui exprime
ses virtualités innombrables à travers la diversité des cultures. La diversité humaine
est le trésor de l’unité humaine, laquelle est le trésor de la diversité humaine.
De même qu’il faut établir une communication vivante et permanente entre passé,
présent, futur, de même il faut établir une communication vivante et permanente entre
les singularités culturelles, ethniques, nationales et l’univers concret d’une
terre patrie de tous.
Alors s’impose à nous l’impératif : civiliser la terre, solidariser,
confédérer l’humanité, tout en respectant les cultures et les patries.
Mais ici se dressent de formidables défis et menaces inconcevables au XIXe siècle. Le
monde était alors livré aux anciennes barbaries qu’avait déchaîné
l’histoire humaine : guerres, haines, cruautés, mépris, fanatismes religieux et
nationaux. La science, la technique, l’industrie semblaient porter dans leur
développement même l’élimination de ces vieilles barbaries et le triomphe de la
civilisation.
D’où la foi assurée dans le progrès de l’humanité, en dépit de quelques
accidents de parcours.
Nouveau malaise de civilisation
Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus clairement que les développements de la
science, de la technique, de l’industrie sont ambivalents, sans qu’on puisse
décider si le pire ou le meilleur d’entre elles l’emportera. Les prodigieuses
élucidations qu’a apporté la connaissance scientifique sont accompagnées par les
régressions cognitives de la spécialisation qui empêche de percevoir le contextuel et
le global. Les pouvoirs issus de la science sont non seulement bienfaisants, mais aussi
destructeurs et manipulateurs. Le développement techno-économique, souhaité par et pour
l’ensemble du monde, a révélé presque partout ses insuffisances et ses carences.
Et voici de formidables défis qui se posent en chaque société et pour l’humanité
tout entière : l’insuffisance du développement techno-économique ; la marche
accélérée et incontrôlée de la techno-science ; les développements hypertrophiés de
la techno-bureaucratie ; les développements hypertrophiés de la marchandisation et de la
monétarisation de toute chose ; les problèmes de plus en plus graves posés par
l’urbanisation du monde. Ce à quoi il faut ajouter les dérèglements économiques
et démographiques, les régressions et piétinements démocratiques, les dangers
conjoints d’une homogénéisation civilisationnelle qui détruit les diversités
culturelles et d’une balkanisation des ethnies qui rend impossible une civilisation
humaine commune.
Ici se pose le problème de civilisation. La politique de civilisation.
En reprenant et développant le projet de la Révolution française, concentré dans la
devise trinitaire Liberté, Égalité, Fraternité, le socialisme proposait une politique
de civilisation, vouée à supprimer la barbarie des rapports humains :
l’exploitation de l’homme par l’homme, l’arbitraire des pouvoirs,
l’égocentrisme, l’ethnocentrisme, la cruauté, l’incompréhension. Il se
vouait à une entreprise de solidarisation de la société, entreprise qui a eu certaines
réussites par la voie étatique (Welfare State), mais qui n’a pu éviter la
désolidarisation généralisée des relations entre individus et groupes dans la
civilisation urbaine moderne.
Le socialisme s’était voué à la démocratisation de tout le tissu de la vie
sociale ; sa version « soviétique » a supprimé toute démocratie et sa version
social-démocrate n’a pu empêcher les régressions démocratiques qui, pour des
raisons diverses, rongent de l’intérieur nos civilisations.
Mais surtout, un problème de fond est posé par et pour ce qui semblait devoir apporter
un progrès généralisé et continu de civilisation. Au-delà du malaise dans lequel,
selon Freud, toute civilisation développe en elle les ferments de sa propre destruction,
un nouveau malaise de civilisation s’est creusé. Il vient de la conjonction des
développements urbains, techniques, bureaucratiques, industriels, capitalistes,
individualistes de notre civilisation. Le développement urbain n’a pas seulement
apporté épanouissements individuels, libertés et loisirs, mais aussi l’atomisation
consécutive à la perte des anciennes solidarités et la servitude de contraintes
organisationnelles proprement modernes (le métro-boulot-dodo).
Le développement capitaliste a entraîné la marchandisation généralisée, y compris
là où régnait le don, le service gratuit, les biens communs non monétaires,
détruisant ainsi de nombreux tissus de convivialité.
Destin terrestre
La technique a imposé, dans des secteurs de plus en plus étendus de la vie humaine, la
logique de la machine artificielle qui est mécanique, déterministe, spécialisée,
chronométrisée. Le développement industriel apporte non seulement l’élévation
des niveaux de vie, mais aussi des abaissements des qualités de vie, et les pollutions
qu’il produit ont commencé à menacer la biosphère.
Ce développement, qui semblait providentiel à la fin du siècle passé, comporte
désormais deux menaces sur les sociétés et les êtres humains : l’une extérieure
vient de la dégradation écologique des milieux de vie ; l’autre, intérieure, vient
de la dégradation des qualités de vie. Le développement de la logique de la machine
industrielle dans les entreprises, les bureaux, les loisirs, tend à répandre le standard
et l’anonyme, et, par là, à détruire les convivialités.
L’essor des nouvelles techniques, notamment informatiques, provoque perturbations
économiques et chômages, alors qu’il pourrait devenir libérateur à condition
d’accompagner la mutation technique par une mutation sociale. Dans ce contexte, la
crise du progrès et les incertitudes du lendemain, soit réduisent le vivre à un « au
jour le jour », soit transforment les ressourcements en fondamentalismes ou nationalismes
clos.
D’où les gigantesques problèmes de civilisation qui nécessiteraient mobilisation
pour humaniser la bureaucratie, humaniser la technique, défendre et développer les
convivialités, développer les solidarités.
Tous ces défis, le défi anthropologique, le défi planétaire, le défi civilisationnel,
se lient dans le grand défi que lance à notre fin de siècle, partout dans le monde,
l’alliance des deux barbaries, l’ancienne barbarie venue du fond des âges, plus
virulente que jamais, et la nouvelle barbarie glacée, anonyme, mécanisée, quantifiante.
Aujourd’hui, la prise de conscience de la communauté de destin terrestre et de notre
identité terrienne rejoint la prise de conscience des problèmes globaux et fondamentaux
qui se posent à toute l’humanité.
Aujourd’hui, nous sommes dans l’ère damocléenne des menaces mortelles, avec
des possibilités de destruction et d’autodestruction, y compris psychiques, qui,
après le court répit des années 89-90, se sont aggravées de nouvelle manière.
La planète est en détresse : la crise du progrès affecte l’humanité entière,
entraîne partout des ruptures, fait craquer les articulations, détermine les replis
particularistes ; les guerres se rallument ; le monde perd la vision globale et le sens de
l’intérêt général.
Civiliser la terre, transformer l’espèce humaine en humanité, devient
l’objectif fondamental et global de toute politique aspirant non seulement à un
progrès, mais à la survie de l’humanité.
Il est dérisoire que les socialistes, frappés de myopie, cherchent à « aggiornamenter
», moderniser, social-démocratiser, alors que le monde, l’Europe, la France sont
affrontés aux problèmes gigantesques de la fin des Temps modernes.
Les redresseurs d’espérance
II s’agit de repenser, reformuler en termes adéquats le développement humain (et
ici encore en respectant et intégrant l’apport des cultures autres que
l’occidentale).
Nous avons à prendre conscience de l’aventure folle qui nous entraîne vers la
désintégration, et nous devons chercher à contrôler le processus afin de provoquer la
mutation vitalement nécessaire. Nous sommes dans un combat formidable entre solidarité
ou barbarie. Nous sommes dans une histoire instable et incertaine où rien n’est
encore joué.
Sauver la planète menacée par notre développement économique. Réguler et contrôler
le développement technique. Assurer un développement humain. Civiliser la Terre. Voilà
qui prolonge et transforme l’ambition socialiste originelle. Voilà des perspectives
grandioses aptes à mobiliser les énergies.
A nouveau, et en termes dramatiques, se pose la question : que peut-on espérer ?
Les processus majeurs conduisent à la régression ou la destruction. Mais celles-ci ne
sont que probables. L’espérance est dans l’improbable, comme toujours dans les
moments dramatiques de l’histoire où tous les grands événements positifs ont été
improbables avant qu’ils adviennent : la victoire d’Athènes sur les Perses en
490-480 avant notre ère, d’où la naissance de la démocratie, la survie de la
France sous Charles VII, l’effondrement de l’empire hitlérien en 1941,
l’effondrement de l’empire stalinien en 1989.
L’espérance se fonde sur les possibilités humaines encore inexploitées et elle
mise sur l’improbable. Ce n’est plus l’espérance apocalyptique de la lutte
finale.
C’est l’espérance courageuse de la lutte initiale : elle nécessite de
restaurer une conception, une vision du monde, un savoir articulé, une éthique. Elle
doit animer, non seulement un projet, mais une résistance préliminaire contre les forces
gigantesques de barbarie qui se déchaînent. Ceux qui relèveront le défi viendront de
divers horizons, peu importe sous quelle étiquette ils se rassembleront. Mais ils seront
les porteurs contemporains des grandes aspirations historiques qui ont pendant un temps
nourri le socialisme. Ce seront les redresseurs de l’espérance.
Edgar Morin Les
leçons et les espoirs d’une défaite annoncée, par Edgar Morin
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