2006

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Henri Delasalle

Adresse : Chez les sœurs- Cité des 100 logements

Bloc B - N°20

40300 CHECHAR

Algérie

 

Téléphone. 032 35 31 53.

 

email : henridelasalle1@yahoo.fr

 

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Je ne consulte plus tous les jours l’ancienne adresse.

Chéchar, ce 3 janvier 2006

Chers parents et amis,

Un grand merci à tous ceux qui m’ont écrit pour ces fêtes, parfois avec de très belles images – ou me donnant des nouvelles, de façon à garder le contact. A mon tour de vous souhaiter une année 2006 avec beaucoup de bonheur dans votre vie. En particulier le bonheur de donner du bonheur, le bonheur de se donner aux autres dans les choses les plus simples, le bonheur d’aimer un peu plus encore que l’année écoulée.

Et voici quelques nouvelles de mon coté, en espérant vous faire partager quelque chose de la vie des gens d’ici.

Cette longue lettre a été l’occasion de faire le point plus sérieusement sur ces deux mois passés en Algérie. En fait, deux mois, c’est court. Et je me sens encore un peu dans ce temps des tout premiers pas, ce temps des commencements dont vous connaissez sûrement l’impression un peu spéciale qui colore chaque journée : Quand toute personne aperçue est une nouvelle rencontre, quand tout déplacement est une découverte, quand votre visite fait très plaisir à vos hôtes simplement par qu’ils sont curieux de voir un étranger fraîchement débarqué et portant avec lui encore le parfum du pays d’origine, qui plus est la France… quand vous butez aussi sur tous les petits détails de la vie qui vous changent de " chez vous ", avant que l’apprivoisement se fasse et que de nouveaux réflexes viennent… Et quand l’avenir paraît encore bien flou… mélangeant au fond des tripes l’enthousiasme de l’aventure qui commence et l’angoisse de l’inconnu.

Me voilà au début d’un séjour " fidei donum " en Algérie. Fidei donum veut dire en latin " don de la foi " (ou qqchose comme ça) et c’est surtout le titre d’une encyclique du pape à la fin des années 1950, au moment des décolonisations, qui invitait à instaurer entre les Eglises anciennes et les Eglises jeunes des relations plus égalitaires. Ces mots latins désignent aujourd’hui les prêtres prêtés par leur diocèse à une autre Eglise mais peut concerner aussi des laïcs. Dans mon cas, à la demande de l’Eglise d’Algérie (site : www.ada.asso.dz) et après m’être proposé, je suis prêté par l’Eglise du Val d’Oise (www.catholique95.com).

Le cadre institutionnel qui me concerne étant rappelé, comment vous dire en peu de mot ce à quoi ma vie ici ressemble ? Dans quelle case connue de la plupart d’entre-vous pourrai-je ranger ma vie ici ? Peut-être que je pourrais la comparer à celle d’un prêtre étudiant, un prêtre en année d’approfondissement : Avec un objectif de séjour très simple – apprendre la langue locale dans tous les sens du terme, c’est à dire s’immerger, se laisser transformer par les gens où milieu des quels j’ai été envoyé en me faisant peu à peu de plus en plus proche. Et comme tout prêtre étudiant, m’a été confié en parallèle un service pastoral de trois communautés religieuses dans un secteur du diocèse – précisément dans le Sud-Est de Constantine : Chéchar, Tébessa et Bir el Ater.

Mais l’étiquette " presque prêtre étudiant " n’est pas satisfaisante car ce que j’ai appelé " objectif de séjour "   n’est pas universitaire du tout et aucun diplôme n’est prévu à la fin. Et puis cet objectif ne m’est pas personnel : c’est un peu l’objectif de vie de toute l’Eglise d’Algérie, une vie de fidélité au long des années à ce peuple profondément musulman, une vie tissée jour après jour par des amitiés profondes, parfois sur plusieurs générations, avec des Algériens. Je balbutie encore pour vous décrire cette attitude du disciple du Christ que je n’ai pas beaucoup réfléchi durant mon séminaire et mon service pastoral en France; et pour cause, car les Chrétiens de France ont d’autres responsabilités au milieu de leurs concitoyens. Mais c’est vrai qu’ils ont toujours eu aussi cette tâche-là et qu’ils l’ont de plus en plus : inventer une fraternité respectueuse avec ceux qui ne partagent pas notre foi, une fraternité de plus en plus profonde, sincère, juste… notamment aujourd’hui au sein des jeunes générations, quand l’autre revendique son islamité ou une autre appartenance qui le fait entrer en contradiction avec ce que je crois.

Comme vous le voyez, ce " don de la foi " marche dans les deux sens, je suis venu pour apprendre à être donné un peu plus à tout homme, et je souhaite que ma venue ici soit l’occasion d’un échange entre mes deux Eglises – entre les catholiques du Val d’Oise et les Algériens d’ici qui nous font bon accueil.

En attendant, l’Evêque de Constantine s’inquiète pour moi : " Tes journées ne te semblent pas trop longues dans cette petite ville perdue ? " Et bien, non ! Du moins pour l’instant ! J’aimerai pouvoir plutôt les prolonger sur mon sommeil pour pouvoir à la fois écrire au jour le jour les petits bouts de vie partagée dans la journée, et aussi répondre à tous ceux qui m’écrivent par mails, et prier, et méditer les textes de la liturgie du jour, et préparer de façon approfondie mon homélie du dimanche – ce n’est pas parce que je n’ai pas beaucoup de paroissiens qu’il faut moins travailler, tout en faisant le voyage jusqu’aux 2 communautés de Tébessa et de Bir plusieurs fois par mois, et encore faire les courses, la cuisine, le ménage, la lessive, et aussi visiter régulièrement les quelques connaissances sur Chéchar, et surtout rester très disponible pour faire d’autres connaissances, et tout autant que tout ce qui précède, faire progresser plus vite mes possibilités d’expression en arabe algérien.

Ayant été prêtre en paroisse, avec d’autres responsabilités en mouvement, je m’étonne moi-même de ressentir une telle impression de manque de temps, mais il y a quelques explications évidentes : - 1ère raison : – toutes les tâches quotidiennes de la vie peuvent prendre beaucoup de temps, le temps que je m’habitue à la façon locale ; et aussi parce que la façon locale demande plus de temps. J’en dit plus dans la suite.

- 2ème raison : – apprendre une langue non occidentale comme l’arabe demande l’énorme travail de se repérer dans des " sons " nouveaux, inaudibles et imprononçables dans les débuts. Il faut répéter, répéter des petits bouts de phrases pour que la mémoire auditive accroche… – 3ème raison : Je n’ai pas d’équipes de travail pour me booster.– 4ème raison : Si les gens savent marcher vite dans la rue, il fait froid en ce moment, ici personne ne semble avoir d’agenda. On ne prend pas de rendez-vous pour se voir… on passe et parfois on attend que la personne revienne de course.. Or " se voir ", " la rencontre " me paraît tellement ma raison d’être ici que pour l’instant je ne compte pas mon temps. En particulier je ne pose pas de trop de limites à un homme qui passe me rendre visite tous les jours, généralement dans la matinée : Abd el Hafid.

Hafid (ou Hafiv – la dernière lettre arabe de son prénom est mystérieuse pour nos oreilles françaises et ressemble tantôt à quelque chose du " d " tantôt à quelque chose du " v " - les puristes écrivent " Hafidh ") habite Taberdga, la petite ville ancienne en bas au bord de l’Oued et fait parti des amis de la petite communauté chrétienne de Chéchar. Non qu’il ait voulu un jour devenir chrétien parmi nous, mais parce qu’il a trouvé auprès des sœurs et de Jean Marie, le prêtre qui a vécu ici 23 ans, un soutien psychologique et fraternel. J’avoue qu’il m’a été précieux dans les premiers jours. Il m’a guidé dans toute la ville, m’a fait connaître 4 ou 5 personnes. Aujourd’hui, en plus de l’écouter dans ses méditations, je lui ai proposé de faire de ses visites un temps d’échange de savoirs : il accepte avec beaucoup de gentillesse de répondre à mes questions à propos de l’arabe algérien (ou sur la langue berbère de la région et mille autres détails de la vie locale au quotidien) et moi je l’initie à la langue de Shakespeare. " Tous les jours ou presque ". Vous avez bien lu. Cela veut dire qu’Abd el Hafid, célibataire, 30 ans environ, est sans travail. Il ne me contredirait pas si je précisais qu’il porte en lui une souffrance l’empêchant de s’engager avec quelqu’un d’autre pour travailler – il l’avoue lui-même, ni à se lancer dans une initiative personnelle. Son frère jumeau qui a moins bien réussi à l’école est sur le point de se marier et a trouvé un travail dans une palmeraie au bord du désert à 50 km d’ici environ. La difficulté psychologique d’Hafid peut se rencontrer partout dans le monde. Mais coté découverte pour moi, je vois qu’il y a beaucoup de jeunes hommes de sa génération qui sont dans son cas. Renforcés dans leur handicap par l’énorme chômage qui sévit ici. Et par le nombre de copains qui, ne voulant pas rester à ne rien faire, tentent leur chance dans des " petits boulots " sans grand résultat. Le spectacle de la rue de Chéchar à toute heure de la journée me donne l’impression, si je compare avec nos rues en France, qu’un tas de gens ne font quasiment rien. Quand en France je me promène dans certains quartiers pendant la journée en semaine, je suis l’un des seuls hommes au milieu de quelques femmes avec enfants et de retraités. Ici, c’est l’inverse : il y a du monde dehors à toute heure du jour, uniquement des hommes, jeunes et vieux, arrêtés pour discuter ou allant et venant, comme moi. Ce sont les femmes qui sont absentent ou qui passent furtivement, comme si c'étaient elles qui avaient un peu honte d’être là au milieu des hommes. Ici, notez bien, les commerçants sont exclusivement des hommes ; j’attends encore de trouver une " commerçante " ou une " vendeuse " - A Alger, à Blida, je me souviens en avoir vu dans des petits super marchés à l’occidental.

A propos de commerçant, Abd el Hafid m’a fait connaître un cousin éloigné, Ismaël, qui tient un petit magasin de vente et réparation de téléphone portable, dépannage en électronique – informatique, et réalisation de photos d’identité ou de photos-souvenir avec une bonne imprimante numérique. Ismaël m’a fait un très bon accueil et partageant moi-même son intérêt pour tous les appareils électroniques, je passe régulièrement avec plaisir, le voir lui et son associé Charaf. Ismaël avait animé il y a quelque temps un club d’électronique dans la " maison des jeunes ", en association avec un de ses amis, Abdalla. Ils m’ont proposé de relancer le club avec moi. Intéressé, je les ai encouragés à pousser plus loin l’idée, et un matin, ils m’ont organisé une visite avec le directeur, le " mudir ", de la fameuse maison des jeunes. Belle, vaste, de bons équipements, construite par l’armée. C’est l’effectif d’animation qui manque – pas de budget. Après cela, en continuant d’en parler avec l’un ou l’autre, j’ai compris peu à peu que ni Abdalla ni Ismaël ne se sentaient disponibles. Le directeur les a-t-il blessé dans son échange avec eux sur un ton élevé, lors de la visite ? – Est-il utile de préciser qu’à ce jour, je ne comprends de ce qui se dit entre les gens que ce qu’on veut que je comprenne et quand on veut que je comprenne – c’est à dire avec une bonne proportion de mots français et en découpant les phrases les unes après les autres... Je pense plutôt qu’ils espéraient que j’allais prendre leur relais. Pourquoi pas en effet ! Mais l’organisation aperçue lors de la visite, et les liens de la maison avec la population m’ont paru très différents de ce que j’ai pu connaître jusqu’ici en France, et j’attends vraiment d’avoir plus d’expérience et en langue locale et en us et coutume d’ici pour me lancer. Ismaël de son coté, célibataire, avec des soucis de trésorerie pour son petit magasin-atelier, rêve de tout vendre et de rejoindre son frère à Marseille. Il parle de partir en février. Il idéalise beaucoup la vie en France – dommage. Mais c’est un véritable artiste, bon musicien sur clavier, et un certain talent pour monter des petits automatismes, semble-t-il. Je serai heureux pour lui et pour le monde entier s’il pouvait aller un temps ou une partie de sa vie à l’étranger développer ses dons, et pourquoi pas en France.

Abdalla de son coté n’habite pas Chéchar mais une petite localité de la commune plus loin sur la route au sud de Chéchar. Diplômé en électrotechnique et automatisme (bac pro ou bac +2, je n’ai pas encore bien noté), il est connu à Chéchar pour savoir dépanner les téléviseurs et autres appareils électroniques, la mairie lui ayant fait appel pour les écoles. C’est ainsi qu’il m’a été présenté la première fois, quand il est venu régler la télé de l’appartement à la demande d’un ami des sœurs qui prend soin de moi. Finalement, depuis début décembre il a été engagé comme aide gardien de la maison des jeunes et je l’ai vu infiniment heureux d’avoir enfin un CDI. " Maintenant, je fonce. " dit-il. Je suis passé le voir à son poste de travail déjà à deux reprises et j’ai bien aimé nos conversations. L’autre soir, il disait :" Je veux m’ouvrir à tous les milieux. ".

Il y a eu aussi un jeune de 20 ans environ, Nasser, qui a eu très fort le souci que je me sente accueilli. Logeant avec sa mère et son beau-père dans la même cité que moi, il était passé saluer Jean Marie son ancien professeur et ancien voisin le soir de notre arrivée. Nasser ne parle pas le français seulement quelques vagues souvenir de l’école, et je lui ai proposé de s’y remettre avec moi, à raison d’une petite heure deux fois par semaine. Je l’ai vu faire des progrès mais assez vite il a décroché. Manque de motivation de son coté ! Faiblesse des compétences pédagogiques du coté du professeur ! Ce qui est certain, c’est que ce contact avec un jeune de la cité m’a aidé dans les premières semaines à me sentir moins étranger à la vie du quartier. Je parle de cité, car tel est son nom : " cité M’choucha Mohamed El Hadi " (le nom d’un chaïd de la guerre d’indépendance), mais je devrais dire " résidence " pour traduire en français de France car ici il n’y a principalement que des propriétaires – même si tout ce qui est espace commun a été plutôt dégradé en 20 ans – façon de vivre ici oblige, et je ressens une ambiance très familiale et loin de la délinquance des cités de relogement des bidonvilles à Constantine tel que je l’aperçois en lisant le journal francophone el watan (www.elwatan.com) mais plutôt avec le chant quotidien des enfants jouant paisiblement entre eux en bas des blocs. (ils reprennent l’école demain). La résidence comporte 10 blocs, On en aperçoit 6 ou 7 sur la photo ci-contre prise d’une des places du centre ville. Mon bloc est caché ou bien c’est le plus loin dans le centre de la photo. Chaque bloc a 10 appartements sur 5 niveaux. Je suis au 3°étage, c’est à dire l’avant dernier (il faut compter le rez-de-chaussé.)

" Avec les voisins d’escalier, n’espère pas trop – m’a dit Jean Marie - moi, je n’ai pas réussi à aller plus loin que le bonjour – bonsoir. " Au bout de 2 mois, c’est un peu ça mais… il y a eu mi-novembre une panne dans l’adduction d’eau de la ville et notre cité a été privée d’eau pendant 10 jours (peut-être moins mais je n’étais pas forcément là le dernier jour où l’eau a été distribuée). Normalement, nous avons l’eau tous les 3 –4 jours dans la matinée, l’heure est variable autant que le jour de la semaine et chacun fait des réserves. Les gens mieux équipés ont une grosse citerne sur la terrasse (ou sur le toit)qui se rempli automatiquement. Jean Marie Jehl a des " grosses bonbonnes " dans la salle de bain et les remplit avec le tuyau souple de la douche quand l’eau arrive " Tu verras, ton oreille va te le dire, elle va repérer le bruit des citernes des voisins qui se remplissent " m’avait dit Jean Marie. Et c’est vrai… aujourd’hui, j’entends… mais il y a eu cette panne vers la mi-novembre. Les passaient et je commençais à voir le bout de mes réserves, ayant fait une petite lessive juste après la dernière distribution. Un jour où je pensais ne plus pouvoir tenir encore très longtemps même si j’arrêtais de faire la vaisselle etc… voilà que j’entends des pas devant moi dans l’escalier : j’accélère le pas pour tenter un contact au sujet de l’eau – A ce moment-là, n’ayant encore vu personne autour de moi dans la cité aller et venir avec des bonbonnes d’eau, je n’étais pas très sûr si ce n’était pas une panne chez moi seul. J’arrive à la voisine de palier au moment où elle entrait chez elle. Ici, pour une femme, j’ai cru comprendre que ce n’est pas honnête de prendre le temps de parler avec un homme étranger à la famille. Toujours est-il que sans me regarder, tout en me fuyant, elle a bien voulu répondre à ma question simple : " Il n’y a pas d’eau ? " par un " Oui, il n’y a pas d’eau " Sa porte s’est refermée avant que je n’aie pu en savoir plus mais je suis entré chez moi content : heureux de n’être pas seul dans le pétrin – et content d’avoir pu me faire comprendre, même si ma phrase était archi simple …. 10mn plus tard, on frappe à ma porte : c’est son mari qui m’apporte 1litre et demi d’eau et qui tente de m’expliquer avec quelques mots de français qu’il s’agissait d’une panne sur les tuyaux. Ce geste m’a profondément touché. Ils avaient souci de leur voisin étranger et partageaient avec lui leur eau. Et si cette panne d’eau leur avait permis de passer par-dessus leur timidité et leur mauvais français ? Comme moi-même osant dépasser dans l’escalier tout à l’heure la gêne des femmes ici vis à vis de moi.

Depuis j’ai senti chez eux d’autres signes fraternels : le jeune fils adolescent a un geste de salutation très respectueux à mon égard quand on se croise. Un jour Hafid passe me voir en apportant un pain pour me l’offrir. Ne me trouvant pas, il le confie aux voisins. A peine étais-je entré chez moi, c’était le jeune qui frappait à la porte pour me donner le pain. En tentant de m’expliquer d’où ce pain venait. Je n’ai pas tout compris – les ados parlent toujours très vite - mais il a accepté de prendre le temps très simplement pour que je comprenne l’essentiel.

D’autres voisins s’approchent de moi quand l’occasion leur en est donnée. L’autre matin, en achetant quelques kg de pommes de terre à une camionnette venue vendre dans la cité, j’ai pu échanger avec un autre acheteur. Il s’est présenté comme un ancien élève de Jean Marie, et sa curiosité à mon égard a été sur un ton très sympathique. Je ne cite que ces quelques contacts rapides dans la cité mais je suis vraiment heureux de la taille modeste de Chéchar – 10 000 hab. pour l’agglomération, 25 000 pour la commune entière – qui diminue l’anonymat et m’offre plus de contacts par simple voisinage.

Mais il faut aussi que je vous parle de ma " communauté chrétienne ", celle avec qui je prie tous les soirs entre 6 et 7 heures. Communauté où je prends des cours d’arabe. Où je mange le dimanche soir. Qui me conseille dans mes premiers pas d’étranger tout neuf et veille sur moi. Et m’invite lorsqu’elle fait une petite sortie détente, comme celle faite le 23 décembre pour profiter du beau soleil qui était revenu après des jours plus gris sur les crêtes au-dessus de Chéchar. Trois sœurs franciscaines missionnaires de Marie. Moïra, Anna et Jocelyne. Respectivement maltaise, coréenne et française. [Sur la photo ci-contre dans l’ordre Moïra, Jocelyne, moi et Anna. mais vous nous verrez mieux sur la 3° photo de la lettre. Derrières nous, les sommets enneigés des Aurès. En dessous, la vallée de l’Oued El Arab qui se jette dans le désert (quand il coule, mais en ce moment il y a un peu d’eau.) L’Oued est à 1000 m au dessus du niveau de la mer – altitude habituelle de la région des hauts plateaux. Et sur le col, nous devons être à plus de 1700 m. Le plus haut point de la crête est noté à 1850 m.]

Jocelyne, infirmière, est depuis très longtemps en Algérie, précisément dans cette région. D’abord à Tébessa ou dans les années 70 elle a participé à la formation d’agents de prévention sanitaire en tant que directrice de l’ " école paramédicale ". Puis en 83 elle est venue ici, dans cette région plus reculée et moins riche en service de santé, à la demande des responsables algériens : pour qu’elle puisse former des agents de prévention comme elle l’avait fait à Tébessa. Et c’est comme cela que j’habite Chéchar aujourd’hui. Cette proposition d’être nommée à Chechar pour Jocelyne correspondait bien à la vocation de son institut religieux: aller à la rencontre des moins gâtés. Le pays se couvrait d’un réseau de santé pour tous – d’autres personnes nouvellement formées pouvaient prendre en charge les centres déjà bien rôdés, et il fallait être aux cotés de ceux qui partaient dans les régions plus isolées, C’était aussi le chemin choisi par toute l’Eglise d’Algérie : en compagnon fraternel du peuple algérien se prenant en main, vivant au milieu de ce peuple notre relation à Jésus qui nous entraîne toujours vers les plus petits. C’est ainsi que les FMM ont décidé de fonder une communauté à Chéchar, à peine sortie de terre. A M’sala comme les gens de la vieille ville de Taberdga, en bas, près de l’Oued, nomme la ville nouvelle (un nom qui voudrait dire "  le plateau "), ne comportait pas encore beaucoup de maisons. Jocelyne a commencé son travail avec l’équipe de prévention sanitaire dans un bungalow (" on avait froid l’hiver et chaud l’été ") tandis que Rosanna, une sœur italienne revenant de deux années d’apprentissage de l’arabe algérien à Alger, la rejointe avec une autre sœur (restée moins longtemps et que je ne l’ai encore jamais rencontrée) et a commencé une activité de présence auprès des femmes et des jeunes filles de Taberdga et de Chéchar. Ces dernières ont alors fondé ensemble une association pour se former aux travaux de couture et se faire un peu d’argent avec leur production vendue en partie en Italie par le réseau des sœurs. Rosanna qui vient juste de partir après 22 ans de présence continue, a marqué énormément les habitants de la commune, grâce aussi à son caractère très généreux et fort – ajouté au style italien. Aujourd’hui, les sœurs habitent " chez Rosanna ". Jocelyne de son coté était repartie plusieurs année sur Tébessa quand elle a pris sa retraite et vient juste de revenir à Chéchar dans l’année écoulée. Aujourd’hui, Jocelyne dépanne à la demande des familles pour des soins infirmiers et continue les amitiés nombreuses qui se sont tissées à travers les soins, à travers l’ " association féminine ", à travers le voisinage….

Moira, même âge que Jocelyne, est arrivée il y a quelques années à Chéchar. Son parcours l’a fait passer par l’Italie, la Libye puis Tiaret dans l’Ouest de l’Algérie. Elle apporte son savoir faire en couture, et son pragmatisme attentif pour chacun, forte de sa co-naturalité avec le Maghreb. Malte est très proche du monde arabe, et la langue parlée à Malte contient de nombreux mots arabes.

Anna, juste un an de moins que moi, vient d’arriver de Tunis où elle a fait un peu d’arabe classique (ou arabe littéraire) à la " Bourguiba school " après avoir vécu à Paris plusieurs année pour posséder parfaitement le français. Nous étudions ensemble l’arabe algérien mais j’admire cette longue préparation. L’esprit coréen aime-t-il particulièrement que les choses soient bien organisés et précisés ? Anna s’énerve un peu devant le caractère oral de l’arabe algérien, pas d’orthographe, beaucoup de cas irréguliers en comparaison de l’arabe littéraire. Anna est infirmière et espère obtenir son permis de travail, soutenue par Jocelyne qui a de longue relation dans le secteur, sachant qu’il n’y a aucun accord entre la Corée et l’Algérie pour les emplois dans la santé comme il en existe avec la France, mais sachant aussi qu’à Chéchar et dans la wilaya de Khenchela, il n’y a pas d’infirmière au chômage, il en manquerait plutôt. A suivre !

Je rejoins tous les jours ces 3 soeurs pour la prière du soir dans leur petite chapelle. Nous célébrons l’Eucharistie, en prenant le temps assez souvent de partager la journée, parfois l’Evangile. Et en ce moment, je suis encore 4 fois par semaine chez elles, les samedi-dimanche et mardi-mercredi (en Algérie, on se repose le jeudi et le vendredi) dans l’après-midi en cours d’arabe dialectal, en compagnie d’Anna sous l’instruction de Nadia, 27 ans et fiancée, la fille d’une famille qui est devenue très amie avec les sœurs au fil du temps.

Si je vous disais que l’horaire du cours a été calculé pour permettre à Nadia de partir avant la tombé de la nuit : car il n’est pas honnête ici pour une femme de marcher seule dans la rue quand la nuit est tombée. Mais cette société a connu, si j’ai bien compris, un enfermement des femmes en ville bien plus grand.

Une autre portion de ma communauté chrétienne est à Tébessa : Egalement des Franciscaines missionnaires de Marie, la communauté des sœurs de Tébessa est en pleine reconstruction – deux sœurs infirmières sont parties, après un refus de renouvellement de leur permis de travail (*), ce qui a fait perdre à la communauté sa dernière implication professionnelle. Avec avoir vécu il y a 2 ans la mort du prêtre qui résidaient dans la ville depuis très longtemps aussi, Claude,, c’est une page qui se tourne pour l’église locale de cette grande ville de plus de 120 000 habitants. La voilà devenue petite, petite, avec 3 sœurs actuellement : Térésa, coréenne, Thavar, sri lankaise et Carmela, italienne. Habitant le vieux presbytère dans la vieille ville, derrière les fortifications datant de l’empire byzantin, elles ont beaucoup de contacts, soutenant d’un coté des familles pauvres ou rejoignant une association d’enfants handicapés, et de l’autre offrant des activités de soutien scolaire (français et anglais) et d’enseignement musical à des enfants, certains de familles plus aisées. A Noël, nous étions tous rassemblés là et pour la messe du jour, 3 " franco-algériens " nous ont rejoint.

(*) Il existe en Algérie – mais aussi en Tunisie un règlement instituant la préférence nationale qui limite ainsi le travail des étrangers et qui s’applique à moi entre autre. L’objectif a été d’Algérianiser les cadres – et également de lutter contre le chômage. A noter que pour les professionnels français de la santé, il y a des accords qui leur permettent de travailler en Algérie – sans doute en lien avec les facilités des Algériens médecins pour travailler en France dans les hôpitaux sans trop coûter à la Sécu.

Le 3° morceau de ma communauté est à Bir el Ater, à 90 km environ au sud de Tébessa – Roseline qui vient de fêter ses 50 ans de vie religieuse cette année, habite là avec Geneviève-Noëlle jeune retraitée et Odile-Claude, 3 " petites sœurs de Jésus ", des religieuses de la famille spirituelle de Charles de Foucauld. Nous avons en Val d’Oise une petite communauté à Villiers-le-Bel qui va vers les gens du voyage. A Bir, certaines ont vécu en plein désert avec les nomades et aujourd’hui, les voilà en ville, dans une agglomération de 60 000 habitants, qui a poussé plus vite que Chéchar grâce à la mine toute proche. Et qui s’est enrichi beaucoup, dit-on, pendant les années noires en profitant des difficultés pour l’administration algérienne menacée par le terrorisme de surveiller la frontière tunisienne toute proche. Les sœurs donnent quelques soins infirmiers et visitent plus gratuitement des femmes, en particulier des épouses de fonctionnaires déplacés. Ces dernières se trouvent très isolées loin de leur propre famille dans une société où on ne sort pas de la famille. Les soeurs reconnaissent qu’ici en ville, elles n’ont plus la complicité qu’elles pouvaient partager avec les familles nomades, se faisant nomades avec elles. " Les gens vivent tellement en famille entre eux, ils donnent vraiment l’impression de se suffirent à eux-même et de n’avoir pas besoin de quelqu’un extérieur à leur famille - me confiait l’une d’elles- et en même temps, le jour où je suis tombé malade, j’ai été entourée de beaucoup de signes d’attentions par mes voisines, faisant tout pour m’aider à me rétablir. " Charité musulmane ? Grande attention au " voisin " chez les gens du sud ? Importance de ce que représentent les sœurs pour ses femmes qui ne sont elles-mêmes jamais sorties de leur famille ? Les trois sans doute ! Mais ces différents moteurs d’entraide mutuelle – avoir souci du voisin malade - être porteur de la promesse d’une vie plus choisie – ont à mes yeux une dimension " sacramentelle ".

J’ai rejoins les communautés de Tébessa et Bir par les transports en commun par deux fois déjà. Pour partager, prier, célébrer l’Eucharistie. En théorie, je suis supposé le faire plusieurs fois par mois. Ce qui n’est pas trop difficile en soi: ce pays a de très belle route et les transports tels que bus et taxis collectifs sont nombreux et peu onéreux. Dans les faits, Novembre et Décembre nous ont offert plusieurs occasions de nous retrouver les 3 communautés ensemble, rendant inutile une visite supplémentaire de ma part : – la rencontre trimestrielle de secteur à Tébessa à la mi-novembre, la fête du Bienheureux frère Charles de Foucauld le 1er décembre et nous étions alors tous à Bir sauf 2 absentes– (cf. la photo). Et Noël de nouveau à Tébessa. Enfin une 4°occasion a été la récollection à Constantine les 8 et 9 décembre pour tous ceux du diocèse qui le pouvaient. J’y suis allé avec Moira, Jocelyne étant en " conseil " à Tunis, et Anna accueillant des amies infirmières coréennes. Cette rencontre m’a permis d’apercevoir enfin presque tous les prêtres et les religieuses du diocèse, de revoir ceux que je connaissais déjà et de me présenter aux autres. Au 1er de l’an, c’est la communauté de Tébessa qui est venue à Chéchar et un jésuite de Constantine est allé à Bir, emmenant avec lui un stagiaire jésuite syrien. L’occasion pour lui de découvrir l’Algérie plus en profondeur. De fait, pour Tébessa et Bir, des prêtres de Constantine font aussi le voyage en prenant leur tour avec moi ; ils apprécient cette sortie et les sœurs apprécient de ne pas avoir toujours le même prêtre. Cette année, 2 des jésuites (ils sont 4 en ce moment) et les 3 prêtres diocésains de Constantine semblent disponibles pour ces visites pastorales de temps en temps. L’évêque pense que je ne pourrai ne faire le tour que 2 fois par mois. Et tous, prêtres et sœurs, aiment me rappeler que s’il y a une période de chute importante de neige en janvier ou février, il faudra attendre qu’elle fonde. Ce n’est pas encore arrivé (" Mazel ", comme on dit ici).

J’évoquais le temps que me prennent les gestes de la vie quotidienne, comme je n’avais jamais connu auparavant. Sur le fond, je suis vraiment heureux de faire cette découverte – loin des grandes villes où l’on peut quasiment vivre avec les standards américains/occidentaux, telles qu’Alger, Constantine ou Annaba. Je veux dire qu’à Chéchar je partage davantage les conditions de la vie quotidienne très simple de l’immense majorité des hommes qui vivent avec moi en ce moment sur cette terre. C’est ce que je souhaitais beaucoup : sortir un moment de notre bulle occidentale, pour me faire plus proche de tous les hommes. Un reste de l’enseignement républicain dans nos livres d’histoire fustigeant la période féodale très inégalitaire comme la nôtre aujourd’hui ? La parabole du riche et du pauvre Lazare ? Oui, pourquoi ai-je toujours rêvé de me faire proche de chaque homme, à commencer par les moins chanceux ? Je ne peux pas expliquer et si je ne retrouvais pas un peu la même choses chez des amis et des chrétiens, je me croirai névrosé.

Mais cette proximité, ce partage des conditions de vie des humbles de la terre, est-il réelle à Chéchar ? Jusqu’où me suis-je fait proche ?
Par pour la taille de mon habitation en tout cas ! Car s’il était bien moins onéreux de me loger dans l’appartement de Jean Marie que de louer un logement à Tébessa, ville plus grande et plus au centre de mon secteur, je me trouve sans doute être le plus largement logé de toute la commune : un F3 rien que pour une seule personne ! (Avis à ceux qui envisagerai un voyage par Chéchar.) Sauf erreur de ma part, ce ne doit pas être le cas de beaucoup car je vois tout le monde ici vivre en famille et je ne vois pas de grand palais. Et chacun sait que la crise du logement est une réalité en Algérie, ployant sous le nombre des mal-logés qui s’entassent chez un parent en attendant mieux.

Si à Chéchar je deviens plus proche des humbles de la terre, c’est que notre petite ville est loin des grands axes et ne bénéficie pas des équipements de confort des grandes agglomérations. Et la population majoritairement rurale entraîne tout le monde dans un style de vie très simple: familles nombreuses, vie rude au contact avec la nature, habillement sans fioriture, des gens vivant avec peu d’argent et se contentant de peu.

Ainsi pour me nourrir : A Chéchar, aujourd’hui, je n’ai aucune crainte de mourir de faim ! Les commerçants ne manquent pas de marchandise et ils sont nombreux. Mais le style d’ici prend beaucoup plus de temps, avec un choix bien plus limité. A moi d’oublier vite l’organisation de bon célibataire que je m’étais construite peu à peu en France. Car ici, pas de chaîne du froid (de surgelés) et pas de supérette, encore moins de super marché mais une légion d’épiceries, toutes de petites tailles, de la taille d’un garage pour voiture, avec une 50aine de denrées différentes, plus ou moins selon le magasin et le propriétaire. Ici, on ne remplit pas un caddie mais on demande la boite de sardine, le morceau de savon ou le litre de lait dont on a besoin pour aujourd’hui et on revient le lendemain. Ce que j’apprécie, d’un autre coté, c’est la gentillesse de beaucoup d’entre eux et l’unicité du prix. Pas de souci à devoir marchander. Le prix d’un article standardisé m’est apparu être le même dans toutes les boutiques. J’ai pu vérifier à chaque fois qu’aucun ne cherchait à profiter de moi et qu’au contraire ils étaient de bon conseil. Autour de chez moi, j’ai maintenant appris à connaître 2 commerçants parmi d’autres. Le plus proche est un homme très âgé. Hafid l’a toujours connu depuis sa petite enfance, alors qu’il habitait encore Tabergda. Son magasin fait un peu " débarras " et il a peu d’articles. Souvent d’autres " shikh " sont avec lui, pour passer le temps, d’autant que son magasin est bien exposé, plein sud. Sa rue, très résidentielle, est pleine d’enfants qui n’arrêtent pas de venir lui acheter des bonbons. L’autre est un homme encore jeune, au visage très sympathique : il parle assez bien le français, chose rare ici, il a fait des études d’ingénieur agronome mais " pas de poste " ce sont ses paroles. Il est heureux de parler en français avec moi et j’apprécie sa conversation. En ce moment, je crois que nous nous testons mutuellement. J’espère pouvoir avancer patiemment avec lui dans l’échange.

Pour les fruits et légumes, le mieux est d’aller sur l’un des deux petits marchés permanents où se trouvent les produits de saisons. L’un au bord de ma cité, l’autre à 500m le long de la route de Tabergda. Il y a aussi le grand marché hebdomadaire le mercredi matin, où c’est toute une partie des gens des fermes alentours qui viennent. Les produits locaux sont très bon marché, et ont la mine très écolo : tout est à faire, laver la terre, éplucher. Et souvent en grosse quantité, surtout sur le marché hebdomadaire. Et je redécouvre les saisons. Les tomates ont quasiment disparu. Les mandarines et les oranges qui doivent venir de la bande côtière ou de Tunisie ne sont pas très chères en ce moment. Ce matin, j’ai cru qu’il n’y avait plus que des dates et des oranges à vendre, à coté des moutons (l’Aïd el Kebir s’approche, il est prévu ici entre le 10 et le 13 janvier). Les pommes du cru, sorte de petites goldens très juteuses, ont grimpé de prix depuis mon arrivée et puis ont disparu : j’aurai du en acheter un gros stock dès le 1er novembre pour aller jusqu’en janvier-février. Il ne reste plus que des pommes bien calibrées, sans tâche et sans défaut, qu’on pourrait croire provenir tout aussi bien du Chili ou de France que de l’Algérie, mais elles sont très chères en comparaison.

Cette façon de faire ses courses semble davantage faite pour une maisonnée avec un ou plusieurs adultes à demeure (je crois pouvoir dire que ce sont des femmes) qui ne font que ça – épluchage et préparation culinaire – c’est le cas tout autour de moi dans la cité semble-t-il. Comme je vous le disais, je croise rarement des femmes en faisant mes courses. Les grosses courses sont faites par les hommes – les kilos de fruits et de légumes, et les petites courses – la boite de sauce tomate, les 2 pains et les 3 yaourts – sont faites par les enfants.

Ainsi pour se chauffer : C’est connu, l’hiver sur les hauts plateaux, il fait froid avec régulièrement du gel et parfois de la neige. Et l’appartement de Jean Marie construit il y a moins de 30 ans, n’est pas une antiquité. Pour autant vous n’y trouverez aucun système de chauffage centralisé mais un simple trou de cheminé dans le couloir pour y installer un poêle.. Et pas d’approvisionnement en gaz naturel par conduite à Chéchar comme dans les grandes villes. Pour se chauffer, il faut choisir entre les bouteilles de gaz, les bidons de mazout ou l’électricité plus chère. Jean Marie a opté pour une association des deux derniers avec un poêle à mazout dans le couloir et 2 radiateurs électriques en complément selon le besoin. N’imaginez pas non plus du double vitrage. Encore que les volets en bois sont assez sympathique et doivent isoler la nuit. C’est vrai que le jour, dès qu’il y a du soleil, la température remonte au alentour de 10°.  Pour ces semaines d’hiver, après avoir un peu grelotté, je me suis mieux organisé et j’obtiens une température confortable dans la pièce où je vis. Mais je vois bien que je fais encore partie des riches pouvant installer un poêle et payer la facture de mazout et d’électricité. Jocelyne nous disait sa peine de voir dans ses visites de malade combien les veilles personnes souffrent quand il n’y a pas de chauffage dans la maison.

Ainsi pour l’eau : Le sud de la méditerranée est connu pour recevoir moins d’eau de pluies. Ici, le maître mot est " économie ". Toilette, vaisselle, lessive, wc, j’apprends à tout faire en économisant l’eau qui peut se faire plus rare dans les jours à venir. J’attends un jour d’approvisionnement pour me lancer dans une lessive, mais encore faut-il que je sois là quand elle arrive. L’eau est un souci très quotidien pour beaucoup ici, parmi les moins bien lotis. Ainsi Nadia habite avec ses frères et sœurs non encore mariés une maison sans eau – elle la prend chez les voisins. L’autre jour, en mangeant la galette qu’elle m’avait offerte, je voyais bien que le tissu qui l’enveloppait n’avait pas été rincé deux fois car il sentait très fort la lessive. Je comprends mieux comment c’est un vrai souci de femmes à travers le monde. J’apprends à me laver comme à faire la vaisselle avec moins d’eau. Me reviennent les souvenirs de ma petite enfance à la campagne – l’eau courante a été installée quand j’avais 6 ans chez mes parents – et la façon dont ma mère procédait. Vous connaissez la bonne façon de faire ? Je me risque à vous faire un résumé : Pour se laver les mains quand elles sont bien sales, pas question d’ouvrir le robinet et de se laver tranquillement sous le flot qui s’écoule – parce qu’il n’y a pas d’eau au robinet si vous n’avez pas de citerne sur le toit, et parce que de toute façon ça en consommerait beaucoup. Prendre une cuvette, verser de l’eau, s’y savonner et puis rincer au maximum le savon de vos mains toujours dans la même eau de lavage. Alors seulement faire couler un peu d’eau propre (avec un petit godet prévu à cet effet) pour finir de rincer. Ce n’est pas fini : il ne faudrait pas jeter inconsidérément l’eau dans la cuvette, on peut la stocker dans un récipient pour un usage moins exigeant, par exemple les toilettes. " Et pour la lessive, comment fais-tu ? " allez-vous me dire. Et oui, ici pas de " lavomatic " comme ceux que j’ai pratiqué souvent jusqu’ici en bon célibataire. Et j’y croisais là beaucoup de gens humbles, des migrants et des gens du voyage. Non, mais Jean Marie m’a laissé sa petite " calor ", une sorte de bassine en plastique avec un moteur dessus qui fait tourner l’eau et le linge. Ca demande beaucoup plus de manipulation - fabriquer soi-même la température de lavage, vidanger, etc… Mais sinon, c’est simple et assez efficace. Avec la proposition des sœurs pour les draps, car elles ont en association avec Jean Marie une machine à laver reliée à leur citerne sur le toit et de grosses cuves en plastique pour stocker l’eau de rinçage (pas de gaspillage). Mes amis de France, ne souriez pas, il est bien possible que ces gestes tout simples soient aussi les nôtres dans 20 ans, même si quelques astuces techniques nous éviteront sans doute un aussi grand nombre de manipulations.

En arrivant, j’ai eu des velléités de bricolage dans l’appartement de Jean Marie : j’aime bricoler, j’ai tenu à glisser ma perceuse dans les bagages. Il s’agissait dans le premier coup d’œil que j’ai eu sur l’appartement de remettre à niveau des éléments d’origine, histoire d’entretenir ce logement que Jean Marie me prête et l’aider à le rénover. Cette idée me semble aujourd’hui une idée de riche et j’ai cessé tout rêve sur le sujet en découvrant les magasins de bricolages. Ici, pas de M. Bricolage ou autre Castorama mais comme les épiceries, on y achète ce qu’il y a – et il n’y a pas beaucoup, ni en qualité ni en quantité. Presque tout vient de Chine, à bas prix pour un budget d’européen mais pas tant que ça pour nos petits budgets d’ici. Le seul avantage parfois, on achète tout à la pièce – la vis, le foret, etc…   - là encore les pauvres sur cette terre gaspillent certainement moins que nous.

Bien des choses encore me surprennent, m’étonnent ou m’enchantent. En sachant que la contradiction est le propre de l’homme et des sociétés humaines et le recul de l’étranger est lié à son ignorance, je m’arrêterai là dans mes découvertes.

Je m’interroge plus sérieusement sur mon avenir pour les 3 ou 6 ans que j’espère pouvoir vivre ici : (si tout se passe bien du coté de la demande de carte de résident, mais pour l’instant, il n’y a pas de raison pour que cela ne soit pas le cas.):

1er défi : Apprendre à être prêtre en Algérie… je ne vous fais pas d’autre commentaire, je suis loin d’avoir tout compris encore de ce que peut être le ministère presbytéral ici. Je compte entre autre sur les prêtres du Prado pour m’y aider – Louis et Gaby dans le diocèse et Gilles et Jean à Alger. Nous nous connaissons déjà un peu et devrions nous réunir à la fin de ce mois.

2ème défi : Agir avec d’autres dans Chéchar ou dans mon secteur. Comment ? En rendant service ? Oui sans doute un bénévolat, car je ne peux pas espérer un permis de travail. Quel service rendre ? L’anglais ? – L’informatique ? Tout autre chose ? Tout va dépendre aussi, je crois des liens qui vont se créer entre moi et des Chéchari.

J’aimerai pouvoir offrir un service bénévole dans une structure. Pourquoi pas avec la maison des jeunes ?

J’espère ressortir avec des idées plus claires sur le sujet après la session " nouveaux arrivants " que l’Eglise d’Algérie organise début février sur 4 jour.

 

S’il fallait conclure : Commencement !

" Tu as l’air très serein ", m’écrit une amie, sous-entendu peut-être " Ne nous cacherais-tu pas les difficultés de ta nouvelle situation ? " Pour être honnête, j’ai connu le stress des premiers jours et j’en ai bavé parfois ; mais c’était incontournable alors que j’arrivai sur un terrain totalement inconnu et avec peu de certitudes sur mon avenir. Mais l’élan qui m’a poussé patiemment à rejoindre l’Eglise d’Algérie et me faire proche des Algériens me porte toujours et j’y trouve une grande cohérence avec ce que j’ai cherché à vivre dans la foi avec vous depuis de nombreuses années. J’ai l’impression d’être sur un chemin juste et qui prépare aussi l’avenir de notre société française. Je me sens soutenu fortement par la communauté des sœurs qui veillent sur moi – elles m’ont gâté pour mon anniversaire, et par de nombreux amis que les sœurs ont pu se faire durant leurs 23 ans de présence ici. Soutenu aussi par ma responsabilité du secteur et de la visite des 2 autres communautés. Soutenu enfin par une vie de prière et aussi par une équipe fraternelle avec 3 autres prêtres du Prado qui comme moi sont partis comme Fidei Donum cette année, mais en Amérique latine : Paraguay, Colombie et Brésil. Nous correspondons par mail et je ne vous explique pas la différence de contexte entre moi et eux… Deux régions du monde si différentes, mais c’est la même épreuve d’être étranger, la tentation de juger les façons de faire nouvelles, la nécessité de la patience du cœur pour se laisser éveiller pas à pas à la philosophie de vie des gens que nous rejoignons. Et c’est toujours la confrontation douloureuse à toutes les formes de souffrances vécues par des gens. C’est toujours la prière du disciple du Christ devant la dureté de cœur sur le plan du partage ; mais aussi devant dureté de cœur sur le plan spirituel quand il y a refus de renouveler son regard, en particulier au sein des cultures populaires. Et c’est toujours le même émerveillement devant des témoins de Dieu. Bruno citant dans sa paroisse au Brésil la foi d’un papa de deux enfants autistes. Jacques en Colombie côtoyant des jeunes adultes qui avec l’aide de la Caritas montent des petits projets artisanaux pour sortir de la misère. La société algérienne est plus pudique mais je sais que je vais rencontrer ici aussi ces témoins de Dieu, ces hommes et ces femmes au grand cœur, habités par un mystérieux élan tourné vers l’Avenir.

Je nous souhaite pour cette nouvelle année d’êtres habités de cet élan mystérieux qui parle le mieux de l’origine de la vie et de notre destinée humaine, que l’on soit habitant du Nord, du Sud, de l’Est ou de l’Ouest.

A bientôt. Amitié et prière. Henri

 

 

 

 

Le meurtre de la réalité
Philosophe, sociologue, mais surtout inclassable, Jean Baudrillard, auteur du Crime parfait observe avec gravité le basculement dans la virtualité de la société. Etat d’un monde moderne en pleine décomposition.

A bientôt 77 ans, il va toujours le nez au vent, flairant le monde, levant des lièvres, tel un chien de chasse qui n’obéirait qu’à ses propres injonctions. Jean Baudrillard détecte ce qui est à l’œuvre dans nos sociétés, ce qui prend sens en notre monde, comme on filme l’éclosion d’une fleur en accéléré : vertigineusement. Il est « envoûté par le problème de la faible réalité de la réalité, à notre époque de plus en plus dominée par la technique, le médiatique, les développements du virtuel et du numérique », selon Edgar Morin (1).
Pas question d’attendre du prémâché rassurant. Baudrillard pense avec le chaos contre le cocon. Et il a toujours mis les pieds dans le plat tout en restant à la marge. Les universités américaines l’accueillirent tandis que le système français lui fut longtemps fermé. Germaniste de formation mais sans agrégation en poche, dans le sillage de Roland Barthes mais évoluant entre la sociologie et la philosophie, inclassable – il verse également dans la pataphysique et pratique la photographie avec ferveur –, « Jean-Baud » exaspère autant qu’il fascine. Il s’est ainsi mis la gauche officielle à dos en déclarant que le PS au pouvoir ne fut que « la délivrance d’un enfant caché que le capital aurait fait dans le dos à la société française ».
Ce style inimitable, tout de provocations poétiques, de lucidité opaque et d’éclairs complexes, en fait une sorte de pythie postmoderne. Voici comment il entame l’un de ses essais les plus stimulants, Le Crime parfait (éd. Galilée, 1995) : « Ceci est l’histoire d’un crime – du meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion – l’illusion vitale, l’illusion radicale du monde. Le réel ne disparaît pas dans l’illusion, c’est l’illusion qui disparaît dans la réalité intégrale. »
Dans l’excellent Cahier de l’Herne qui lui fut consacré l’an dernier (1), le penseur est décrit comme un soldeur jubilant de voir tout disparaître. Il y a davantage de gravité attentive chez Baudrillard, observateur de notre époque, cruelle, mutante, darwiniste. Il la pèse et la soupèse, à la recherche de ce qui résiste et survit.
Télérama : Puisque nous sommes en janvier, que signifie encore, en 2006, de présenter ses vœux ?
Jean Baudrillard : C’est à première vue un rituel symbolique télécommandé collectivement, qui s’insère dans une gratuité marginale, comme les journaux mis à disposition des voyageurs, ou les cadeaux d’entreprise. Moi qui suis parti de l’échange symbolique tel que le décrivait le sociologue et anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1923-1924), je pourrais discerner un vestige de tout cela dans la carte de vœux. Celle-ci pourrait faire partie des sédiments sociaux de tous ces rituels porteurs de relations, qui avaient leur force et leur puissance. Mais en fait les vœux relèvent plutôt de ce prétendu lien social que nous tentons désespérément de recréer à travers des signes désintensifiés, des rituels déritualisés. Nous échangeons désormais des signes vides, malgré la petite couleur cérémoniale et la petite tonalité somptuaire de ces cartes, qui ne viennent cependant sceller aucun pacte. Quand les signes passent ainsi dans une existence seconde, au-delà de leur propre finalité, leur existence peut devenir interminable…
Télérama : A quoi pensez-vous ?
Jean Baudrillard : Je pense aux commémorations, aux fêtes qui ne rythment plus une véritable vie collective, et ne font qu’évoquer la nostalgie du « lien social ». Je pense à toutes les pratiques politiques, et même au système électoral : c’est une survivance maintenue à bout de bras, mais ce n’est plus un système vivant de représentation. Le mécanisme fonctionne encore, comme chez tant de sépulcres vivants…
Télérama : Ne sommes-nous pas déjà au cœur de votre pensée, née des saturations et des désagrégations propres au monde moderne ?
Jean Baudrillard : J’ai effectivement commencé par me pencher sur la « consommation » comme phénomène global. Pas seulement les produits d’usage mais la mutation mentale relevant d’actes obligatoires et compulsifs : au-delà du règne de la nécessité, nous voilà dans une mécanique fonctionnant toute seule. Nous en sommes les vecteurs et les otages. Nous ne sommes plus acteurs ou producteurs mais consommateurs. Plus de besoin ni de désir : ce que produit l’appareil de production doit être consommé. La relation sociale devient donc subordonnée à cette circulation obligée. Voilà pourquoi je préfère désormais l’expression d’« échange généralisé » à celle de « consommation », qui se rapporte trop à une valeur d’usage dépassée. Nous sommes dans la valeur-signe : nous consommons des signes, en pilotage automatique.
Télérama : Du coup, pour vous citer, « on ne sait plus quoi faire du monde réel. On ne voit plus du tout la nécessité de ce résidu, devenu encombrant »…
Jean Baudrillard : Ce qui disparaît, c’est le principe de réalité. A partir du moment où le réel ne peut plus renvoyer à une raison, à une rationalité, à une référence, à une continuité dans le temps, à une histoire ; à partir du moment où l’on ne peut plus se référer à une instance autre – transcendante ou divine –, on ne sait plus quoi faire de la réalité brute dans sa matérialité. La réalité a besoin d’une caution pour exister.
Prenons le corps, l’une des réalités premières dont nous disposons : nous nous en occupons de plus en plus à travers la santé ou les loisirs. Il nous obsède, mais nous ne savons plus qu’en faire. Du temps où il y avait une âme, nous vivions une confrontation mentale entre les deux. Le corps n’est plus cette substance symbolique, il est l’instrument banal de nos transhumances quotidiennes, quand il n’est pas cloué face à un écran.



Photo prise par Jean Baudrillard : « Photographier n’est pas prendre le monde pour objet, mais le faire devenir objet. » (Dans Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, 1998)

Télérama : Vous écrivez : « Contrairement à ce qui en est dit (le réel est ce qui résiste, ce sur quoi butent toutes les hypothèses), la réalité n’est pas très solide et semble plutôt disposée à se replier en désordre. »
Jean Baudrillard : L’anthropologue Marc Auger affirme de son côté que la réalité n’a plus d’autre raison d’être que de se répéter ou de se détruire. Elle ne débouche sur rien qui la dépasse dans un autre monde, donc elle est obligée de se démultiplier, de se dupliquer, de se cloner elle-même, à l’image du corps ou des idées. A partir du moment où il n’y a plus un objectif, une finalité, une transcendance encore une fois, les choses sont livrées à elles-mêmes, c’est-à-dire au destin de se reproduire indéfiniment. A ce moment-là, elles n’ont plus de fin, aux deux sens du terme, c’est-à-dire qu’elles n’ont plus aucune finalité mais dans le même temps se révèlent interminables, définitivement lancées sur une orbite vide.
Cela dit, on peut aussi émettre l’hypothèse que le monde, dans sa matérialité, est une illusion, au bon sens du terme : quelque chose que nous produisons mentalement, quelque chose dont la preuve ne peut être faite. Nous ne pouvons plus faire équivaloir ce dont nous disposons à une vérité définitive, donc à une réalité. Voilà la mise en jeu donc l’illusion perpétuelle du réel. On peut hurler à la métaphysique, mais aujourd’hui toutes les productions cinématographiques et romanesques tournent autour de cette obsession collective : sommes-nous dans un monde réel ? Tout n’est-il pas en train de basculer dans du virtuel ?
Télérama : Alors faut-il « sauver la réalité », comme vous l’écrivez dans Le Crime parfait ?
Jean Baudrillard : Ce n’est pas moi qui l’édicte : je parle là d’une obsession collective. On invente des techniques de plus en plus « irréalisantes » et dans le même temps on essaie de trouver de plus en plus de gravité, de pesanteur, de raison d’être. Contre la disparition, la ventilation dans le virtuel, on cherche à revenir au point où il y avait encore du réel.
Contre la nouvelle donne mondiale d’échange généralisé, peut-être faudrait-il en revenir à un principe de réalité. J’en arrive ainsi, paradoxalement, à souhaiter la réhabilitation du capital contre quelque chose de pire que le capital. Toute la pensée critique s’est exercée contre le capital, contre l’idéologie de la marchandise. Aujourd’hui, cette pensée ne peut plus rien faire contre le nouvel ordre mondial. L’ordre capitaliste constituait peut-être un ultime rempart contre cette ultradéréalisation qui nous attend partout…
Télérama : Il y a bientôt un quart de siècle, dans La Gauche divine, vous évoquiez un autre sauvetage, celui du Parti communiste…
Jean Baudrillard : On a effectivement sauvé le PCF. Il fait partie de ces fantômes aux existences interminables dont nous parlions. Il est là, tel un petit contrepoids, jadis combattu mais aujourd’hui conservé, comme une espèce menacée. Idem vis-à-vis du salariat : contre une politique de l’emploi diffractée, je comprends que les salariés défendent le salariat, malgré le paradoxe de leur démarche, qui consiste donc à défendre aussi le capital. C’est garantir un ordre, avec ses rapports de force, sa réalité et son lien social. Tout fonctionne actuellement ainsi, en enfilade : on sauve les meubles, parmi lesquels le PS. La désuétude est contagieuse, tous les partis sont en état de survie artificielle. Ils ne vivent plus que des signes de leur existence et tentent de faire perdurer une société bancale, qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule. Nous sommes dans une architecture de décombres. Voilà ce que nous ne pouvons qu’éprouver, si nous ne sommes pas trop en état d’autodéfense idéologique…
Télérama : Nous ne serions plus que dans la décomposition et le fantomatique ?
Jean Baudrillard : Avec le fantasmatique, il y avait encore du conflit et du remue-ménage. Avec le fantomatique, nous avons perdu notre ombre, nous sommes devenus transparents, nous évoluons dans un monde d’ectoplasmes. Nous vivons les choses sans épaisseur, sans gravité. Une gravitation a disparu au profit d’une diffraction totale, que beaucoup analysent comme un progrès : vous êtes là, dans votre élément, avec une irradiation totale et mondiale à travers toutes les technologies du virtuel… Je considère pour ma part qu’un cœur des choses est perdu. C’est au prix de cette perte de densité que vous pouvez vous mondialiser et avoir une information totale sur tout. C’est un peu comme si vous étiez passés de l’autre côté du Styx, le fleuve de l’Enfer : vous avez affaire à des gens qui courent après leur ombre perdue…
Télérama : La gravitation a disparu, d’où l’importance, à vos yeux, du 11 septembre 2001, qui fait retrouver la gravitation avec les tours jumelles qui s’écroulent ?
Jean Baudrillard : Bien entendu, il y eut là précipitation, au sens littéral. J’avais vu, au début des années 70, se construire ces deux tours, qui ne demandaient qu’à s’effondrer pour qu’il y eût au moins dans ce vide ainsi créé un suspens à cette évolution irrésistible et fatale ; c’est ainsi, du moins, qu’on peut le voir à travers ce qui nous reste d’imagination vitale…
Télérama : L’attentat du 11 Septembre s’inscrivait dans le triangle : violence-réel-symbolique…
Jean Baudrillard : Oui, dans la mesure où le symbolique est pour moi cette zone dans laquelle joue une réversibilité violente – comme le symbolique fut toujours une relation duelle, illustrée par le don et le contre-don. Nous sommes dans le même schéma : plus le building s’élevait, plus il incarnait la virtualité toute-puissante, plus on rêvait donc qu’il s’effondre, par cet obscur désir de réversibilité que tant de personnes partagent, sans être pour autant terroristes. A cela s’ajoute sans doute une logique interne, fondée sur l’apparition puis la disparition, qui gouverne l’espèce humaine et à laquelle nul n’échappe. On peut donc combattre les vecteurs que furent les terroristes, mais on ne peut combattre la logique qui fit d’eux le bras à travers lequel est passé cet « acting out » mondial, cet événement symbolique venu de nulle part.
On ne peut retrouver du symbolique qu’au prix d’une dénégation violente de tout ce qui s’est institué sur les débris de la symbolisation. Cette dénégation m’apparaît primordiale. En ce sens, je suis dénégationniste – et non pas négationniste. De même que je suis un désillusionniste et non un illusionniste ; un apostat et non un imposteur ; un abréactionnaire [l’abréaction est en psychanalyse la libération d’un refoulement, NDLR] et non un réactionnaire.
Télérama : On vous sent dans une espèce de pas de deux face à la marche du monde…
Jean Baudrillard : Rien n’est pour moi unidirectionnel ni unilatéral. Rien ne va jamais dans un seul sens, tout est ambivalent. Quand un système se développe, se perfectionne, voire se sature, quand il ne semble aller que dans sa direction positive, on ne tient plus compte de son ambivalence, de sa part maudite. Or celle-ci grandit, comme dans la théorie du chaos, comme l’eau qui s’accélère à l’approche de la cascade. A un moment donné, cette part d’ambivalence prend le dessus, tandis que l’autre part se décompose d’elle-même. C’est ce qui est arrivé au communisme, qui a sécrété sa propre ambivalence et qui, avec la chute du mur de Berlin, est arrivé au bout de sa décomposition, sans coup férir.
Télérama : Dans un tel monde, où la décomposition est selon vous le maître mot, peut-on encore être requis ? Peut-on encore exercer son intelligence critique ?
Jean Baudrillard : Je livre une vue cavalière de l’évolution d’un système – le nôtre –, mais j’ai toujours pensé qu’une énergie inverse s’y nichait, celle qui est à la source de l’ambivalence et que chacun peut exploiter. Rien à voir avec la conscience, le bon sens, ou la moralité : nous disposons tous d’une force d’ambivalence supérieure à la pensée critique, absolument catastrophique, c’est-à-dire capable de faire changer les formes établies. Une telle énergie peut se localiser dans la pensée, qui fera brèche dans l’ordre ou le désordre des choses, pour accélérer le mouvement. Je ne vois pas d’autre possibilité pour une pensée critique devenue radicale. Voilà l’ultime espoir : la pensée fait partie, sans privilège aucun, de ce monde dans son autodissolution, dans son évolution irrésistible vers sa propre disparition. Notre privilège, c’est l’intuition de ce que sera peut-être la stratégie fatale de tout un système…
La pensée radicale se doit d’être en complicité secrète avec ce qui arrive de meilleur ou de pire. Elle est différente d’une pensée critique, qui entend forcément freiner une telle évolution, sur l’air de « on va dans le mur ! ». La pensée critique eut une action et une transcendance à défendre. Or nous avons perdu cette transcendance, et la pensée radicale, elle, est immanente au monde actuel, elle en fait partie, elle est à son image : catastrophique, ou en tout cas paradoxale, aléatoire, virtuelle aussi.
Désormais, la pensée radicale est active, elle incube au cœur du système lui-même, et ce n’est plus une alternative. Elle ne peut être qu’un défi, poussant les choses à bout. Je ne saurais donc parler d’espoir, mais j’ai la fascination et l’envie d’entrer dans cette histoire et d’y voir clair. C’est ce que j’appelle le « pacte de lucidité ». Je considère que les gens se partagent en fonction de cette lucidité. Tant d’esprits prétendument critiques s’immergent dans une tentative désespérée de rationalisation et refusent de prendre en compte cette puissance obscure, incontrôlable, qui ne peut pas rendre compte d’elle-même en termes de raison, mais qui est à l’œuvre partout. Si la pensée ne se met pas au diapason, elle n’aura rien à dire sur rien et ne sera rien d’autre qu’une parodie de l’actualité.
Je digère mal d’être traité de pessimiste, de nihiliste, au sens péjoratif du terme. Tant pis, c’est la loi du milieu intellectuel. Et au fond, je n’aurais pas le droit de dire ce que je dis si je n’étais pas, d’une certaine façon, hors jeu…


Jean Baudrillard a publié une cinquantaine de livres aux titres évocateurs : Le Système des objets (éd. Gallimard, 1968), La Société de consommation (éd. Denoël, 1970), L’Echange symbolique et la mort (éd. Gallimard, 1976), Simulacres et simulation (éd. Galilée, 1981), La Gauche divine (éd. Grasset, 1985), La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu (éd. Galilée, 1991), Le Crime parfait (éd. Galilée, 1995), De la conjuration des imbéciles (éd. Sens et Tonka, 1998) ou encore Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du Mal (éd. Galilée, 2004



Propos recueillis par
Antoine Perraud

(1) Baudrillard, sous la direction de François L’Yvonnet, Cahier de L’Herne, 328 p., 49 €.


Télérama n° 2923 - 19 janvier 2006

 

 

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En voulant rendre l'école plus "accessible", a-t-on orchestré son nivellement par le bas ?
L'école joue-t-elle encore son rôle d'ascenseur social, qui a permis par exemple à Georges Pompidou, modeste fils d'instituteur du centre de la France, d'intégrer une grande école parisienne et de devenir président de la République ? Non, répond Jean-Paul Brighelli dans un ouvrage au titre explicite, La Fabrique du crétin, vite devenu best-seller. Il y dresse pourtant un constat effarant de l'école d'aujourd'hui, en racontant comment, en moins de trente ans, ce qui fut sans doute le meilleur système éducatif au monde a fait naufrage. Professeur de français à Montpellier (« un métier de seigneur », dit-il), Jean-Paul Brighelli ne mâche pas ses mots pour analyser les causes et les mécanismes de cette catastrophe. Un processus irréversible ?



Télérama : Pourquoi avoir délibérément choisi ce titre provocateur et un rien ambigu pour dénoncer ce que vous appelez la mort programmée de l'école ?

Jean-Paul Brighelli : Plutôt que de parler de provocation, je préfère parler de réaction face à la violence qui est faite à la quasi-totalité des élèves des classes primaires et secondaires de ne plus pouvoir accéder au savoir. Aujourd'hui la majorité des enfants ne savent plus lire, ni compter, ni écrire, encore moins penser. Et, loin de combattre cette réalité qui aurait scandalisé les responsables pédagogiques et politiques il y a quelques décennies, toutes les réformes et refontes de programmes ne font qu'amplifier le phénomène.

Le constat est dramatique : notre système éducatif est devenu un système à deux vitesses. A côté des rares écoles et lycées qui perpétuent encore un enseignement digne de ce nom, où les élites se reproduisent tranquillement d'une génération à l'autre (enseignement privé, grands lycées de Paris ou de quelques grandes villes de province), il y a des zones entières de « non-savoir », comme on dit de non-droit, où la difficulté des apprentissages s'efface derrière les joies ludiques des pratiques de l'oralité et de l'expression libre.

Quant à l'ambiguïté du titre de mon livre, elle est délibérée. Je voulais que le lecteur, après avoir craint que le crétin visé soit le produit de cette « fabrique », comprenne qu'il en est aussi l'instigateur. Le crétin, c'est celui qui conçoit les programmes en les révisant systématiquement à la baisse ; celui qui édicte des circulaires mettant l'élève au centre du système éducatif ; celui qui, habile didacticien et malin démagogue, se targue de « nouvelle pédagogie » et de ses excellents résultats. Après tout, 80 % des postulants, et bientôt 80 % d'une tranche d'âge, n'arrivent-ils pas à avoir le baccalauréat, selon les voeux de l'ancien ministre Chevènement ? On oublie de préciser que c'est au prix de la multiplication des filières (plus de soixante bacs différents !), de directives concernant la notation et de véritables calculs d'apothicaire, pour ne pas dire trucages, afin que les statistiques de réussite aux examens soient respectées.



Télérama : Comment ce système a-t-il pu se mettre en place ?

Jean-Paul Brighelli : Par une succession de réformes, parfois impulsées avec les meilleures intentions du monde. Tout a commencé au milieu des années 1970 avec la réforme Haby, du nom du ministre de l'Education nationale de l'époque, qui a instauré le collège unique et la sectorisation. Puis la gauche a accentué ces inégalités mises en place par le régime précédent par une série de mesures, louables sur le papier, mais qui se sont révélées catastrophiques. La création des ZEP (zones d'éducation prioritaire), par exemple, où l'analphabétisme, l'absentéisme, les incivilités commençaient à se développer de façon inquiétante. Il va de soi que ces ghettos, qui sont vite devenus les culs-de-basse-fosse de notre système éducatif, ont été dotés de moyens financiers importants et de matériel informatique dernier cri. Et on a cru ainsi acheter - à bon compte - la paix scolaire.

Autre réforme consternante, celle touchant les programmes et l'esprit même de l'enseignement. On a vu fleurir des circulaires et des discours ministériels, d'esprit libertaire et post-soixante-huitard, affirmant que c'était à l'élève de constituer ses propres savoirs et qu'il ne devait rien acquérir par la contrainte. Donc, plus d'humiliantes dictées, d'apprentissage par coeur, de devoirs le soir. Plus de latin, de grec, d'histoire, de culture littéraire inutile. En un mot, on a baissé le seuil d'exigence, sans se rendre compte que moins on exige des élèves, moins ils donnent, et moins ils donnent, moins ils reçoivent et plus ils se trouvent sans repères face au monde des adultes.



Télérama : Quel est le but poursuivi, selon vous, par toutes ces réformes ?

Jean-Paul Brighelli : Leur fonction première semble claire : la formation d'individus qui, à un titre ou à un autre, seront impliqués dans la grande guerre économique mondiale du XXIe siècle. Il faut en effet fabriquer une immense population de main-d'oeuvre bon marché, pas trop éduquée, surtout dénuée de sens critique mais dotée de certaines compétences techniques, taillable et corvéable à merci au gré des fluctuations économiques : un public captif devant lequel on agitera en permanence le spectre du chômage et de l'exclusion.

Ce fort contingent est dirigé par ceux qui sont issus de ce que Jean-Claude Michéa, dans un livre lumineux d'intelligence et au titre évocateur (1), nomme les pôles d'excellence : des lieux aux conditions d'accès sélectives qui continuent à transmettre sur le modèle de l'école traditionnelle - disons celle des années 1960 -, non seulement des savoirs sophistiqués et créatifs, mais ce minimum d'esprit critique sans lequel la maîtrise des connaissances n'aurait aucune efficacité. Ailleurs, loin de ces pôles d'excellence, il est impératif d'enseigner l'ignorance. C'est le nouvel objectif assigné à l'école publique. Il suppose une double transformation : celle des enseignants, d'abord, devenus des animateurs chargés de diriger des activités d'éveil et d'organiser des sorties pédagogiques ou transversales ; celle de l'école elle-même, ensuite, transformée en « lieu de vie » convivial et ludique, démocratique et citoyen, où l'on apprend à ne surtout pas apprendre, où les entreprises se poussent du coude pour pénétrer en force et peser sur le contenu des activités pédagogiques au nom du pragmatisme et de l'efficacité.

Le résultat de cette situation incroyable, c'est que l'école, jadis véritable ascenseur social, ne remplit plus du tout cette fonction. Dans un tel système, jamais Albert Camus, fils d'une femme de ménage illettrée vivant dans un quartier pauvre d'Alger, mais poussé par un maître d'école « à l'ancienne » conscient de son potentiel, n'aurait pu devenir Prix Nobel de littérature.



Télérama : Quelles seraient les dispositions d'urgence à prendre pour éviter cette dérive, sinon ce gâchis ?

Jean-Paul Brighelli : Notre école se meurt, notre école est morte, suis-je tenté de conclure. Mais peut-être n'est-il pas trop tard, bien que le système libéral se soit taillé le système éducatif dont il avait besoin. Et le pire, dans cette histoire, c'est que rien de tout cela n'a été délibérément programmé. Il n'y a pas de complot, pas de plaisantins cyniques et pervers qui se seraient un jour réunis avec la volonté de détruire un système éducatif. Quant aux mesures à prendre pour freiner ou empêcher ce gâchis, elles sont évidentes : supprimer les cartes scolaires pour retrouver les brassages sociaux, couper l'école des entreprises, faire en sorte qu'elle redevienne un lieu d'apprentissage, ne plus engager les énièmes réformes, et surtout faire confiance aux équipes pédagogiques qui, sur place, savent mieux que quiconque ce qui convient à leurs élèves. Nous avions autrefois pour les enfants une véritable ambition de réussite, aujourd'hui nous ne faisons que gérer leurs carences.



Télérama : Ne craignez-vous pas d'être taxé de passéiste et de prôner un élitisme un peu réactionnaire ?

Jean-Paul Brighelli : Qui est passéiste ? Moi ou tous ces parents déboussolés qui, constatant les carences du système éducatif, inscrivent leurs rejetons dans des établissements privés qui enseignent... à l'ancienne ? Paul Langevin préconisait il y a déjà presque un siècle « la promotion de tous et la sélection des meilleurs » : c'est la formule même de l'élitisme républicain. Le vrai élitisme, au sens le plus valorisant du terme, doit permettre l'expression pleine et entière des potentiels de chacun. Et on n'y arrivera qu'en revenant à l'enseignement d'une polyvalence, de savoirs généraux qui rendront l'individu plus libre de se spécialiser, à son gré, par la suite.



(1) L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, éd. Climats, 1999.

Propos recueillis par Xavier Lacavalerie



Télérama n° 2918 - 15 décembre 2005

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Y a-t-il une voie pour une histoire juste et des mémoires apaisées ?
Le mardi 29 novembre 2005, alors que les députés socialistes tentent de faire abroger le texte – qu'ils avaient approuvé un an plus tôt – sur le " rôle positif " de la colonisation, une dépêche de l'Agence France-Presse annonce la sortie d'un livre intitulé Le Crime de Napoléon. Pour son auteur, Claude Ribbe, tête pensante du Collectif DOM des Antillais, Guyanais et Réunionnais, et tout juste nommé par Dominique de Villepin à la Commission nationale consultative des droits de l'homme, Napoléon n'est pas seulement celui qui, en 1802, a rétabli par la force l'esclavage aboli huit ans plus tôt par la Convention. Il est le génocidaire de la Guadeloupe et de Saint-Domingue. Un Hitler avant l'heure, inventeur des chambres à gaz (dans les bateaux), des plans de déportation, des escadrons de la mort, des camps de triage (en Bretagne) et de concentration (sur l'île d'Elbe et en Corse). " Bien connus des historiens ", les faits seraient " volontairement passés sous silence ", assène l'auteur, par " peur de dire la vérité ou, pire, approbation ".

Avec ce " pamphlet " lancé à quelques jours du bicentenaire d'Austerlitz, Claude Ribbe se retrouve sur toutes les radios. Lui qui accuse " la télévision de service public d'être [avec son Napoléon/Clavier, NDLR] activement associée à la campagne de promotion du négrier français " va squatter les plateaux de France 2 et de France 3 (JT, On ne peut pas plaire à tout le monde, Campus, Culture et dépendances…). La BBC et les quotidiens britanniques se régalent. D'autant que le Collectif DOM appelle à une manifestation pour le 3 décembre sur l'esplanade des Invalides. Grande frayeur au gouvernement. Plus question de célébrer Austerlitz. Le 2, jour anniversaire de la bataille, Chirac est opportunément en voyage à Bamako, et Villepin laisse à Michèle Alliot-Marie le soin d'assurer l'intendance. Le 3 décembre, pourtant, entre deux drapeaux tricolores, il n'y aura guère plus de deux cents personnes aux Invalides pour honnir le génocidaire…

Dans le portrait plutôt sympathique que Libération fait de Claude Ribbe quelques jours plus tard, le quotidien oublie une chose : l'auteur n'a pas que Napoléon en ligne de mire ; avec le Collectif DOM, il a assigné en justice un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur en 2004 d'un volumineux Essai d'histoire globale sur Les Traites négrières. L'historien est attaqué pour une interview donnée en juin dernier au Journal du dimanche, que l'on peut résumer ainsi : en déclarant la traite des Noirs par les Européens " crime contre l'humanité ", la loi Taubira du 21 mai 2001 a établi un lien possible avec la Shoah, donc avec l'idée de génocide, ce que les traites, si monstrueuses qu'elles fussent, n'étaient pas. Mais derrière cette interview, c'est le livre, donc le travail d'historien, qui est visé, parce qu'il montre la complexité historique, et rappelle que les traites dites " intra-africaines " et " orientales ", plus importantes en volume que la traite atlantique des pays occidentaux, méritent autant d'attention et d'étude. Sur Internet, Claude Ribbe se déchaîne contre " cet universitaire de second choix qui, à point nommé, sort de sa basse Bretagne pour falsifier les chiffres, relativiser la traite atlantique et oser comparer l'esclavage en Orient du VIIe siècle au crime raciste organisé des Lumières ". Verdict : " Le livre de M. Pétré-Grenouilleau relève purement et simplement des tribunaux sous le chef de racisme et d'apologie de crime contre l'humanité. "

L'affaire révolte les historiens, mais reste inconnue du grand public… jusqu'à l'emballement de décembre. Le refus de l'UMP d'abroger l'article 4 de la loi du 23 février, qui demande très précisément aux programmes scolaires de " reconnaître en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ", provoque la colère aux Antilles, où le ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, est contraint d'annuler son voyage. Le 9 décembre, Jacques Chirac confie au président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, le soin de " constituer une mission pluraliste pour évaluer l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'histoire ". Dans le même temps, agacé par cet article 4, dont on dit qu'il le considère comme " une grosse connerie ", Chirac donne le ton : " Ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire. L'écriture de l'histoire, c'est l'affaire des historiens. "

Lesquels ne se le font pas dire deux fois. Dans un texte, " Liberté pour l'histoire ! ", daté du 12 décembre, dix-neuf d'entre eux, grandes pointures allant de Jean-Pierre Azéma à Michel Winock, en passant par Françoise Chandernagor, Marc Ferro, Pierre Nora, Jean-Pierre Vernant ou Paul Veyne, ont donc rappelé que " dans un Etat libre, il n'appartient ni au Parlement, ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique ". Jusque-là, pas de problème. Sauf que les " 19 " ne se contentent pas de demander l'abrogation du fameux article 4. Sont désormais dans leur collimateur toutes les lois " mémorielles " : la loi Gayssot du 13 juillet 1990 contre les négationnistes ; la loi du 29 janvier 2001, qui reconnaît le génocide arménien de 1915 ; enfin, la loi Taubira du 21 mai 2001, qui déclare la traite négrière atlantique et l'esclavage " crime contre l'humanité ".

En soutien à ces historiens, vingt-cinq intellectuels, parmi lesquels Edgar Morin, Max Gallo et Paul Thibaud, signent à leur tour une pétition sur " la liberté de débattre ". Ce dernier, ancien directeur de la revue Esprit, explique son point de vue sur la loi Taubira : " Inscrire dans la loi que l'esclavage est un crime contre l'humanité pose deux problèmes. Premièrement, c'est un crime aussi vieux que l'humanité. Va-t-on condamner Aristote ? Ensuite, c'est un crime qui a été commis par énormément de gens, pas seulement des Français. Certes, la loi Taubira se limite à la condamnation de la traite atlantique, commise par les Européens. Mais l'article 34 de la Constitution établit qu'on ne peut légiférer que sur l'action des Français. La condamnation de l'esclavage ne relevait donc pas du Parlement français mais d'une instance internationale. " Plus grave, poursuit Paul Thibaud, l'accumulation des lois " mémorielles " constitue un cocktail explosif : " Les gens qui assignent Pétré-Grenouilleau s'appuient sur la loi Taubira, mais aussi sur la loi Gayssot, qui visait au départ à combattre les négationnistes d'extrême droite. L'attaque est en deux temps : on dit tout d'abord que l'historien a contrevenu à la loi Taubira, qui définit l'esclavage comme crime contre l'humanité, parce qu'il met des nuances, et qu'on ne peut nuancer un crime contre l'humanité. Après ça, en vertu de la loi Gayssot, il ne reste plus qu'à demander des sanctions contre lui parce qu'il a nié un crime contre l'humanité. C'est un enchaînement fou ! "

L'abrogation de cet ensemble de lois est-il pour autant la solution ? Non, répondent Gérard Noiriel, historien de l'immigration, et, avec lui, toute une génération de jeunes historiens et enseignants qui s'étaient mobilisés dès mars dernier pour condamner ce fameux article 4 sur les programmes scolaires et la colonisation, mais qui refusent de rejoindre les " 19 " pour demander l'abrogation des autres lois : " Un historien, enseignant d'histoire ou chercheur, n'a pas à dire aux hommes politiques comment ils doivent intervenir par rapport au passé. Car cela relève de la mémoire collective. Que l'on puisse contester ces lois en tant que citoyen, certes, mais pas en tant qu'historien. En revanche, l'article 4 de la loi du 23 février prétend dire la manière dont nous devons travailler sur la colonisation. C'est une intrusion directe dans nos affaires. "

Chercheur en civilisation américaine à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) – honteusement attaqué sur le web comme le " prototype du nègre domestique " parce qu'il est l'auteur d'un article favorable au livre de Pétré-Grenouilleau –, Pap Ndiaye n'a pas non plus signé la pétition des " 19 " : " Les historiens ne peuvent se retrancher du monde. L'histoire est une discipline poreuse à la société. Mais on peut imaginer que les relations entre histoire et mouvements sociaux soient des liens créatifs. Pour prendre l'exemple des Etats-Unis, le grand développement de l'histoire afro-américaine, à partir des années 60, est lié au mouvement pour les droits civiques. Martin Luther King parlait souvent d'un remarquable ouvrage d'un historien du Sud, Vann Woodward, véritable bible du mouvement pour les droits civiques. Entre historiens et militants, il y avait une relation de confiance. " A l'inverse, ajoute Pap Ndiaye, " la violence du Collectif DOM, inadmissible, quasi terroriste, mais aussi la colère des Antillais, se nourrissent de l'occultation des traites et de l'esclavage – contrairement à la colonisation – depuis un siècle et demi en France. Occultation, ça ne signifie pas qu'on n'en parle pas, mais qu'on en parle d'une certaine manière : dans les programmes de seconde, tout est centré sur l'abolition, celle de 1848, parce qu'elle valorise la République. Mais on ne parle pas de ce à quoi l'abolition met fin… "

Historienne du fait colonial au CNRS, Myriam Cottias, de mère antillaise, qui travaille entre Paris et Fort-de-France, est encore plus sévère : " Après l'abolition de 1848, les hommes politiques de couleur qui arrivèrent au pouvoir aux Antilles prônèrent tous l'oubli du passé. Car la République constituait le point zéro, la nouvelle histoire s'écrivait. Pour tous les Antillais, l'intégration à l'Etat français était une intégration à la nation française. Mais la nation française a continué à se définir à l'intérieur des frontières hexagonales et, avec Charles Seignobos et son Histoire sincère de la nation française (1937), comme blanche et uniquement blanche. L'implicite de l'universalisme, véhiculé de génération en génération, transmis par l'école, est blanc. Ce qui a induit une mise à distance de toutes les autres composantes de la nation française. Le fait d'être en permanence dans un silence de l'histoire provoque aujourd'hui un retour du refoulé. " Pour Myriam Cottias, " écrire une histoire nationale qui tienne enfin compte de l'ensemble de la population française est un défi important. Quand on voit, par exemple, que dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, de François Furet et de Mona Ozouf, il n'y a aucune entrée sur la première abolition de l'esclavage, en 1794, ni sur la révolte de Saint-Domingue de 1791 à 1804, année de l'indépendance ! Les historiens devraient faire un peu d'autocritique sur la façon dont ils écrivent l'histoire nationale ! ".

En cette année 2006, les choses vont bouger, forcément. Dans les écoles tout d'abord. Le Comité pour la mémoire de l'esclavage, mis en place après la loi Taubira et piloté par Maryse Condé et Françoise Vergès, a remis son rapport au Premier ministre et formule des propositions détaillées, sur les manuels scolaires notamment. Dans la recherche, ensuite. Myriam Cottias a été chargée de mettre sur pied ce que le CNRS appelle un " réseau thématique prioritaire ", qui coordonnera l'ensemble de la recherche francophone sur l'esclavage, tous continents confondus, et depuis l'Antiquité, et lui assurera d'abord une " visibilité ". Car les travaux ne manquent pas : dans la dernière livraison des Cahiers d'études africaines de l'EHESS, on trouve, par exemple, un article de l'historien camerounais Issa Saïbou sur " la rémanence de la condition servile dans le nord du pays ". La description des " razzias de bétail humain " faites encore au XIXe siècle au nom de l'islam et au détriment des populations païennes par une aristocratie brigande est d'une violence sans équivalent chez Pétré-Grenouilleau… Myriam Cottias est optimiste : " La diversité d'origine et de formation d'une nouvelle génération d'historiens va permettre de multiplier les approches et les problématiques. "

Reste, après les querelles d'historiens, une question que ne résoudront pas toutes les bonnes volontés pour mieux prendre en compte le passé : " Comment, se demande le philosophe Paul Thibaud, un gouvernement qui devrait s'occuper des affaires du pays en vient-il à légiférer sur l'histoire ? Les sociétés antillaises, tout comme d'ailleurs la société française dans son ensemble, n'auraient-elles pas avant tout besoin d'un avenir, d'un projet ? " Ce que Pap Ndiaye formule ainsi : " Au-delà du contexte français d'occultation de l'esclavage, au-delà de l'action spécifique d'un collectif tonitruant, il y a bien la crise économique, sociale, identitaire des Antilles. " La focalisation autour de l'esclavage ne serait qu'un symptôme, aggravé par ce que Myriam Cottias appelle " l'expérience de l'exclusion à l'intérieur de l'Hexagone ". " On aurait pu, concède-t-elle, faire l'économie de la loi Taubira si l'on avait été dans un modèle idéal de fonctionnement égalitaire, non discriminatoire. C'est ce que dit Paul Ricœur dans Parcours de la reconnaissance : il y a un moment où il faut formuler les attentes sociales. Et je pense que la loi Taubira était une façon de formuler ces attentes. " Certes, mais dans son dernier livre,La Mémoire, l'histoire, l'oubli, publié en l'an 2000, Paul Ricœur disait aussi : " Je reste troublé par l'inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d'oubli ailleurs. " Y aura-t-il enfin une vie commune – un projet, un avenir – après cette bataille des mémoires ?

Vincent Remy



Télérama n° 2922 - 10 janvier 2006

Ripostes

Dernière diffusion le dimanche 5 février 2006
  
JEUNES : ATTENTION PLANÈTE PRÉCAIRE !


Fabien de San Nicolas

Fabien de San NicolasFabien de San Nicolas, âgé de 28 ans, est président des Jeunes populaires, une fédération à part entière au sein de l'UMP regroupant les militants âgés de 16 à 29 ans.

"Le contrat première embauche s'inscrit dans une logique de cohérence globale. Aujourd'hui, on n'a pas créé un pôle de cohésion sociale pour faire jolie. Le CPE permet à un jeune de rentrer dans une entreprise (...) Il a deux ans pour faire ces preuves..."



Razzye Hammadi Après avoir été secrétaire nationale du Mouvement des jeunes socialistes, Razzye Hammadi, âgé de 26 ans, vient d'en être élu président pour deux ans.

"La droite est entrée dans l'ère du cynisme ! On nous explique que c'est compliqué, que l'on comprend les gens mais ce n'est pas compliqué, c'est très simple. C'est la question sociale qui est à l'origine de ce qu'il s'est passé dans les banlieues et, qu'est-ce qu'a été la réponse du gouvernement ? Cela a été la précarité. Dans un premier temps la répression, puis on a parlé de l'apprentissage à 14 ans. Pourquoi pas les enfants dans les usines dès 8 ans ? (...) Et sur les stagiaires, c'est très dangereux ce que l'on a dans le loi sur l'égalité des chances : on donne un statut et on légitime le stagiaire..."


Louis ChauvelProfesseur des universités à l'IEP de Paris, sociologue spécialisé dans l'analyse des structures sociales et du changement par génération, Louis Chauvel est chercheur à l'Observatoire français des conjonctures économiques et membre de l'Association française de sociologie.

Auteur d'une thèse de sociologie publiée sous le titre Le destin des générations aux éditions PUF en 1998, et rééditée en 2002, il a consacré plus d'une cinquantaine d'articles au changement social en France et en comparaison internationale.

"Un jeune sur cinq ou un jeune sur trois est au chômage à la sortie des études depuis vingt ans. Cela fait vingt ans que l'on accepte une situation (...) qui présente des intérêts (...) Aujourd'hui, il y a autant de pauvres dans la société française, sauf que les pauvres sont jeunes et plein d'avenir dans la pauvreté..."



Martin HirschDirecteur général de l'Agence Française de la Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) depuis 1999, Martin Hirsch est aussi président d'Emmaüs France.

Il a participé à plusieurs cabinets ministériels (Santé, Emploi et Solidarité) et a enseigné à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'ENA, il a signé de nombreux ouvrages, dont L'affolante histoire de la vache folle, paru chez Balland en 1996, Ces peurs qui nous gouvernent, édité par Albin Michel en 2002, et le Manifeste contre la pauvreté, sorti chez Oh Editions en 2004.

"On est dans la situation d'un pays qui est entrain de se priver de son avenir, puisque l'on prive les jeunes de leurs avenirs (...) On a une société qui est pleine de portes fermées qu'il faut déverrouiller sous peine d'assister à une explosion..."

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Karim BoualemTitulaire d'un DEA d'histoire, Karim Boualem est actuellement travailleur social au centre social Africa 93, situé à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis.

"Je galère. J'ai fait des études, donc, je galère, je rame. Les jeunes que je côtoie au quotidien sur mon lieu de travail ou d'habitation, à Saint-Denis, ne galèrent pas, ils sont dans le trou ! Il n'y a aucune perspective et cela a conduit à des situations que l'on a connu au mois d'octobre et de novembre 2005. C'est une 'Cocotte-Minute' qui explose, une situation de détresse, un cri..."

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FannyDétentrice d'un DESS de communication, Fanny est membre de Génération-Précaire, un mouvement qui tente de faire reconnaître le droit aux stagiaires de bénéficier d'un véritable statut intégré dans le droit du travail.

"J'ai actuellement l'impression que des postes pour des jeunes diplômés n'existent plus. Quand on cherche un emploi, un poste junior, cela veut dire deux ans d'expérience professionnelle. Il faut bien qu'on l'acquiert à un moment donné cette expérience professionnelle (...) Le CPE, c'est quand même un pis-aller (...) Nous ce que l'on veut,c'est avoir accès à un véritable salariat..."

 

 

Caricatures :


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Entre l'envol et la chute
(vers une fédération planétaire)
http://www.humains-associes.org/No6/HA.No6.Edito.html


Tatiana F.


Le libre arbitre est notre seule vraie richesse et, de ce fait, il doit être considéré comme inviolable. Imposer quoi que ce soit est un crime contre l'humanité, contre nature, contre conscience. Il ne peut s'agir que de proposer, d'inviter au partage. Ce qui est vérité pour l'un ne l'est pas forcément pour l'autre. L'échange des idées et des points de vue ne peut que nous enrichir mutuellement, mais pour cela il est une condition sine qua non : le respect réciproque. Ce sont toujours les "idées insolites" qui ont fait avancer la culture humaine, aussi bien dans l'histoire de la science que celles de l'art, de la philosophie, de la psychologie et même des religions.

L'utopie d'hier est l'ordinaire d'aujourd'hui. Le fait qu'une idée soit prématurée ne signifie pas qu'elle ne soit pas réalisable un jour futur. Dans notre civilisation, avoir l'esprit ouvert, c'est-à-dire sans préjugés, est assez rare, non pas parce que l'intelligence en est absente, mais par conformisme socio-psychologique qui veut que l'on soit en accord avec la majorité, faute de quoi on risque de subir l'exclusion du groupe. Notre horizon mental est proportionnel à notre champ de vision, et nous savons tous que nous avons la vue - et la vie - courte. Comme la limite des yeux crée l'horizon, seul l'élargissement de notre compréhension peut nous apprendre que plus nous marchons vers l'horizon, plus il s'éloigne.

Exclure de notre champ de vision mental tout ce qui le dépasse, sous prétexte que l'on ne voit pas, c'est nous maintenir nous-mêmes derrière les barreaux limités de notre propre prison, c'est être son propre bourreau, en quelque sorte. Ce que je veux signifier par là, c'est qu'il ne s'agit ni d'affirmer, ni d'infirmer, mais d'accepter les "propositions insolites" comme hypothèses de travail et d'aller voir par soi-même si oui ou non, si oui et non, cela est envisageable dans un futur proche, et de le démontrer arguments à l'appui. L'absence de preuves n'a jamais constitué une preuve d'absence. Nous pensons que malgré notre haute technologie, nous demeurons psychologiquement égocentriques, géocentristes, anthropocentristes et nationalistes primaires de surcroît.

Or, depuis le jour mémorable du 24 juillet 1969, où nous avons aperçu sur nos écrans l'image du vaisseau spatial Gaïa bleue blues, nous savons que celle-ci est un corps astronomique indivis et que nous sommes tous, sans exception, des voyageurs à son bord; plus jamais - me suis-je dit - les hommes ne se verront séparés et différents les uns des autres. Hélas ! 1010 mille fois hélas ! cette attitude d'exclusion et de blocage psychologique est toujours de mise.

Aujourd'hui, du moins en Occident, nous avons: d'un côté une science qui nous apprend que notre galaxie est une ruche de cent milliards d'étoiles dans un univers observable où il existe environ cent milliards de galaxies semblables à la nôtre, avec des dimensions chiffrées en milliers d'années-lumière et où pour notre seule galaxie apparaît le nombre vertigineux de cent mille années-lumière de diamètre (une année-lumière = 10 000 milliards km), et de l'autre côté une mentalité sectaire, tribale - à quelques exceptions près.

Pour la plupart, nous vivons pour le panem et circenses, malgré toutes les informations que nous avons sur l'empire romain et sur l'une des causes majeures de sa chute. Les civilisations sont mortelles, elles aussi, et la nôtre se meurt, pendant que la nouvelle est déjà en gestation au sein même de l'actuelle.

Et pendant ce temps-là, notre monde présente une face de plus en plus uniforme, internationalisée par l'économie, les sciences, les mass-média et les toutes puissantes transnationales qui règnent en despotes quasi-absolus et pour lesquelles tout est permis.

Et pendant ce temps-ci, ces mêmes puissances nous disent l'impossibilité de réaliser l'unité dans la diversité, c'est-à-dire l'union de la grande famille fraternelle et humaine, en nous étiquetant d'irréalistes, et selon les latitudes de fauteurs de troubles, c'est-à-dire de dangereux individus. Implicitement, "cartésiennement", tout est fait pour que nous n'ayons plus de but en commun, plus d'idéal à partager, alors voilà quelques-uns des résultats: par excès de matérialisme, nous sommes en train de nous effondrer, de nous étouffer lentement mais sûrement.

Faute d'idéal humain véritable, notre indifférence nous mène droit à la destruction de notre planète et à l'autodestruction. Certes, nous voyons apparaître des tentatives communautaires en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Europe, mais tout en essayant de rester ouverte et de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, je constate qu'il suffit de gratter le vernis économico-démago pour s'apercevoir que le souci majeur est de faire bloc contre... Communautés d'exclusion en réalité, ou il se peut que ce soit pour nous un passage obligé dont nous ne saurions pas nous détourner. Il se peut...

En face de cela, qu'avons-nous à proposer, tout en prenant en considération le mercantilisme, l'ignorance, la médiocrité et l'égoïsme?...

L'histoire de l'humanité sur Terre nous a appris que c'est toujours un petit nombre - à son propre détriment d'ailleurs - qui met en doute le schéma mental établi comme dogme absolu, qui ose proposer ce que d'autres - par ignorance et par peurs de toutes sortes, peur du ridicule et de l'exclusion entre autres - n'oseront jamais.

Alors nous sommes partis à la recherche de ceux qui osent, en leur demandant de penser avec nous un monde où il n'y aurait qu'une seule nationalité, et où le respect de la diversité dans la solidarité serait notre bien commun.

Vers une communauté planétaire, utopie, rêve de fous, ou recherche nourrie dans l'amour et au nom de l'espérance pour que demain existe encore ?

Quant à "moi", par extrapolation et aussi par humour (noir ?), je me plais à demander ce qui arriverait si un jour une civilisation supérieure à la nôtre établissait le contact avec nous, une civilisation tellement supérieure que, face à elle, nous nous sentirions comme des prédateurs barbares quoiqu'impuissants, immuablement figés dans un âge de pierre révolu. Serions-nous prêts à nous unir enfin? Certainement, forcément comme dirait M.D., mais je crains que - comme il en va souvent avec les hommes - il ne soit déjà trop tard pour le faire, à moins que..

 

 

Caricatures : choc des images ou des civilisations ?

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Le dessinateur : » D'où la bombe dans le turban «
Par JANNIK BRINCH
Un dessin du prophète Mahomet avec une bombe dans le turban a fait scandale aux quatre coins du monde. Mais quel était le message du dessinateur ?


* Qu'est-ce que le Morgenavisen Jyllands-Posten ?
* Honorés concitoyens du monde musulman
* Chronologie
* Historique
* Le dilemme du rédacteur en chef
* Les dessins de la colère

Le dessin du prophète Mahomet avec une bombe dans le turban a fait le tour du monde au cours de ces derniers mois. A la fois célèbre et haï. Parce que mélanger l'islam et le terrorisme a offensé des millions de musulmans qui ont interprété le crayon satirique comme une marque du mépris du monde occidental envers les musulmans et leur religion. Mais il s'agit d'un malentendu, estime l'auteur du dessin contesté.

Quel était le message dans votre dessin du prophète Mahomet avec une bombe dans le turban ?

» Le dessin n'illustre pas l'islam dans son ensemble, mais la partie de l'islam qui apparemment peut pousser à la violence, au terrorisme, au meurtre et à la destruction. Et donc l'islam fondamentaliste. J'ai voulu montrer que les terroristes tirent leurs armes spirituelles de l'islam. «

Pourquoi était-ce important pour vous de faire passer ce message ?

» Si une religion tourne au fascisme religieux, nous nous trouvons face à des tendances totalitaires que nous avons connues en d'autres temps, comme le fascisme et le nazisme. C'est la même situation, où les gens sont obligés de baisser la tête et de faire ce que le régime leur commande de faire. Je trouve que c'est une chose que nous devons combattre, et l'arme du dessinateur, c'est justement cette plume ou ce crayon et puis une certaine indignation. «

Avez-vous le sentiment que votre dessin a été mal compris ?

» Il y a des interprétations qui ne sont pas correctes. L'opinion couramment répandue parmi les musulmans est que le dessin traite de l'islam en général. Ce n'est pas le cas. Il traite de certains signes fondamentalistes qui bien entendu ne sont pas partagés par tous. «

» Mais ce qui incite aux actes de terrorisme vient de l'interprétation de l'islam. Je ne pense pas qu'il faille l'ignorer. Cela ne veut pas dire que tous les musulmans sont responsables du terrorisme. Il s'agit de mettre en évidence une liaison d'où naissent les armes spirituelles. Il y a certaines interprétations de l'islam selon lesquelles vous mourez en martyre si vous mourez pour l'islam et vous pouvez tranquillement tuer les infidèles, vous serez récompensé dans l'au-delà. «

Votre indignation a fait que des millions de musulmans se sentent offensés. Votre dessin respecte-t-il l'islam dans une mesure suffisante ?

» Il ne respecte pas la version de l'islam qui fournit aux terroristes leurs armes spirituelles. Je n'ai rien contre l'islam ou contre les musulmans. Ils ont droit à leur liberté, mais si certaines parties d'une religion prennent une tournure totalitaire et agressive, j'estime qu'il faut protester. C'est ce que nous avons fait sous les autres ismes. Sous le communisme ont vu le jour des milliers de dessins satiriques ainsi que d'autres formes de satire qui le démasquaient et se tournaient contre lui. «

Mais même si vous avez visé les forces fondamentalistes, votre satire a frappé large. Doit-on au nom de la liberté d'expression avoir le droit d'offenser des religions entières pour en atteindre une petite partie?

» On doit avoir le droit de faire la satire des religions. Certaines religions souhaitent tout fixer dans toute la vie humaine, et l'idée religieuse ou la foi renferme en soi une force effroyable. La tradition satirique est très forte au Danemark. On peut se moquer de tout. Et de tous. C'est notre idée de base, et normalement la réaction à la satire est plutôt amicale. Cela ne s'est pas produit ici, et je ne pouvais en tout cas pas le prévoir. «

Avez-vous envisagé de faire passer le message d'une autre façon sans offenser une religion entière ?

» C'est une métaphore que j'ai employée dans d'autres circonstances où le fondamentalisme et le terrorisme ont été critiqués. Mais elle a été ici combinée avec le Prophète sacré et certains musulmans l'ont très mal pris. Mais moi, je ne suis pas musulman, ce n'est pas ma religion, je suis dans mon propre pays, j'ai le droit de suivre la tradition qui, pour ce qui est de la liberté d'expression, est l'une des pierres angulaires de la démocratie. On ne peut pas y renoncer, ce n'est pas normal. On a été obligé d'ébaucher la ligne de front. «

Pourquoi était-ce nécessaire ?

» Nous étions obligés de défendre notre attitude envers la liberté d'expression parce qu'une religion ou les gens qui pratiquent une religion, et en confessent peut-être les aspects plus fondamentalistes, ont commencé à revendiquer un privilège ou une position privilégiée dans l'espace public. Par exemple cet auteur qui ne trouvait pas d'illustrateur pour son oeuvre. Nous devons préserver nos traditions de liberté d'expression, et je crois que si nous n'avions pas fait ces dessins maintenant, la confrontation serait arrivée quand même tôt ou tard. A propos d'un film, d'une pièce de théâtre ou d'un livre. Nous devons y passer, mais nous devons bien entendu en parler les uns avec les autres et nous comprendre mutuellement. «

Vous-même vous êtes athéiste et connu pour la sévérité de votre plume contre les religions. Vos dessins sont-ils un règlement de compte avec la religion en général ?

» Je n'ai rien du tout contre les religions, mais pour les versions fondamentalistes, je pense qu'il faut faire preuve de scepticisme. Une religiosité croissante signifie plus d'intolérance et d'esprit borné. Cela se complique quand toute l'existence se définit d'une manière religieuse. Tant pour ceux qui sont séduits, que plus encore pour tous les autres qui ne le sont pas. Nous vivons un temps où l'obscurantisme religieux se propage, apparemment la religion acquiert de plus en plus d'importance. Cela signifie qu'en tant que vieil athéiste, je suis renforcé dans ma conviction. «

Le nom du dessinateur est sciemment omis puisque le Service des Renseignements de la Police danoise lui conseille pour sa sécurité de conserver l'anonymat dans le débat autour des dessins sur le Prophète. Les dessinateurs ont reçu plusieurs menaces de meurtre.

 

In ripostes du 12 Fevrier

Max Gallo

Max Gallo Historien et romancier, Max Gallo est l'auteur, entre autres, de Fier d'être Français, paru aux éditions Fayard.

"Il y a une différence de civilisations que certains veulent, là, transformer en choc de civilisations. On a manipulé l'affaire des caricatures. J'y vois la volonté qu'il y est un choc de civilisations qui se transforme en guerre de civilisations (...) Dire la vérité, ce n'est pas souhaiter que cette vérité devienne plus grave encore. Il y a un enjeu formidable, qui est le destin de l'islam européen, et derrière cet enjeu des caricatures (...) Il y a le fait de solidarité avec les intégristes de l'islam des musulmans européens."

Philippe Val

Philippe ValPhilippe Val est directeur de la rédaction de Charlie-Hebdo.

Cet hebdomadaire a publié, mercredi 8 février 2006, un numéro avec, en première page, un dessin du prophète Mahomet disant : "C'est dur d'être aimer par des cons" et reproduit, en pages intérieures, les douze dessins parus dans un quotidien danois. Poussant la logique de la liberté d'expression jusqu'au bout, Philippe Val s'est engagé à publier les caricatures du "concours international de dessin sur l'holocauste" organisé par du quotidien iranien Jyllands-Posten.

"Pas choc des civilisations, des difficultés. Un journal égyptien à grand tirage a publié ces caricatures, il y a trois mois, notamment celle du prophète avec la bombe, tout le monde s'en est foutu. C'est la preuve que c'est une manipulation politique."

Abdelwahab Meddeb

Abdelwahab MeddebEcrivain et poète, Abdelwahab Meddeb est né à Tunis et vit aujourd'hui à Paris. Directeur de la revue internationale Dédale, il enseigne la littérature comparée à l'université Paris X-Nanterre. Il anime l'émission "Cultures d'islam" sur France Culture.

"Nous sommes en guerre, et l'essentiel, c'est comment faire pour détacher l'islam de l'islamisme, de ces démons islamistes ? Je crois que c'est la tâche de quiconque, musulman et non musulman, parce que plus que jamais, nous vivons dans un monde unique."

Fouad Alaoui

Fouad AlaouiDocteur en neuro-psychologie, Fouad Alaoui, originaire du Maroc, est aujourd'hui et depuis 1993, secrétaire général de l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF). Il est également ancien vice-président du Conseil Français du Culte Musulman CFCM.

"J'entends ici, en France, un discours qui nourrit la notion de choc des civilisations. La question de l'insulte aux caricatures, des uns et des autres, devient banalisé. Je pense qu'il faut définir des limites de parts et d'autres (...) On constate une blessure de toute une partie de notre société et on continue à vous blesser. On va où ? Est-ce que l'on peut accepter dans notre société de voir des gens blessés et de leur dire : 'Vous êtes blessés mais c'est notre liberté' ? La liberté d'expression ne peut pas fonctionner sans limite."

A Philippe Val : "Il faut se dire les choses en face. J'espère, dans notre société, que l'on instaurera une éthique où il ne vous sera plus permis d'insulter les autres. Vous parlez de liberté d'expression, c'est la liberté de l'injure".

Olivier Roy

Olivier Roy Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et de recherche au CNRS, Olivier Roy travaille sur l'islam politique et a notamment publié L'échec de l'islam politique et L'islam mondialisé, parus au Seuil en 1992 et 2002.

Dans le monde musulman, "il y a un esprit sérieux qui, là, est entrain de prendre le dessus". Un esprit sérieux "qui vient de cette insécurité née du fait qu'à l'heure actuelle, se pose la question de 'qu'est-ce que cela veut dire être aujourd'hui musulman', alors que la notion même de culture musulmane est en crise et que l'on est dans un processus d'occidentalisation."

Ali Dilem

Ali Dilem Caricaturiste algérien, Ali Dilem sévit chaque jour au sein du journal indépendant Liberté. Il a été condamné, en juin 2005, à verser qu'une amende de 50 000 dinars (environ 550 euros) pour offense à la personne du président de la République.

"Vous êtes entrain de payer la politique des Etats-Unis. On a vu des bébés bombardés à Bagdad, des hommes tués dans les mosquées, le Coran foutu dans les toilettes... et personne n'a réagit. Je pense qu'il s'agit d'une accumulation de choses. Les dirigeants arabes, sachant qu'il y avait une espèce d'effet Cocotte-Minute qu'il fallait décompresser un petit peu, se sont dit : 'Allez, on sort tout le monde, trois petits tours et puis s'en vont'. Les dirigeants arabes n'ont pas de quoi s'opposer à Bush, ils ont choisi douze Danois. C'était le prétexte pour un peu défouler tout le monde mais c'est tout. Cela s'arrête là l'affaire des caricatures."



Pouvait-on caricaturer le prophète Mahomet ?

 

Cette question, qui a déclenché des réactions en chaîne, a relégué à l'arrière-plan d'autres interrogations. Peut-on opposer à la liberté d'expression le respect du sacré ? L'escalade de la violence a-t-elle été instrumentalisée et dans quel but ? La fracture Orient-Occident s'est-elle creusée ? Des intellectuels issus du monde arabo-musulman répondent.

Quinze jours plus tard, que reste-t-il de cette affaire des caricatures ? Une poignée de dessins médiocres, certains islamophobes et inutilement provocateurs, ont déclenché une vague de protestation planétaire, plus manipulée, d'ailleurs, que spontanée. Les drapeaux brûlés pour les caméras et les plans serrés sur les manifestants masquaient la taille modeste des manifestations. Rien à voir avec les grandes démonstrations populaires dont sont capables les islamistes, comme au début de la guerre en Irak, par exemple. Nous en étions donc là, vendredi 10 février, au moment où nous bouclions ce numéro, dans ce maesltröm peu ragoûtant de fureurs imbéciles orchestrées dans des pays musulmans et, en Europe, de leçons de démocratie en forme d'oukases.

L'affaire des caricatures a accouché d'une caricature de débat, dangereuse et mortelle, puisque ces misérables dessins ont tout de même causé, indirectement, la mort d'une dizaine d'Afghans, aussi vite oubliée. On retiendra que cette mise en scène médiatique d'une guerre de religion (quatre mois après la première publication des caricatures !) a jailli, mondialisation oblige, à la vitesse de la lumière… Le ressentiment du « monde musulman » vis-à-vis de « l'Occident », deux entités abstraites dont on aurait d'ailleurs bien du mal à définir les contours, est une mèche d'amadou qui peut s'enflammer à tout instant.

Cette fracture Orient-Occident, qui n'est pas imaginaire, n'est pourtant ni ethnique ni culturelle. Sauf, peut-être, pour les tenants du « choc des civilisations ». Derrière les masques religieux et identitaires, ce sont des lignes de fracture très profanes et des intérêts politiques qui expliquent le malaise dans cette région étouffée par des régimes autoritaires, de plus en plus acquise aux thèses conservatrices des Frères musulmans, et dominée par l'hyperpuissance américaine. « Ne serions-nous pas, à prendre tout cela au sérieux, les "idiots utiles" d'une farce ? » écrit l'islamologue François Burgat. A la différence de certains journaux qui ont brandi la liberté d'expression comme seul étendard, nous avons essayé de comprendre comment « l'autre côté » avait perçu la crise. Nous sommes donc allés interroger des écrivains et intellectuels qui sont nés dans le monde arabe ou musulman. Et, au premier chef, Farouk Mardam-Bey. D'origine syrienne, ce grand connaisseur de la culture et de la littérature arabes vit à Paris et voyage régulièrement dans le Moyen-Orient. Il est le coauteur, avec Elias Sanbar, d'Etre arabe, un livre d'entretiens dans la mythique collection Sindbad, que Farouk Mardam-Bey dirige lui-même chez Actes Sud.

Thierry Leclère


Télérama : Depuis le début de cette affaire, beaucoup de voix, en France, clament que la liberté d'expression est inaliénable et que les manifestants musulmans demandent aux démocraties de renoncer à leurs valeurs. Est-ce votre analyse ?
Farouk Mardam-Bey : Le débat est piégé. Et je sens bien cette pression, ici, qui inciterait à aller dans ce sens. Bien évidemment, je suis « pour la liberté d'expression ». Et on a vu tous ces derniers jours des musulmans excités, réagissant de manière totalement irrationnelle, c'est entendu. Mais ces caricatures, aussi, sont une imbécillité. Elles ne sont pas particulièrement drôles et il y en a même une – celle qui représente Mahomet coiffé d'une bombe – qui est particulièrement abjecte : n'importe quel musulman comprend que c'est l'Islam, par essence, qui est terroriste. Il y a quelque chose de profondément gênant à blesser des gens dans leur foi, dans ce qu'ils sont, au plus intime. Est-ce qu'il est nécessaire, pour défendre une certaine liberté de la presse, de publier et republier ces dessins, de vouloir à tout prix blesser et exciter des millions d'êtres humains, comme si on agitait un chiffon rouge devant un taureau ?
Insulter le Prophète, depuis Copenhague, franchement… Je trouve l'anticléricalisme très respectable dans les pays cléricaux, tout comme le blasphème des grands esprits que vantait Ernest Renan… si c'est dans un Etat théocratique. Je suis donc plus enclin à défendre la liberté d'expression des intellectuels, dans les pays musulmans, quand ils font une recherche libre sur l'islam et qu'ils s'exposent, réellement, comme c'est le cas de certains penseurs.

Télérama : A quels libres esprits faites-vous allusion, alors qu'il est si courant de dénoncer le « silence des intellectuels arabes » ?Farouk Mardam-Bey : Je pense à l'Egyptien Nasr Abou Zeid ; il a commencé à penser l'islam de l'intérieur et à présenter une voie profondément réformiste. Dans les années 90, il a été maltraité à l'Université puis menacé de mort par des intégristes. Il a dû quitter l'Egypte, et vit maintenant en Europe (1). D'autres intellectuels ont payé cette liberté d'esprit de leur vie, comme Mahmoud Mohamed Taha, au Soudan, qui a été condamné à mort et pendu en janvier 1985, à Khartoum. Il a écrit un livre sur l'histoire de l'islam où il défendait l'idée d'une séparation du politique et du religieux (2). Il avançait l'idée que le message spirituel du Prophète, tel qu'il fut révélé à La Mecque, est universel mais que toute la construction juridique élaborée, à côté, dans un contexte historique précis, n'était plus en phase avec la vie des musulmans d'aujourd'hui. Tous les deux avaient d'ailleurs été traduits en français, il y a une quinzaine d'années, et cela n'avait pas suscité grand intérêt, ici.

Télérama : Régis Debray déclarait dans Le Nouvel Observateur, la semaine dernière : « Ne projetons pas nos catégories de pensée et notre système d'émotions sociales sur une aire culturelle – le monde arabe – qui a une autre mémoire, une autre histoire, et dans laquelle le facteur religieux joue le rôle structurant qu'il jouait chez nous il y a deux ou trois siècles. » Est-ce, cela aussi, le fond du problème ?
Farouk Mardam-Bey : Je ne crois pas et je me méfie de cette approche différentialiste. Ce que veulent les sociétés arabes, c'est bien souvent la ressemblance : les gens souhaitent jouir du même bien-être qu'en Occident. Commencer à dire qu'il y a une histoire musulmane, une économie musulmane, une sociologie musulmane, des écrivains et des artistes musulmans… me paraît dangereux. C'est la position des islamistes. Moi, je pense qu'il y a des valeurs universelles, des concepts comme l'égalité ou la liberté, qui ont d'ailleurs été cristallisés, à un moment donné, par la pensée européenne. Ils valent pour tous, dans le monde entier. On connaît d'ailleurs trop bien le discours que tiennent des régimes autoritaires : la démocratie, pas tout de suite, pas chez nous, ce n'est pas dans nos traditions… Comme si notre tradition, à nous Arabes, était de jouir de la torture !

Télérama : Il y a, au départ de cette affaire, la question de la représentation du Prophète...
Farouk Mardam-Bey : Cette question du rapport de l'islam aux images est très secondaire dans cette histoire. D'ailleurs, dans l'art musulman, il y a souvent eu des représentations d'êtres vivants. Dans la tradition persane, on retrouve des êtres humains sur les miniatures. Dans la tradition turque aussi, et dans la peinture arabe des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, des personnages humains sont présents. Ça a continué, dans la tradition chiite, avec la représentation d'Ali, le gendre du Prophète. Encore aujourd'hui, à Téhéran ou dans la banlieue sud de Beyrouth, vous voyez des

fresques représentant Ali et ses fils, Hassan et Hussein.

Télérama : Mais Mahomet, lui-même, n'a jamais été représenté ?
Farouk Mardam-Bey : Si, mais rarement. En Turquie, à l'époque ottomane, on le retrouve dans une miniature, figuré par une sorte de flamme ou de lumière. Ces dernières années, l'écrivain tunisien Youssef Seddik avait réalisé une bande dessinée sur l'histoire des religions en représentant plusieurs prophètes. L'album a été censuré dans plusieurs pays arabes. Ni les sunnites ni les chiites n'ont l'habitude de le représenter. Mais ce n'est pas vraiment le problème : imaginons qu'un artiste occidental ait dessiné le prophète Mahomet sous des traits sympathiques, personne n'aurait protesté. Chacun a le droit de haïr les religions. De haïr l'islam, pourquoi pas ? Mais, dans cette affaire des caricatures, c'est différent : au-delà du blasphème, il y a de l'islamophobie. La marque d'une haine de l'autre. Une forme de racisme mi-ethnique mi-religieux. D'ailleurs, beaucoup de musulmans ne comprennent pas que l'islamophobie ne soit pas condamnée par les tribunaux, en Europe, de la même manière que l'antisémitisme.

Télérama : La semaine dernière, les manifestations semblaient peu spontanées et largement téléguidées par les pouvoirs en place. Comment a réagi la population dans les pays que vous connaissez bien ?
Farouk Mardam-Bey : Le monde arabe et musulman, malgré toute sa diversité, est traversé par un sentiment profond d'injustice. Les musulmans voient qu'ils ne sont pas traités à égalité avec les autres communautés. Ce sentiment de « deux poids, deux mesures », qui a été ravivé par cette polémique, est particulièrement flagrant dans le conflit israélo-palestinien. Les nombreuses résolutions de l'ONU condamnant l'occupation par Israël, qui sont restées lettre morte depuis des années, en sont un des symboles évidents.
Il ne faut jamais oublier la centralité de la question palestinienne dans la conscience arabe et musulmane. Avec les télévisions satellitaires comme Al-Jazira, les choses ont réellement changé. Quand on parle d'un mort palestinien, ici, en Europe, c'est un chiffre ; les télévisions arabes, elles, vont chez ses parents, interviewent ses proches. Tout cela est vu par cinquante millions de foyers arabes et suscite une indignation. Et une haine, aussi. Chose inouïe, on a même vu, la semaine dernière, dans ce vent de folie lié à l'affaire des caricatures, un manifestant brûler un drapeau français à Jérusalem. Une chose impensable, quand on sait que les Français apparaissaient, encore récemment, comme faisant partie des rares amis des Palestiniens.

Télérama : Comment l'expliquer ?
Farouk Mardam-Bey : L'Europe paie, notamment, sa réaction hostile à la victoire des islamistes du Hamas aux récentes élections législatives en Palestine. Beaucoup d'Arabes sont indignés et se disent : « Comment ? L'Occident veut la démocratie, il observe les élections sans doute les plus libres et les plus transparentes qui se sont jamais déroulées dans tout le monde arabe et, parce que le "mauvais" candidat gagne, ils regardent de travers les résultats ? »
Le discours sur la démocratie tenu par les Occidentaux n'est pas crédible dans un monde arabe où l'antiaméricanisme est plus virulent que jamais. Les gens remarquent que les Occidentaux s'attaquent aujourd'hui à la Syrie, au nom de grands principes, mais ne disent rien contre le régime de Ben Ali, en Tunisie, ou contre celui de l'Arabie saoudite, qui n'ont rien de démocratique. Ce sentiment, répandu depuis des décennies chez les Arabes, selon lequel l'Occident a peut-être de bons principes, mais qu'il ne les met jamais en application chez les autres, est devenu presque un article de foi.

Télérama : Comment les régimes autoritaires en place dans les pays arabes ont-ils instrumentalisé la colère suscitée par l'affaire des caricatures ?
Farouk Mardam-Bey : La Syrie est un bon exemple. A Damas, d'ordinaire, quand dix intellectuels essaient de manifester dans la rue, ils trouvent, en face d'eux, trois mille policiers ! Or, le 4 février dernier, des centaines de manifestants sont sortis, notamment des écoles théologiques très liées au pouvoir, et ont parcouru longtemps la ville, brûlant l'ambassade du Danemark et celle de Norvège. Il est rigoureusement impossible que cela se soit passé sans l'assentiment du pouvoir. A mon avis, cela s'est même passé à son instigation. Un pouvoir syrien qui se pose aujourd'hui en défenseur de l'islam, alors qu'il a massacré des dizaines de milliers de Frères musulmans dans les années 80 !
Comme l'a observé le chercheur Olivier Roy, la carte des émeutes en réaction aux caricatures de Mahomet montre que les pays où la violence a été la plus forte sont ceux dont le régime et certaines forces politiques ont des comptes à régler avec les Européens. La France, et toute l'Europe avec elle, est en train de payer son alignement sur les Etats-Unis au Proche-Orient, en Afghanistan, et aussi à propos du nucléaire iranien.

Télérama : C'est d'Iran qu'est venue la réaction la plus abjecte, avec ce « concours international de dessins sur l'Holocauste » lancé par le quotidien iranien Hamshahri, le plus fort tirage de Téhéran. Comment ont-ils pu inventer cela ?
Farouk Mardam-Bey : Par cette réponse ignoble, les Iraniens ont voulu attaquer, en retour, la chose peut-être la plus sacrée dans la mémoire occidentale. La Shoah étant, en Occident, encore plus taboue que la religion, c'est précisément là qu'ils ont voulu frapper. Il n'y a pas de sentiment antichrétien dans le monde musulman et arabe, mais il existe un fort sentiment antijuif, c'est incontestable. Le discours négationniste du président iranien qui, en décembre dernier, a réfuté l'Holocauste, a été repris dans beaucoup de pays musulmans ; cette idée que la Shoah est un « mythe » circule partout, malheureusement, même en dehors des milieux islamistes. Cela fait partie de cette régression générale, depuis quelques années, très liée à la montée du fondamentalisme, mais aussi à ce sentiment profond qu'il n'y aura pas de solution en Palestine. Que cette guerre ne finira jamais.

Télérama : Le « choc des civilisations » n'est-il pas en train de devenir l'une de ces « prophéties autoréalisatrices », comme disait le sociologue américain William Isaac Thomas, c'est-à-dire un mensonge qui prend corps à force d'être répété ?
Farouk Mardam-Bey : En effet, aussi bien en Occident que dans les pays musulmans, on a l'impression qu'on pousse les gens vers une forme de guerre de religion. Je ne crois pas à un « complot » délibéré ; ce sont plutôt des mécanismes irrationnels qui sont en marche. Y trouvent leur compte tous ceux qui pensent de manière manichéenne que le monde se divise entre bons et méchants. Certains néoconservateurs américains ont sans doute ce schéma en tête. Et aussi les islamistes les plus extrémistes. Mais l'islam politique – et tout particulièrement celui, dans la mouvance des Frères musulmans, qui a gagné en Turquie et en Palestine, et qui est très fort en Egypte et au Maroc, notamment – ne veut pas d'un clash de civilisations. Cette forme d'islamisme-là, que je n'approuve pas, mais avec laquelle il faut dialoguer, est un conservatisme musulman, semblable à la démocratie chrétienne qu'a connue l'Europe d'après la Deuxième Guerre mondiale.

Télérama : Mais la fracture Orient-Occident existe bel et bien…
Farouk Mardam-Bey : Certes, mais elle se creuse, sur une base essentiellement politique. Si la situation s'envenime, les discours religieux peuvent encore l'approfondir, mais quelques gestes sérieux de l'Europe ou des Etats-Unis, allant dans un sens politique plus juste – en Palestine, notamment –, pourraient faire bouger ce paysage très mouvant. Le choc des civilisations n'aura pas lieu, pour 0au moins deux raisons. D'abord, parce qu'il y a toujours plusieurs « Occidents ». Pendant la guerre en Irak, Jacques Chirac, Gerhard Schroeder, et ces millions de gens qui ont manifesté contre la guerre, ont montré qu'il n'y avait pas « une » position monolithique occidentale. D'autre part, la mondialisation est une réalité pour toutes les populations du monde musulman, y compris les plus islamistes. L'Internet, notamment, joue un rôle de plus en plus important. Tous consomment de la modernité. Les gens comparent et voient comment on vit en Occident, les classes moyennes veulent s'exprimer. Nous vivons bien dans un seul et même monde.

(1) Lire Critique du discours religieux, de Nasr Abou Zeid Sindbad (éd. Actes Sud, 1999).
(2) Un islam à vocation libératrice, de Mahmoud Mohamed Taha (éd. L'Harmattan, 2002).

Propos recueillis par Thierry Leclère

Les dates-clés de l'affaire
Juillet-août 2005
L'écrivain danois Kåre Bluitgen, auteur d'un livre pour enfants sur le Coran et Mahomet, ne trouve pas de dessinateurs osant illustrer son ouvrage. Le quotidien conservateur Jyllands-Posten, le plus fort tirage du Danemark, s'adresse à une association de dessinateurs, leur demandant de "dessiner Mahomet comme ils le voient".

30 septembre
Jyllands-Posten publie douze caricatures sous le titre "Les visages de Mahomet". Dans l'article, on peut lire « La société moderne et séculière est rejetée par quelques musulmans […]. Ils exigent [sur la religion, NDLR] une position particulière […]. Ce n'est pas conciliable avec une démocratie séculière et la liberté d'expression, où il faut être prêt à se faire mépriser, tourner en dérision, ridiculiser. »

14 octobre
Plusieurs milliers de musulmans manifestent à Copenhague.

2 décembre
Au Pakistan, un groupuscule met à prix la tête des dessinateurs. Puis plusieurs délégations musulmanes danoises se rendent au Moyen-Orient pour mobiliser Etats et institutions arabes. Elles montrent les douze dessins, les mélangeant avec d'autres, très injurieux vis-à-vis de l'islam.

29 décembre
Les ministres des Affaires étrangères arabes condamnent les caricatures et le silence du gouvernement danois.

5 janvier
Le Danemark et la Ligue arabe décident de mettre fin à la controverse.

10 janvier
Magazinet, un petit magazine chrétien norvégien, qui avait déjà publié les dessins de son confrère danois, les republie.

fin janvier
La Norvège, mais pas le Danemark, appelle ses diplomates à exprimer leurs regrets. Les jours suivants, protestations du Koweït, du Yémen, de la Syrie, de Bahreïn, de la Libye. Le quotidien danois présente ses excuses, et le magazine norvégien, ses « regrets ».

1er février
Plusieurs journaux européens dont, à Paris, France-Soir, publient simultanément les caricatures. Le propriétaire du journal licencie le directeur de la publication.

4 février
En Syrie, les ambassades du Danemark et de la Norvège sont incendiées. Les rédacteurs en chef de deux journaux jordaniens (Shihane et al-Mehwar) sont arrêtés pour avoir publié les caricatures.

5 février
A Beyrouth, des manifestants sunnites incendient le consulat du Danemark dans le quartier chrétien, ravivant la tension entre communautés. A Bagdad, le ministre irakien des Transports annonce le gel de tous les contrats avec le Danemark et la Norvège.

7 février
Téhéran annonce la suspension de tous les liens économiques avec le Danemark.

8 février
Charlie Hebdo explose ses records de vente (400 000 exemplaires) en publiant un numéro incluant les douze dessins. Chirac « condamne toutes les provocations manifestes susceptibles d'attiser dangereusement les passions ». Le quotidien iranien Hamshahri, le plus fort tirage de Téhéran, annonce le lancement d'un « concours international de dessins sur l'Holocauste ». En Afghanistan, onze personnes auraient été tuées lors des récentes manifestations.

10 février
54 % des Français considèrent que les médias ont eu tort de publier les caricatures, d'après un sondage CSA/La Croix.




Télérama n° 2927 - 14 février 2006

 

 

 

Entretien avec alain Finkielkraut :

 

 

Ilan : la barbarie à visage antisémite ?


 

Esther Benbassa

 

Directrice de recherche au Centre de recherches sur la civilisation de l'Europe moderne pour le CNRS, Esther Benbassa enseigne l'histoire du judaïsme moderne à l'université Paris-IV-Sorbonne.

Elle est l'auteur, entre autres, de La République face à ses minorités, publié aux éditions fayard en 2004. Son dernier ouvrage, Juifs et musulmans : une histoire partagée, est à paraître le 6 mars 2006.

"Ce serait peut-être prématuré de ramener tout à l'antisémitisme, qu'il y ait eu des préjugés, c'est certain. Nous ne connaissons pas la fin de l'enquête, nous n'avons que quelques indices, et ma peur est que l'on communautarise cette mort terrible de ce jeune homme.

Cet assassinat, la barbarie commise par ces désœuvrés nous interpellent tous, pas seulement en tant que juifs mais en tant qu'êtres humains, parce que le crime est quelque chose qui interpelle toute notre société. Il y a vraiment un problème qui se pose à notre société et il faudrait que l'on cherche les moyens d'endiguer cette sorte de barbarie et tous les racismes. Ma peur est que cette affaire se communautarise, que l'on "remonte" les communautés entre elles et que l'on arrive à une impasse."

Bernard Kouchner

 

Co-fondateur de Médecins sans frontières et représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies au Kosovo de 1999 à 2001, Bernard Kouchner a été ministre de la Santé et l'Action humanitaire.

"Ce n'est pas seulement parce que l'on va leur donner des moyens que tout va changer. Il y a des faits objectifs qui sont la haine de l'autre (...) Il ne faut pas relâcher sa vigilance, il ne faut pas attendre le prochain acte antisémite ou raciste en général pour se manifester et dire qu'il y en a marre, que ce pays est une caricature quand il fait cela, et ce n'est pas la peine d'évoquer 'l'intégration républicaine', car ces deux mots ne suffisent pas, ou 'le pays des Droits de l'homme', parce que c'est trois mots ne suffisent pas pour que cela cesse."

Michel Wieviorka

Sociologue, docteur d'Etat ès lettres et sciences humaines, Michel Wieviorka est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (EHESS/CNRS).

Avec Georges Balandier, il co-dirige la revue Cahiers internationaux de sociologie et a dirigé la collection "Voix et regards" aux éditions Balland. Ses recherches portent sur la notion de conflit, le terrorisme et la violence, sur le racisme, sur les mouvements sociaux ainsi que sur les phénomènes de différence culturelle.

"Il y a toutes sortes de racismes dans la société française et le problème n'est pas que l'on s'indigne trop lorsqu'il y a un acte antisémite ; le problème est que l'on ne s'indigne pas assez lorsqu'il y a des actes racistes qui visent d'autres catégories "

Guillaume Weill-Raynal

 

Avocat au barreau de Paris, Guillaume Weill-Raynal est l'auteur d'Une haine imaginaire, publié aux éditions Armand Colin, 2005.

"On est face à un crime atroce, un fait divers hors norme. Mais face à ce crime hors norme, on relance de façon artificielle la polémique sur l'antisémitisme, au motif qu'il y aurait eu dans les motivations des criminels d'éventuels motivations ou clichés qui seraient peut-être antisémites ou judéophobes. Pardonnez-moi, le gang de Youssouf Fofana, c'est dix personnes qui ne sont pas ni représentatives de la vie en banlieue ni représentatives de l'antisémitisme national."

 

 

Samy Ghozlan

Ancien commissaire de police, Samy Ghozlan est président du Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme.

"Pour nous, la France n'est pas antisémite. Les banlieues ne sont pas antisémites. Il y a certains antisémites dans certains coins, mais ce n'est pas du tout le même antisémitisme que la France a connu. Ce n'est pas du tout ça (...)

Mais ce que je veux dire, c'est qu'il y a eu, au départ, tout au départ, une incitation sans discernement à la solidarité palestinienne qui a pris ces populations et à qui on a inculqué une haine d'Israël mais qu'ils ont reçu comme une haine des juifs."

Abd al Malik

Leader du groupe de rap New African Poets (NAP), Abd al Malik est auteur de Qu'Allah bénisse la France, paru chez Albin Michel en mars 2004.

"En réalité, il s'agit, à un moment donné, de faire un vrai travail pédagogique, un vrai travail de fond, d'aider les associations locales, de faire en sorte que l'on se retrouve dans une configuration où les gens puissent avoir les moyens intellectuels de ne pas penser de cette manière et finalement, par extension, de ne pas agir selon les clichés, par exemple : 'Les juifs ont de l'argent' (...)

Les clichés que l'on entend dans ces quartiers ne sont pas les seuls. Il y a d'autres clichés qui sont véhiculés dans les quartiers 'riches'. A un moment, il est important de relativiser, de faire la part des choses et de se dire quels moyens on se donne pour que la situation change effectivement, concrètement sur le terrain."


Ripostes : Le 26/02/2006

 

 

   

Bernard Perret est polytechnicien, économiste , membre du Laboratoire de sociologie du changement des institutions. Il s'intéresse particulièrement aux mutation du travail et aux politiques d'évaluation. Il a publié notament L'Avenir du travail (éd du Seuil, 1998), L'Evaluation des politiques publiques (éd. La Découverte, 2001), De l aSociété comme monde commun (éd. Desclée de Brouwer, 2003).
   
Que révèle le contrat première embauche ?




Vingt-trois pour cent des moins de 25 ans au chômage. De stages gratuits en CDD, les jeunes ont bien du mal à accéder à l’emploi stable, et à l’emploi tout court. Avec le CPE (contrat première embauche), qui permet aux entreprises de licencier tout nouvel entrant pendant deux ans, le gouvernement affirme ouvrir une piste prometteuse. Il se targue de 280 000 emplois créés grâce à un contrat similaire adopté en septembre dernier, le CNE (contrat nouvelle embauche), qui ne concernait que les entreprises de vingt salariés au plus. A l’Assemblée nationale comme dans la rue, l’opposition dénonce une politique qui précarise l’ensemble des salariés, faisant peu à peu de ce qui était la règle – le CDI – une exception. Mais pour l’économiste Bernard Perret, cette précarisation ne concerne toujours qu’une même fraction, de plus en plus menacée, de la population française.



Télérama : Comment expliquez-vous la mobilisation autour du contrat première embauche alors que l’adoption à l’automne du contrat nouvelle embauche n’avait pas suscité de telles vagues ?

Bernard Perret : Le CNE concernait l’embauche dans les entreprises de vingt salariés au plus qui offrent majoritairement des emplois peu qualifiés. Le fait qu’il n’y ait pas eu à l’époque de grandes protestations illustre un non-dit : depuis des années, dans la société française, les mesures de flexibilité sont supportées par les moins qualifiés, et notamment les plus jeunes. Ces derniers jours, si la mobilisation se fait plus forte, c’est que le CPE concerne tous les moins de 26 ans, y compris les jeunes diplômés, les enfants des classes moyennes. On pourrait voir un côté positif à ce contrat : tous les jeunes sont désormais logés à la même enseigne.

Télérama : Mais la précarité épargne toujours de larges couches de salariés ?

Bernard Perret : Des blocs entiers de la population veulent bien du changement économique, mais refusent d’en subir les conséquences : ce sont essentiellement les employés des grandes entreprises et ceux du secteur public. Ils bénéficient d’emplois garantis, d’avancement à l’ancienneté, et retardent autant que possible toute évolution qui leur serait défavorable. Et ils ont du pouvoir ! Voyez le nombre de députés et de ministres issus de la fonction publique. Du coup, la flexibilité en France se développe de manière hypocrite : elle pèse essentiellement sur les travailleurs les moins qualifiés et les petites entreprises. Les 35 heures ont renforcé le phénomène : dans les administrations et les grandes entreprises, les salariés ont obtenu des jours de congé supplémentaires. Dans les petites entreprises, ni salaires élevés, ni avantages sociaux, ni formations…

Télérama : Un certain nombre de jeunes se disent : « Le CPE, c’est mieux que rien. »

Bernard Perret : Mais il ne résout rien ! On reste dans la logique qui consiste à faire peser le poids de la flexibilité sur une catégorie particulière de travailleurs plutôt qu’à revoir l’ensemble de notre contrat social. Depuis vingt-cinq ans, face au chômage, on procède par dérogations, création d’emplois atypiques, « emplois aidés » dans le secteur marchand, « contrats emploi solidarité » dans le secteur non marchand. A quoi il faut ajouter les contrats d’insertion et les stages, dont l’abus a été dénoncé par le récent mouvement des stagiaires. Des contrats dérogatoires de ce style, il y en a eu des dizaines. Cela aboutit à un système lourd, illisible et surtout inefficace.

Télérama : Ces mesures sont pourtant présentées par les hommes politiques comme des formules magiques…

Bernard Perret : L’emploi est le domaine des effets de manche et des fausses trouvailles. La première honnêteté consisterait à reconnaître qu’il ne va pas y avoir de croissance forte, donc de création massive d’emplois, même si les départs en retraite vont améliorer un peu la situation. La gauche et la droite sont complices. Chacune jouant à défaire ce que l’autre a fait, elles ne travaillent pas sérieusement à inventer un nouveau compromis social. Cela aboutit au pire : une société très flexible, inégalitaire et opaque.

Nous ne pourrons avancer que si nous travaillons à résoudre la contradiction suivante : d’un côté, des entreprises qui veulent de la fluidité car elles opèrent dans un monde économique instable, sur des marchés qui peuvent évoluer très vite ; de l’autre, des salariés qui demandent de la stabilité car, pour avoir un appartement, une vie « normale », il faut des revenus stables. Comment définir un compromis viable, un nouveau modèle ? C’est la vraie question. Or, jusque dans nos comportements individuels, nous ne l’abordons pas franchement. Comme consommateurs, par exemple, nous voulons pouvoir changer d’opérateur de téléphonie, nous nous précipitons sur les pantalons chinois à 3 euros, etc. Et nous voulons croire que ce mode de consommation est sans effet sur l’organisation du monde !

Télérama : C’est un peu la poule et l’œuf. Les salariés vont vous répondre que s’ils achètent le moins cher possible c’est parce qu’ils sont de plus en plus précaires et mal payés.

Bernard Perret : Oui, mais il faut mesurer les conséquences de nos actions. Chacun d’entre nous, en tant que consommateur, bénéficie de l’intensification de la concurrence – que l’on pense à la révolution des télécommunications – sans se soucier des contraintes qu’elle induit sur les travailleurs qui fabriquent ce qu’il achète.

Télérama : Les Danois, eux, ont travaillé la question du compromis social. Leur fameuse « flexi-sécurité », qui laisse les employeurs libres d’embaucher et de licencier, mais qui accompagne par un vrai suivi social le parcours des salariés, est-elle une voie à explorer ?

Bernard Perret : C’est un système tout de même assez autoritaire, il faut le dire. Si vous êtes cuisinier et que seule la menuiserie embauche, on va vous demander de vous reconvertir, sans état d’âme, et vite. Reste que le Danemark dispose de structures sociales et politiques que nous n’avons pas, du moins pour l’instant, pour lutter contre les effets négatifs de la mondialisation : des salariés syndiqués à 80 %, des partenaires sociaux qui ont l’habitude d’agir et de travailler ensemble, de négocier. Le modèle danois a le mérite de fixer les règles du compromis : une grande flexibilité, oui, mais assortie d’une garantie de continuité de droits sociaux et de revenus. En France, les propositions ne manquent pas sur la manière de « sécuriser » les parcours professionnels. La CGT, par exemple, a repris l’idée d’une « sécurité sociale professionnelle ». Mais les syndicats sont minoritaires et divisés.

Télérama : Est-ce pour cela qu’on ne peut construire un autre modèle social ?

Bernard Perret : Le profil des responsables syndicaux, issus des métiers les plus qualifiés et surtout de la fonction publique, les pousse à défendre les points de vue des classes moyennes, des détenteurs d’un emploi stable. Quand ils protestent contre la flexibilité, c’est ce monde bien garanti qu’ils défendent. Les employés à temps partiel, les ouvriers devenus précaires ? Personne ne les représente. Le plus grand service à rendre à la société française serait donc de lui faire comprendre comment elle est « fabriquée », si j’ose dire : avec ce corporatisme qui la fonde et organise la protection des plus protégés et d’eux seuls. Comme un cercle vicieux.

Télérama : Quelle évolution possible ?

Bernard Perret : Une flexibilité négociée, avec des médiations : vous pouvez être viré du jour au lendemain, mais pas sans concertation. Il y a dans l’entreprise des instances de négociation, qui peuvent examiner les dossiers et protéger les salariés contre l’arbitraire. Il faut reconnaître aux Anglo-Saxons un mérite : ils croient aux vertus éthiques de leur système. Ils sont convaincus que le marché, la concurrence, c’est juste, parce que tout le monde a sa chance, et la responsabilité individuelle est encouragée par l’éducation. En France, on présente les changements économiques comme une fatalité que les pauvres doivent accepter pour que les riches puissent continuer à vivre tranquilles. C’est insupportable. Il faut sortir de ce libéralisme honteux et défensif pour affronter collectivement la contradiction entre un système économique que nous ne pouvons plus rejeter et notre idéal de vie en société !



Propos recueillis par Dominique Louise Pélegrin



Télérama n° 2926 - 7 février 2006

 

Ouverture
par Monseigneur André Vingt-Trois, archevêque de Paris.

En créant, il y a plus d’un siècle, les Conférences de Carême, le Bienheureux F. Ozanam, Mgr de Quelen et l’Abbé Lacordaire répondaient à un besoin de leur temps : rappeler les fondamentaux de la doctrine chrétienne. Ils le firent dans le style et avec les moyens de leur époque, pour une société qui reprenait progressivement des allures chrétiennes, mais dans un climat de grandes tensions sociales et dans une grande ignorance des enseignements de l’Église. Pour les catholiques cultivés, l’urgence était de pouvoir se réapproprier les bases doctrinales de leur foi et d’en devenir les défenseurs dans un contexte jugé agressif ou, en tout cas, polémique.
Depuis ce temps, la nécessité pour l’Église de réfléchir les grandes expériences de l’humanité ne s’est pas estompée et les Conférences de Notre-Dame ont continué de remplir leur fonction. Mais, alors que depuis deux siècles au moins l’Église s’affronte dans notre pays avec d’autres approches de la compréhension de l’humanité et étant donnée la profonde sécularisation de la culture qui nous façonne, le Cardinal Lustiger a souhaité que la rencontre de la foi et de la raison humaine trouve son expression dans le cadre de ces conférences. C’est ainsi que, depuis l’an dernier, elles cherchent à provoquer et à diffuser le dialogue de la conception chrétienne de l’homme avec d’autres expressions d’humanisme croyant ou athée.

Pendant ces dimanches, vous allez entendre des interventions à deux voix. Elles s’efforcent d’être l’écho du dialogue qu’ont entretenu les intervenants pour les préparer. Non pas un match dont sortirait nécessairement vainqueur un détenteur de la vérité, mais une rencontre dans laquelle deux personnes de conviction tentent de s’ouvrir mutuellement un chemin d’accès vers leur part de la vérité humaine. Ce dialogue rassemble des personnes animées par le souci de progresser vers la vérité. Si elle n’est pas conçue pour fournir l’exhortation de Carême que le chrétien trouvera dans sa paroisse, chaque « conférence » veut être ainsi un stimulant pour nous encourager à rencontrer les hommes et les femmes de notre temps, pas seulement dans leurs réalisations exceptionnelles ou la banalité de leur quotidien, ni en dénonçant les travers bien connus de notre société, mais surtout pour entendre comment ils comprennent la dignité de l’existence humaine dans le cours des jours à travers leurs itinéraires personnels

Partir de l’exclamation du païen Pilate, rapportée par l’évangile de Jean : « Voici l’homme ! » et considérer les grandes expériences humaines, telles que : « Être différent », « Devenir », « Souffrir », « Mourir », « Espérer » et « Vivre », c’est toucher à la racine même de la dignité humaine. La foi chrétienne nous dit quelque chose sur ces sujets, mais elle n’est pas la seule : tous les hommes de toutes convictions sont acculés à faire face à ces situations et à les réfléchir.

On reproche souvent à l’Église de ne pas savoir se faire entendre et comprendre des hommes de notre temps. On pourrait sans doute lui reprocher, à plus juste titre, de ne pas assez écouter les hommes pour pouvoir leur parler utilement. Cet impératif d’attention bienveillante aux efforts de nos contemporains pour comprendre notre monde et leurs activités en son sein est sans nul doute la condition première de toute évangélisation, car il est déjà une bonne nouvelle en lui-même. En votre nom à tous, vous qui êtes ici présents et vous qui nous suivez sur France Culture, Radio Notre-Dame et KTO, je veux déjà remercier celles et ceux qui ont accepté de courir le risque de la rencontre et du dialogue et je cède immédiatement la parole à M. Axel Kahn et à M. Jean Vanier.

Aux frontières de l’altérité
Axel Kahn

L’homme seul n’existe pas car il ne serait alors pas pleinement humain. Etre social, d’une incroyable sensibilité à l’empreinte mentale laissée par ses contacts avec autrui, ce n’est qu’intégré à une société humaine engendrant sa culture propre qu’il peut profiter des potentialités cognitives que lui confèrent ses gènes,. Nombreux sont les exemples d’enfants sauvages, esseulés depuis leur plus jeune âge dans un environnement animal, qui témoignent de cette évidence : sans les autres, l’individu ne peut pas être lui et devenir le sujet de sa propre vie.

Nécessité et évidence de l’Autre
Sans l’autre, sans son influence édificatrice de mon esprit, je ne suis presque rien et n’ai sans doute pas accès à la conscience de moi. Sans moi, l’autre est tel que je serais sans lui. L’humanisation d’Homo sapiens passe par cette auto-construction de soi qui exige le contact avec l’autre, la reconnaissance de sa singularité. Puisque je n’ai pu me construire et me connaître que grâce à lui, j’en déduis qu’il en est de même dans son cas, que je lui suis nécessaire autant qu’il l’est pour moi. Ainsi, les conditions d’exercice par l’homme de la plénitude de ses moyens mentaux le conduisent de façon inéluctable à la perception de l’énigme de l’altérité.

Enigme puisque cet autre grâce auquel je me suis édifié et qui a eu besoin de moi pour faire de même n’est clairement pas moi. D’ailleurs, eut-il été possible que j’accède à la conscience de moi en ne commerçant qu’avec moi-même, avec mon image ou mon double de chair, en imaginant que je puisse me reproduire par clonage ? Sans doute pas, car toute relation enrichissante exige la différence, l’apport mutuel permettant aux deux protagonistes du dialogue d’enrichir l’un et l’autre leur entendement singulier et franchir ainsi une étape d’une progression continue.

Il est bien sûr possible de progresser par un exercice de pensée solitaire, mais seulement lorsqu’on en a acquis la capacité. Un homme façonné par son contact avec ses semblables dans une société de culture a la capacité, en une certaine mesure, de dialoguer avec une image mentale de l’autre, c’est-à-dire de soupeser des points de vue différents. Si jamais n’a pu se développer l’hypothèse d’une pensée différente, l’échange et le dialogue avec autrui (ou l’idée qu’on en a) sont impossibles et l’esprit se réduit à une enceinte close où ne peut résonner, s’atténuant peu à peu, que l’écho de soi-même.

Ainsi n’ai-je pu émerger de moi pour m’observer et me connaître que grâce au feu d’un esprit différent que j’ai contribué moi-même à développer et à entretenir. Il en va comme dans un âtre où une bûche isolée, même incandescente, engendre quelques fumées mais pas de flammes, à moins qu’elle ne se trouve soumise à la chaleur d’autres bûches à son contact, qui s’enflamment elles aussi.

L’ambivalence du rapport à autrui demeure irréductible. En effet, considérons deux êtres, ou plus. Leur interaction les a fait ce qu’ils sont, et leur a permis tout à la fois d’en prendre conscience et de reconnaître les influences humaines qui les ont révélé à eux-mêmes. Pour autant, l’altérité de l’autre, condition nécessaire à l’édification mutuelle des personnes, est absolue et définitive. Ceux dont je dépends tant, dont je suis conduit à reconnaître le rôle essentiel dans mon avènement à la qualité de sujet, je ne puis néanmoins les connaître. Extérieurs à moi, je n’aurais jamais la capacité de les appréhender dans leur authenticité et dans leur totalité. Eux-mêmes sont bien sûr dans la même situation d’impuissance en ce qui me concerne. Toute notre vie, nous ressentirons néanmoins la nécessité d’observer le reflet de nous-mêmes dans ce miroir déformant aux propriétés étranges que constitue autrui. Son indifférence à notre égard nous rendra fou et nous nous perdrons en supputations quant à ce qu’il pense de nous, ce qu’il imagine que nous pensons nous-même. Une grande partie de nos pensées, de nos efforts auront pour but d’influencer, de manipuler cette appréhension par l’autre de notre réalité, sans jamais aucune certitude d’y parvenir. Nous sommes vis-à-vis de l’autre comme un être cherchant la confirmation de son existence à travers l’observation de son reflet dans les yeux et l’esprit de l’entourage, miroir infidèle mais irremplaçable. Nous nous épuisons à tenter de remodeler notre image réfléchie selon l’idéal de ce que nous aimerions être, sans jamais maîtriser complètement les propriétés bizarres de l’esprit d’autrui qui nous reflète.

L’étranger
Lorsque la distance s’accroît avec l’autre, il devient étrange. Extérieur au groupe dont la culture m’a forgé, nous n’avons jamais eu l’occasion de nous construite l’un l’autre, de nous apprivoiser. Notre différence excède à ce point ce qui me sépare des miens, que j’ai peine à me reconnaître en lui, et cela est sans doute réciproque. Son visage, parfois, ses vêtements et ses habitudes, les mets et les boissons qu’il affectionne, les pensées qui l’habitent, les symboles auxquels il se réfère constituent autant d’obstacles à ce que nous soyons le miroir, même déformant, l’un de l’autre, à ce que s’enchevêtrent nos idées et que communient nos émotions. C’est un étranger, il m’est indifférent ou m’apparaît menaçant, ce qui engendre dans l’un et l’autre cas une sourde hostilité entre nous. Le mépris, le sentiment de son insignifiance au regard d’autrui constituent des agressions psychologiques d’une incroyable violence ; chacun reposant sur l’autre pour s’instituer dans son humanité, je suis l’ennemi de qui je méprise ou néglige. S’il m’apparaît constituer une menace pour ce qui m’importe, moi, les miens ou mes valeurs, c’est lui qui devient mon ennemi. De l’étrangeté à l’indifférence et à l’hostilité, ce sont tous les ressorts psychologiques des exclusions et des racismes que nous venons de passer en revue. Il suffira qu’ils entrent en résonance avec un mal-être social, un fanatisme nationaliste, idéologique ou religieux pour qu’ils débouchent sur de sanglants conflits ou l’immolation des boucs émissaires.

Et pourtant, quelle richesse dans l’étranger, d’autant plus précieuse qu’elle nous est inconnue et difficile d’accès. Il est impossible de douter qu’il s’est construit lui aussi dans sa culture propre, selon les principes universels de la co-édification intersubjective au sein d’une société humaine. Il a gravi, comme nous, les niveaux de conscience et d’entendement le menant à un univers symbolique cohérent, avec ses concepts et ses références, mais plus ou moins différent du nôtre. Il a, en d’autres termes, exploré une autre contrée du monde des idées que nous, contrée à laquelle nous n’aurions jamais eu accès, dont peut-être nous n’aurions jamais eu connaissance. Rien ne permet de supposer que l’univers psychique de l’étranger soit moins performant, moins créatif, moins bouleversant que celui qui fonde la culture des miens, celle qui, en interaction avec mes propres particularités, m’a fait ce que je suis et ce que je pense.

En d’autres termes, un continent inconnu de l’esprit m’est dévoilé, que je pourrais connaître, dont l’exploration élargira mon horizon intellectuel, me fera faire l’expérience d’émotions insoupçonnées, m’enrichira toujours en tant que maître responsable et conscient de ma vie. L’étranger me tend la main, il me propose de découvrir ses trésors, je l’initierai aux nôtres. Nous ferons tous deux, si nous avons pu nous ouvrir l’un à l’autre, curieux de notre différence, des progrès inouïs dans l’appréhension de nous-mêmes et du monde.

L’histoire témoigne de la fécondité de l’hybridation et des dangers de l’endogamie culturelles.

L’Egypte ancienne échange avec le monde assyrien et mésopotamien, les Phéniciens s’enrichissent de leurs influences réciproques et leurs interactions avec le monde grec laissent des traces profondes chez les uns et les autres qui par l’intermédiaire initial des Etrusques sont à l’origine de la culture romaine, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps si le processus n’est pas interrompu par un phénomène de globalisation symbolique aussi bien qu’économique. Ramener toutes les valeurs à leur dimension marchande à l’échelle de la planète possède, en effet, un puissant pouvoir d’homogénéisation nuisant à la fécondité des échanges puisque c’est de la confrontation des différences que naissent l’idée et l’enfant nouveaux. La réaction à une telle évolution vers un schéma standard de pensée à l’échelle de la planète prend souvent la forme d’un repli communautaire en deçà de frontières psychiques que l’on s’ingénie à rendre aussi protectrices, c’est-à-dire aussi étanches que possible. L’étranger redevient alors inconnaissable, indifférent ou menaçant…. Le racisme est de retour.

La différence radicale de la personne handicapée
Naître, vivre et mourir, telle est la sempiternelle litanie de tout destin. Entre les deux termes, l’épanouissement de la vie est sévèrement contraint par les limites de la nature, posant à l’homme la question de la liberté.

Personne n’est libre de faire tout ce qu’il voudrait. Malgré notre désir de nous mêler aux oies sauvages dans le ciel, d’accompagner les dauphins dans leurs plongées profondes, de demeurer, toujours, jeunes, beaux et actifs, nous ne le pouvons pas. C’est pourquoi l’homme a inventé les ballons et les avions, les appareils de plongée et les sous-marins, les ordinateurs, les robots et les prothèses, et qu’il dépense tant d’énergie à contrecarrer les manifestations du vieillissement.

Que dire, alors, de tous ceux qui sont bien plus limités dans la réalisation de leurs désirs que ne l’est le commun des mortels. Il ne s’agit plus ici de voler, mais simplement de se mouvoir, d’appréhender le monde qui nous entoure malgré des organes des sens défaillants, d’être acteur de sa vie malgré des retards ou des désordres mentaux plus ou moins importants. Dans certains cas, la douleur de chaque instant alourdit encore le fardeau d’être vivant.

D’un point de vue médical, la prévention du handicap est un devoir qui relève de la raison d’être de la médecine : éviter que la sphère des possibilités naturelles de l’homme ne soit limitée par des processus appelés, dès lors, pathologiques. Lorsque la personne affectée par un handicap est née, elle est cependant à l’évidence, une personne à part entière, jouissant de la plénitude de ses droits et fondée à attende de la société l’aide spécifique dont elle a besoin. Il s’agit pour des nations riches et développées telles que la nôtre, telle que l’Europe dans son ensemble, de mobiliser leurs moyens techniques et financiers, leurs citoyens, pour permettre à leurs enfants marquées par le sort de rétablir autant qu’il est possible leur autonomie de décision et d’action.

A quoi serviraient les fruits de nos efforts, de notre travail, les biens que nous créons ou acquerrons, s’ils n’étaient pas aussi des outils de la solidarité envers qui le requiert ? et qui plus que les personnes handicapées ?

Admettre la légitimité d’une prévention du handicap n’est en rien contradictoire avec la reconnaissance de la dignité des personnes handicapées. A l’inverse, noter combien la présence d’enfants handicapés dans une classe peut constituer une circonstance enrichissante, profondément humanisante pour tous leurs camarades ; être ébloui par la tendresse réciproque entre des parents et leur fils ou leur fille souffrant d’un handicap plus ou moins sévère, se trouver comme irradié par ce sentiment lumineux de bonté et d’amour, ne conduit pas à une vision naïve du handicap vu comme une chance, voire une bénédiction. S’il n’est pas toujours synonyme de malheur, le handicap est au moins une entrave, une épreuve imposée. La surmonter peut conduite à la révélation de la richesse de l’esprit humain, constituer un hymne à la volonté par laquelle il s’exprime, mais s’efforcer de la prévenir n’est pas illégitime.

Il apparaît en effet juste de tenter, lorsque cela est possible, d’éviter que des obstacles indus n’entravent l’expression des potentialités humaines. Cette opinion, sans doute consensuelle, devrait déboucher sur des actions concrètes : par des mesures de santé publique, d’hygiène, de pharmacovigilance, tout faire pour diminuer la prévalence des désordres congénitaux à l’origine des handicaps constitutionnels, pour mener une politique efficace d’éducation à la santé et de prévention des risques de nature à réduire la fréquence des maladies et des accidents générateurs de handicap.

Lorsque le mal est fait, que la personne est là, avec son handicap, il s’agit alors de l’aider, elle et sa famille, à surmonter autant qu’il se peut les difficultés et les obstacles qui se présentent, à tout le moins d’y faire face.

On est loin du compte, en particulier en France, ou malgré les lois et les efforts de mobilisation menés par diverses associations, les aides restent trop chichement comptées et les établissement spécialisés dans la prise en charge des enfants, et surtout des adultes concernés, demeurent notoirement insuffisants. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer dans les provinces belges, limitrophes de notre pays, la proportion de jeunes français dans les institutions recevant des enfants et des adolescents souffrant de handicaps mentaux sévères.

Indépendamment des sacrifices nécessaires à l’accomplissement de notre devoir envers nos concitoyens en difficulté, il convient déjà de les accueillir. Or, c’est dans le regard des gens « normaux » que, souvent, se manifeste d’abord le rejet.

Il existe un continuum allant de l’altérité identitaire à la différence radicale : nos frères, les nôtres, les étrangers, et ceux que nous ressentons de la gène à dénommer tant ils s’écartent des canons de l’humanité affichés par notre société. Le héros des temps modernes, celui auquel il convient de s’identifier, est jeune, beau et performant. Or, il existe des personnes qui apparaissent bien vite vieilles et usées, nous agressent par leurs difformités et s’avèrent, en général improductives.

Ce sont différentes formes de retards mentaux sévères, ou bien des désordres du corps confinant à la monstruosité, l’Elephant Man du film de David Lynch, les monstres de cirque du film Freaks de Tod Browning. Dans cette œuvre cinématographique exceptionnelle, les êtres « de la monstrueuse parade » - pour reprendre son titre français - se vengent de la plus cruelle manière du mépris dont l’un d’entre eux a été la victime. Ils s’en prennent à la normalité et à la beauté du couple qui a refusé de les voir comme des membres de la communauté humaine. Ce n’est qu’un film, cependant, et toux ceux que notre regard exclut n’ont le plus souvent aucun moyen de nous en demander raison.

Quelle place pour le nain, le géant, l’homme tronc ou l’homme-éléphant de Lynch dont on ne cesse de tirer profit en les exhibant dans des foires ? Et, pire encore, pour cet enfant apeuré et douloureux, au visage marqué, figé, dépourvu de tout moyen de s’imposer. Incapable de produire et de rapporter, il ne vaut que par la valeur qu’on lui reconnaît. Il existe, certes, mais pour personne, pas même pour lui, à moins qu’on ne l’accueille.

Mais pourquoi l’accueillir ? Parce qu’il est enfant de Dieu, notre frère, pour les croyants. Mais pour les autres ? Parce que le peuple français s’y est engagé à travers divers textes de lois depuis 1975, au moins lorsque la volonté de la mère informée de l’état du fœtus avant la naissance a été que le bébé vienne au monde. Ce respect de la liberté de la femme, en accord avec son conjoint, fût de la part des parlementaires français la reconnaissance qu’elle est impliquée au premier chef par la décision à prendre, et que personne ne peut se substituer à elle pour déterminer ce qu’il convient de faire.

Cependant, cette liberté plie aujourd’hui sous les coups redoublés d’un eugénisme normatif inculquant à chacun l’idée selon laquelle la naissance d’enfants de qualité altérée est un déni du progrès des techniques médicales qui permettent de l’éviter. Les tribunaux ont plusieurs fois statué en ce sens : des enfants lourdement handicapés ne pouvaient être indemnisés de leur handicap qu’à la condition d’être nés « par erreur », leur mère n’ayant pu l’éviter du fait d’une erreur de diagnostic prénatal. En revanche, s’ils ont été voulus en connaissance de cause, droit que la loi reconnaît bien sûr à la femme, ou bien si leur handicap résulte d’un aléa imprévisible et indétectable, alors ils n’auront rien. De toute façon quelle que soit la loi, et son respect, elle ne suffit pas à adoucir les cœurs. Reposons donc la question, pourquoi les accueillir, au moins quand ils sont là, ces enfants si fragiles, par delà la référence à la loi divine ou à celle des hommes ? Parce que c’est un devoir qu’il est difficile à un être responsable de méconnaître et, le cas échéant, aussi une source possible de bonheur.

Ce petit d’homme dépend de nous pour accéder au bien-être, ressentir du plaisir, connaître des joies. Nous ne pouvons douter qu’il le peut, comme, hélas, qu’il est aussi vulnérable à la douleur et à la terreur, toutes émotions dont la valeur positive ou négative nous est familière. Comment, en conscience, se savoir responsable du sort de cet enfant qui procède de la communauté humaine, de cette personne, et lui imposer des douleurs et des malheurs dont nous avons éprouvé la rudesse ? Le devoir sans satisfaction est cependant bien fragile mais la menace en est-elle si grande ? Ecoutons ceux qui se sont affrontés à ce type de situation, par vocation ou parce que la vie l’a commandé. A la condition express que l’aide nécessaire soit apportée, que la contrainte matérielle de tous les instants et l’angoisse du lendemain n’aboutissent pas à une totale insensibilité émotionnelle, au rejet d’une épreuve insupportable, quel prodige que le sourire confiant de l’enfant apaisé, que ce regard qui s’éclaire de l’amour donné et des merveilles qu’il peut accomplir.

L’effort consenti librement pour donner tout le bonheur possible à qui ne peut ni le demander, ni le conquérir, recèle une source possible d’ineffable joie. En absence du soutien indispensable, matériel et psychologique, des structures adaptées, en particulier aux cas les plus sévères, ce peut être là, à l’inverse, le facteur déclenchant d’un malheur terrifiant auquel personne ne résistera, ni le sujet affecté, ni sa famille, ni son entourage.

La voie lucide, responsable, généreuse et par conséquent humaine, qu’il revient à notre société d’emprunter repose au total sur des principes clairs. Prévenir le handicap autant qu’il est possible. Informer les familles, les écouter, discuter avec elles. Leur faire confiance, ne pas se substituer à elles pour déterminer ce qu’il convient de faire dans les cas limites, ceux des troubles et des malformations les plus graves, les aider à assumer leur choix. Respecter tous les droits des personnes handicapées, les faire bénéficier d’une solidarité collective qui leur est due. Mobiliser tous les moyens nécessaires à leur accueil digne et chaleureux, à leur épanouissement maximal, à leur insertion naturelle au sein de la cité, quand cela se peut. Sinon, créer les conditions pour que, malgré tout, puisse se produire le prodige du regard aimant libéré par lequel une mère, un père manifestent toute la dignité du lien à leur enfant.

L’autre au sortir de la vie
Plus encore que le mythe de l’immortalité, c’est celui de l’éternelle jeunesse qui fait rêver. A défaut d’éternité, la plupart des humains se satisferaient de vivre jeune tout au long de leur existence, même si celle-ci doit être de durée limitée. A l’inverse, un vieillissement continu que rien n’interromprait jamais serait une malédiction. La mort apparaîtrait alors des plus désirables. De tout temps les poètes ont chanté la beauté et les plaisirs de la jeunesse, les misères de la vieillesse. Encore celles-ci étaient-elles jadis en partie atténuées par l’intégration des anciens au tissu familial, la réputation de sagesse dont ils jouissaient, le respect qu’on leur portait. Ce sont ces « lots de consolation » que semblent avoir perdus nos vieux d’aujourd’hui. Le monde appartient, je l’ai déjà rappelé, aux personnes jeunes, belles, actives et productives. Les sujets âgés, déjà dépourvus d’avenir, sont aussi de plus en plus dépossédés d’une raison d’être au présent.

Si la mort est un échec, la vieillesse est vécue comme un désastre, qu’il faut masquer, lui aussi. D’abord, tout mettre en œuvre pour en cacher les stigmates sur le corps : l’hygiène de vie, les onguents, les teintures, les soins, les implants, les prothèses, la chirurgie sont successivement mis en œuvre pour y pourvoir. Puis, lorsque la peau parcheminée, les cheveux rares, les chairs flasques, la démarche hésitante, la vue basse, l’audition dégradée, les mains tremblantes et la voix chevrotante ne peuvent plus être dissimulés, c’est le vieillard que l’on retranche de la cité, que l’on enferme dans sa chambre, à l’hospice ou à la maison de retraite : il s’agit d’épargner ce spectacle déprimant aux citoyens actifs, et donc pleinement vivants. Il se dit même de plus en plus que la vieillesse est une déchéance qu’il serait légitime d’éviter en reconnaissant à chacun le droit de mourir « dans la dignité », c’est-à-dire avant que d’être vieux. Notre société aspire à la fois à l’immortalité des êtres jeunes et à l’euthanasie des grands vieillards, deux manières d’exorciser les défaillances de la médecine triomphante, la sénescence et la mort.

Des moyens considérables ont de ce fait été mobilisés pour des ans réparer l’irréparable outrage. Grâce à l’hygiène, aux cosmétiques et à la médecine, de grands succès ont déjà été remportés contre le vieillissement ; les sexagénaires, jadis ancêtres cacochymes, sont souvent de nos jours des citoyens actifs et fringants. Grâce à l’ingéniosité des biologistes de la reproduction, les femmes peuvent mettre des enfants au monde à cet âge. Il n’empêche, vieillir, plus lentement que jadis, et mourir, en moyenne, de plus en plus vieux, restent des invariants de la condition humaine. L’augmentation de la longévité et la réduction concomitante de la natalité aboutissent même à l’accroissement de la proportion des personnes âgées : la collectivité, hantée par l’image de la jeunesse, vieillit, cela contribuant à ceci. Le déni de cette réalité la conduit à privilégier un modèle de plus en plus inadapté à ce qu’elle sera. L’assise des bénéficiaires risque donc d’en être de plus en plus réduite, malgré les promesses alléguées de la génétique et des cellules souches. La médecine et la biologie ne seront pas à elles seules suffisantes pour surmonter ce problème : il y faudra aussi de la lucidité, celle d’accepter l’humanité telle qu’elle devient, riche de la coexistence entre souvent quatre générations solidaires.

Si chacune d’entre elles, en particulier celle des aînés, perçoit dans le regard des autres la justification de son existence, de la considération pour le rôle qu’elle joue dans la cohérence du tissu humain, alors l’essentiel sera préservé. Chaque âge se verra reconnu son anneau électif d’épanouissement, chacun enlacé comme dans le symbole olympique, plus près du début ou plus près de la fin.

Au total, tout témoigne de ce que l’individu n’existe que par l’autre, en fonction de l’autre dont le pouvoir tient à son unicité, à sa différence avec tous les êtres qu’il contribue à édifier autant qu’il est façonné par eux. La différence est féconde et, pour qui en prend conscience, l’altérité radicale est richesse. A ce titre, l’indifférence ou le rejet sont amputations.

Une transformation par la personne différente
Jean Vanier


Merci, Professeur Kahn, pour votre exposé si profondément humain. Je me sens en parfait accord avec ce que vous dites de l’altérité : nous nous construisons à travers notre relation avec l’autre. Cette construction qui nous amène à grandir en humanité est parfois très difficile. La relation peut nous faire peur, car l’autre est différent. L’étranger m’enrichit quand il y a une base de confiance mutuelle, mais comme vous le dites, il peut aussi devenir l’ennemi à abattre pour ne pas être abattu moi-même.

J’ai rencontré il y a peu de temps une assistante à l’Arche qui m’a confié qu’elle avait eu peur de la relation, car ses parents étaient toujours en conflit. Elle a décidé, jeune alors de consacrer toutes ses énergies au succès et de fermer son cœur à toute relation. Elle a réussi dans ses études et sa vie professionnelle. À l’âge de trente ans cependant elle a senti un malaise en elle ; elle s’est rendu compte qu’elle portait un masque. Puis, un jour elle est entrée dans une communauté de l’Arche. Elle a découvert la relation qui libère et qui ouvre le cœur.

La question est comment transformer nos énergies tendues vers le succès personnel et le désir de gagner plus d’argent et de pouvoir, en des énergies qui nous ouvrent aux autres, spécialement aux personnes les plus faibles de notre grande famille humaine.

Je suis touché de ce que vous dites des enfants ayant un handicap qui peuvent devenir source de joie pour leurs parents et source d’enrichissement et d’humanisation pour les élèves d’une classe. C’est ce que nous découvrons dans nos communautés de l’Arche et de Foi et Lumière.

En 1979 dans l’un de nos foyers de l’Arche à Trosly, nous avons accueilli Françoise. Elle avait 46 ans et souffrait de lourds handicaps mentaux. Elle avait peu d’autonomie : elle ne parlait pas, ne pouvait pas manger seule et marchait avec beaucoup de difficultés. Aujourd’hui elle a 74 ans ; elle est devenue aveugle et ne quitte que rarement son lit ; elle manifeste sa joie ou ses difficultés et ses angoisses par de petits cris. Ceux qui vivent avec elle dans le foyer l’aiment beaucoup et l’appellent « notre petite mamie ». Ils cherchent à comprendre ses cris. Françoise est la joie de son foyer. Dans sa grande pauvreté, elle humanise ceux qui l’entourent et qui sont si attentifs à tous ses besoins. Leur relation avec elle semble les transformer.

Quand un de mes amis, un homme d’affaire parisien, a su que sa femme avait la maladie d’Alzeihmer, il n’a pas voulu la mettre dans une institution. Il a décidé de la garder chez eux. Il lui donne le bain, la nourrit, lui prodigue tous les soins dont elle a besoin. Il m’a dit : « je suis devenu plus humain. »

Quelle est cette œuvre d’humanisation qui se réalise quand nous ouvrons notre cœur aux plus faibles ?

Nous sommes aujourd’hui dans une culture qui met à l’honneur l’individualisme et la jeunesse éternelle : la beauté du corps, le succès, le pouvoir et l’autonomie. La lutte pour le succès personnel tend à durcir les cœurs et à enfermer les gens sur eux-mêmes. Elle incite au mépris des faibles mais aussi de ceux qui sont différents.

L’écart entre les personnes en bonne santé et celles qui ont un handicap est un signe de l’écart grandissant dans nos sociétés et dans le monde entre riches et pauvres, forts et faibles, puissants et impuissants. Un mur épais semble les séparer. Parfois ceux qui sont du côté des riches cherchent à accroître leurs richesses et s’enferment dans la recherche du pouvoir et du confort, dans l’élitisme et l’autosatisfaction. Ils ont beaucoup de mal à entendre le cri des faibles et des pauvres. Ce cri les dérange. Ils vont donner de l’argent pour de « bonnes causes », ou apporter leur appui à des causes parfois politisées pour éviter des troubles. De l’autre côté, les personnes marginales, elles, sont souvent en colère ou enfermées dans des formes de dépression et d’angoisse. Elles ont perdu confiance non seulement dans ceux qui ont le pouvoir mais aussi en elles-mêmes ; elles ont du mal à trouver les attitudes justes et des mots pour dialoguer. Dans son livre « Attente de Dieu », Simone Weil parle de cette souffrance des faibles en face du pouvoir. Leur langage est souvent celui de la violence. Mettre le feu à des voitures leur semble parfois la seule façon d’exprimer le feu de leur angoisse et de leur souffrance.

Une culture qui n’honore que la beauté physique, l’autonomie, l’excellence et la liberté individuelle, tend à mépriser et à éliminer les faibles. N’est-ce pas la raison pour laquelle une très grande majorité des femmes qui savent qu’elles portent dans leur sein un enfant atteint d’une trisomie 21 décident le plus souvent d’avorter. Souvent elles y sont acculées. Elles n’imaginent pas le bonheur que leur enfant pourrait leur procurer, s’il y avait les services nécessaires pour l’accueillir et l’aider à développer tout son potentiel, et si elles étaient entourées d’un réseau d’amis. Les lois en faveur de l’insertion des personnes atteintes d’un handicap sont bonnes mais il faut aller plus loin. Le différent et le faible sont en quête d’une vraie reconnaissance d’amitié, d’un accueil du cœur. A cette condition seulement ils pourront déployer les dons qui jaillissent de leur faiblesse. Mais la peur du différent demeure.

Notre communauté de l’Arche à Trosly accueille régulièrement des jeunes des lycées environs. Ils viennent pour découvrir les personnes ayant un handicap mental. À la fin de leur visite dans les foyers et les ateliers, nous demandons à chacun d’écrire ses impressions. Tous sans exception disent qu’ils avaient peur de rencontrer les personnes atteintes d’un handicap. Mais leur visite d’une journée a changé leurs cœurs ; ils ont découvert la beauté et la simplicité des personnes ayant un handicap.

Ma vie à l’Arche depuis plus de 40 ans et ma connaissance des parents des personnes avec un handicap dans le cadre de Foi et Lumière, m’ont fait découvrir un monde de souffrances parfois intolérables. Je n’ignore pas combien il est difficile d’accueillir des personnes différentes. En même temps j’ai pu constater qu’à travers la souffrance, la vie grandit et circule. L’effort de l’accueil, l’aide des professionnels et l’engagement de chacun dans un réseau d’amis amènent à une célébration de la vie

Partout dans le monde, sur tous les continents les personnes démunies crient pour être reconnues et soutenues. Pouvons-nous continuer à nous enfermer dans notre confort et notre classe sociale en oubliant le cri des pauvres et des faibles. Est-ce en fuyant la réalité de la souffrance humaine que nous devenons plus humains ? Le refus de rencontrer le différent et le faible conduit souvent au mépris du faible et au durcissement du cœur et puis au désir de les supprimer. Le danger d’eugénisme demeure dans toutes les cultures, souvent pour des motifs économiques.

Vous l’avez bien dit, Monsieur le Professeur, la rencontre de personnes venant de différentes cultures est un enrichissement. J’ose affirmer que ces rencontres permettent non seulement un enrichissement mais une transformation du cœur. Nos sociétés ne peuvent devenir vraiment humaines que si nous ouvrons nos cœurs à ceux qui sont différents, si nous œuvrons ensemble pour la justice envers les plus faibles et si nous cessons les rivalités entre puissants qui conduisent aux conflits et à la guerre. C’est seulement alors que nous retrouverons le vrai sens de la vie.

Pour cela, il faut créer à tous les niveaux des conditions pour que naissent des rencontres et des dialogues faits de confiance mutuelle. C’est seulement à cette condition que peut naître un sens nouveau de la vie et une véritable espérance de paix dans nos pays et dans le monde.

Dans « Le Petit Prince », le renard dit : « l’essentiel est invisible pour les yeux. On ne voit bien qu’avec le cœur »… La rencontre qui implique une écoute vraie, une tendresse et un respect profond, change nos cœurs, nous ouvre et nous transforme. Un bénévole de l’association « Aux captifs la Libération », m’a confié combien il avait été changé en écoutant les souffrances et la vie horrible des hommes et des femmes pris dans la prostitution au Bois de Boulogne. Dans leur livre « Quand l’exclu devient l’élu », Michel et Colette Collard nous disent comment ils ont été transformés par de vraies rencontres faites de présence et d’écoute avec des hommes et des femmes de la rue dont ils partagent la vie.

Nous ouvrir à celui qui est dans la misère, écouter son histoire et le comprendre, tout cela éveille des forces profondes dans notre cœur humain. Ce sont les forces de l’amour et de la compassion. Aimer n’est pas juste une émotion. Aimer implique une véritable sagesse humaine, une compétence et une intelligence du cœur. Aimer c’est percer les murs du découragement et du manque de confiance en soi qui habitent le cœur du pauvre, pour lui révéler sa beauté, sa valeur et l’aider à retrouver confiance en lui-même. Aimer, c’est créer des liens de fidélité, se réjouir de l’existence de l’autre dans toute sa faiblesse et sa différence ; c’est voir la personne derrière le handicap, derrière la différence.

Nous découvrons alors que le plus faible – qui peut être aussi une personne âgée, malade, sans travail, accidentée, quelqu’un se sent seul et abandonné – est celui qui peut guérir l’endurcissement de nos cœurs, si nous acceptons d’entrer en relation avec lui. Il nous permet de retrouver notre propre unité intérieure. Il nous aide à accueillir ce qui est faible et vulnérable en nous-mêmes. C’est à ce moment-là que nous devenons vraiment libres, libres d’être ce que nous sommes : riche de nos dons, de nos faiblesses et même de notre mortalité. Libres de ne pas nous laisser contrôler par nos peurs et nos préjugés ni par nos compulsions de pouvoir : libres de ne pas nous laisser enfermer derrière les murs sécurisants de notre culture qui favorise les forts. Libres d’aimer chaque personne comme elle est.

Permettez-moi de me tourner au delà de la sagesse humaine vers la sagesse de l’Évangile. Je m’adresse alors à vous qui, dans cette cathédrale de Notre Dame, êtes disciples de Jésus.

Le Verbe qui s’est fait chair, Jésus, était souverainement libre. Il a traversé les murs qui enferment chaque culture, pour aller à la rencontre de la personne en elle-même, la plus faible, la plus rejetée, la plus éloignée de Dieu. Il a aimé chacune et l’a libérée pour aimer à son tour chaque personne, quelles que soient ses faiblesses, sa religion, sa culture, ses capacités ou ses incapacités. Son message est un message d’amour.

Luc dans l’Évangile montre Jésus qui regarde la ville de Jérusalem et pleure sur elle, en disant « si seulement tu avais compris toi aussi, le message de paix ! Mais non. Il est demeuré caché à tes yeux. » (Lc 19,41)

Tout le désir de Jésus est de nous rassembler tous dans l’unité : « Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, soyez compatissants comme mon Père est compatissant. Pardonnez. » (Lc 6,27.36) « Quand tu donnes un grand repas, invite des pauvres, des estropiés, des infirmes et des aveugles … et tu seras béni. » (Lc 13,13) Jésus raconte la parabole de Lazare et l’homme riche et celle du Bon Samaritain, qui s’arrête auprès de l’homme roué de coups et il nous dit « faites de même ». Jésus nous appelle à accueillir lui-même dans le pauvre et le faible : « Tout ce que tu fais aux plus petits des miens, c’est à moi que tu le fais. » (Mt 25)

Nous, qui sommes disciples de Jésus, qu’avons-nous fait de ce message d’amour et de paix ? Nous savons que c’est difficile d’aimer ceux qui sont différents ; nous sommes conscients des murs de peur qui protègent nos cœurs et nos groupes. Comment nous libérer de ces enfermements ? Jésus nous promet de nous envoyer une force nouvelle, un souffle nouveau, le Paraclet, l’Esprit de Vérité. L’Esprit Saint Lui-même transformera nos cœurs de pierre en cœurs de chair. Cela nous demande d’entreprendre pour notre part tout un travail intérieur, de chercher à être libéré des semences de haines, du mépris et des préjugés cachés en nous-mêmes et d’oser prendre le risque de rencontrer ceux qui nous font peur.

Qu’avons-nous fait de ce message de Jésus ? Qu’est-ce que je fais, moi, de ce message de paix ? Viens, Seigneur Jésus, viens ! Dans notre monde divisé et déchiré, fais de nous des artisans de paix et d’unité !

Jean Vanier L’Arche 60350 Trosly-Breuil

La modernité et après ?

 

 


Egalité, laïcité, foi inébranlable en l’individu et en la science… la modernité est née avec la pensée des Lumières, au XVIIIe siècle. Que reste-t-il de cet héritage aujourd’hui et quelles sont ses limites pour appréhender le monde contemporain ? Entretien avec Edgar Morin et éclairages de Gilles Lipovetsky, sociologue, de Didier Sicard, président du Comité d’éthique, et de l’artiste Olivier Py.

Moderne », un mot qui veut tout dire ! Un attrape-tout à géométrie variable, qui qualifie aussi bien la branchitude la plus superficielle que les droits de l’homme. Moderne se prétend le management des entreprises, qui réduit les métiers à des fonctions, moderne se dit une démocratie imposée par les armes, réfractaires à la modernité seraient les jeunes qui brûlent les voitures, les électeurs qui votent non à l’Europe, etc. Bref, on se paye de mots. Tantôt épouvantail, tantôt étendard, la « modernité » désigne à la fois la « perte des repères » – que nous déplorons – et l’idéal de la civilisation occidentale – que les autres refusent. S’empoigner sur le dos de ce concept mou, où nous sentons confusément se jouer quelque chose de notre identité, est bien le signe des temps lourds et des ciels bas.

Mais de quoi parlons-nous exactement ? Si nous reprenons la terminologie des historiens, les temps modernes commencent en gros avec la chute de Constantinople, en 1453. Si nous cherchons une définition, on dira que la « modernité » est un mouvement d’émancipation, entamé à la Renaissance, qui s’énonce et se synthétise au XVIIIe siècle en Europe avec les Lumières : Rousseau, Voltaire, Diderot… mais aussi l’Anglais Adam Smith, l’« inventeur » de l’économie, et le philosophe Emmanuel Kant en Prusse, et tant d’autres. Au centre de leur pensée, une rupture : celle du temporel et du spirituel, le gouvernement des hommes devant leur revenir et non plus à Dieu. L’individu n’est plus « sous tutelle », ni de sa naissance, ni de forces magiques, ni des traditions. Le monde, n’étant pas dessein divin, est connaissable, l’univers déchiffrable par les seules voies de la raison et de la science. Les citoyens sont égaux en droits, l’homme est partout le même, le bien-être de l’humanité, et non plus le salut de l’âme, devient le but de toute action humaine. L’avenir est à construire devant nous et non dans les recettes de la tradition à appliquer. Voilà le credo. Théorique.

Après, ça se complique ! La Révolution, qui mène finalement à l’établissement durable de la république, passe aussi par la Terreur. Le culte de la raison, qui fait avancer la science, a produit aussi les pensées instrumentales à l’œuvre dans les camps d’extermination du XXe siècle. L’universalisme a justifié conquêtes et colonisations, les libertés de l’individu, creusé la solitude du consommateur, la révolution industrielle, fabriqué du travail à la chaîne... Au nom des Lumières, que d’obscurité ! L’ère moderne est ainsi une histoire en crise, c’est sa nature. Elle n’est que conflits, tensions, retournements, déchirements des certitudes par les doutes. Une histoire d’élans brisés. L’homme moderne n’est pas un homme tranquille. Il faut s’y faire !

L’héritage des Lumières, qu’explore une exposition à la Bibliothèque nationale de France et sur lequel Télérama propose un numéro hors-série ce mois-ci, est donc à revoir comme un éternel problème d’actualité, et non à brandir comme un catéchisme de valeurs immuables devenues traditions – ce serait adopter la démarche régressive des intégristes de tout poil. « Qu’est-ce qu’être moderne ? » ne se pose pas aujourd’hui dans les mêmes termes qu’au XVIIIe siècle. Le mot « moderne » est devenu imparfait pour suivre les bouleversements de tous ordres intervenus au XXe siècle, depuis ses grandes barbaries jusqu’au développement ultrarapide des technologies. On a cherché d’autres mots pour dire ces changements de civilisation. Jean-François Lyotard, dans les années 70, a lancé le « post-modernisme », qui, prenant acte de la faillite des « grands récits idéologiques », invite au relativisme généralisé, à l’expression des subjectivités, à la jouissance de l’éphémère, au recyclage plutôt qu’à la recherche du nouveau.

Mais peu nous importent ici les étiquettes pour constater que nous sommes devenus des modernes pas dupes de la modernité, tentés de renouer le fil avec l’ancien, déniaisés des utopies avec nos besoins d’espoir en panne. Qu’est-ce qu’être moderne, alors, si ce n’est, à défaut de croire au progrès, essayer de vivre avec son temps ? Ni contre, ni pour, ni sans, juste avec. Il ne s’agit pas de suivre le mouvement, encore moins de se réfugier dans le regret de mythiques âges d’or. Il s’agit seulement de vouloir comprendre le présent, de se donner le choix « d’acquiescer ou de résister », comme disait Rousseau. Si nous « revenons » aux Lumières, c’est peut-être pour cette seule qualité : leur esprit critique. Qu’est-ce qu’être moderne ? Nous avons posé la question au sociologue Gilles Lipovetsky, fin observateur des paradoxes de l’individualisme, au médecin Didier Sicard, qui, en tant que président du Comité consultatif national d’éthique, a pensé les limites du progrès, au dramaturge et metteur en scène Olivier Py, qui s’interroge sur le sens de la création contemporaine. Enfin, il nous fallait entendre un authentique « homme des Lumières » : c’est chose faite avec Edgar Morin.



A lire
Les Lumières, des idées pour demain, hors-série de Télérama (116 pages, 7,50 euros)

Catherine Portevin

“L’aspect euphorique des Lumières est en crise”

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Penseur de la complexité du réel et chercheur de la pluralité des hommes, Edgar Morin se définit comme un « braconnier des savoirs ». Esprit universel, il revisite les valeurs du XVIIIe siècle et en appelle à la fraternité.



Télérama : Quelle place accordez-vous aujourd’hui à l’héritage des Lumières ?

Edgar Morin : On l’invoque aujourd’hui en réaction à la montée d’un obscurantisme, essentiellement religieux, comportant des régressions fanatiques. Ceux qui plaident pour un retour aux Lumières se réfèrent à une source lumineuse qui est esprit d’ouverture et de tolérance. Je revendique, évidemment, cet héritage, mais je crois qu’il faut aller au-delà des Lumières. Au-delà signifie à la fois conserver et dépasser. Il faut par exemple accepter l’idée que notre raison ne peut pas tout illuminer, que l’esprit humain a des limites. Dans les Lumières, il y a trop de lumière. En réalité, la lumière suppose de l’ombre autour, du mystère, voire de l’inexplicable. Il faut concevoir qu’il n’y a pas de raison pure, mais une dialogique incessante entre le rationnel et l’affectif – c’est déjà ce qu’évoquait Rousseau. A la rationalité critique qui s’est développée à l’époque des Lumières, il faudrait ajouter une rationalité autocritique elle-même née aux débuts des temps modernes avec Montaigne, mais toujours minoritaire.

Télérama : Qu’est-ce qui, selon vous, caractérise ces temps modernes ?

Edgar Morin :Il est impossible de définir la « modernité » par un maître mot. Sur le plan des idées, elle commence à la Renaissance avec la redécouverte de l’Antiquité grecque et d’une philosophie qui n’est plus la servante de la religion. La modernité, c’est l’ouverture des esprits à tous les savoirs, l’essor de la science, celui de la technique. Le conflit entre la foi et la raison, typiquement moderne, trouve son centre dans l’œuvre de Pascal au XVIIe siècle. Historiquement, la modernité est à la fois productrice et produit de l’ère planétaire, qui commence avec les grands voyages autour du monde et la conquête des Amériques. La modernité naît en fait de la conjonction de plusieurs dimensions, non seulement intellectuelles et idéologiques, mais aussi politiques (la constitution des nations modernes), économiques (l’essor du capitalisme et des villes), sociales (le développement de la bourgeoisie puis du prolétariat), techniques (la révolution industrielle). C’est en même temps la laïcisation des esprits et des Etats. Les Lumières ont joué évidemment un rôle essentiel dans la mise en œuvre de ces voies ouvertes à la Renaissance. Il faut maintenant revoir cet héritage en tenant compte de ce qu’il a produit et de ce que nous affrontons aujourd’hui.

Télérama : Qu’est-ce qui à vos yeux est le plus brisé dans cet héritage ?

Edgar Morin : Ce qui est vraiment brisé, mais n’apparaît pas encore de façon vraiment consciente, est l’assurance d’une rationalité close, c’est-à-dire la prétention de l’Occident à incarner seul la raison tandis qu’ailleurs tout ne serait que superstitions, erreurs et illusions. La rationalité souffre d’une maladie infantile qu’on peut appeler la « rationalisation », qui conduit à élaborer un système tout à fait logique mais fondé sur des bases limitées ou erronées. Ainsi, nous avons cru – et ce jusqu’au XXe siècle – que les peuples dits « primitifs » étaient enfermés dans le mythe et la pensée magique. Or, leurs techniques, notamment de chasse, leur connaissance des vertus des plantes nous montrent une rationalité qui coïncide avec leurs mythes. Toutes les sociétés, dont la nôtre, comportent une part rationnelle et une part mythologique. Les Lumières elles-mêmes ont mythifié la Raison et le Progrès.

Télérama : La raison séparée de la foi, c’est pourtant une idée essentielle pour la séparation de l’Etat et des Eglises, pour la démocratie...

Edgar Morin : Bien sûr ! Et il est vrai que dans l’Europe occidentale s’est développé l’humanisme moderne, comportant les principes de démocratie, de tolérance, de droits des hommes, plus tard de droits des femmes. Ce sur quoi j’insiste, c’est que cette Europe, foyer des idées émancipatrices dont les colonisés eux-mêmes s’empareront pour réclamer leurs droits à l’indépendance et à la reconnaissance de leur pleine humanité (on le voit bien aujourd’hui dans les revendications des descendants d’esclaves), a été aussi le foyer de la domination la plus longue et la plus dure sur le monde, qui commence au XVIe siècle et ne s’achève qu’à la fin du XXe siècle.

Télérama : Plus généralement, n’est-ce pas notre foi dans le progrès qui est mise à mal ?

Edgar Morin : En tout cas, le progrès conçu comme une nécessité historique inéluctable. Ce progrès-là est mort et c’est une idée clé de la modernité qui s’effondre. Désormais, le nouveau n’est plus nécessairement meilleur que l’ancien, ni même bon en soi, et même, dans certains cas, on constate qu’on ne peut plus faire du nouveau. La philosophie de la modernité, telle qu’elle est bien exprimée par Descartes, donne à la science la mission de faire de l’homme le « maître et possesseur de la nature », idée reprise par Buffon au siècle des Lumières, puis par Marx. Cette croyance dans la maîtrise de la nature est devenue absurde puisqu’on sait qu’elle conduit à la dégradation de la biosphère, qui elle-même se répercute sur les vies humaines et menace le destin de l’humanité. Autrement dit, l’aspect euphorique des Lumières est en crise.

Télérama : Et maintenant, que fait-on de cette crise du progrès ? Un « no future » ?

Edgar Morin : Le progrès comme certitude est mort, mais le progrès comme possibilité demeure. On peut croire à un progrès possible en le sachant réversible, et il doit être toujours régénéré. En Europe, la torture a été supprimée au XIXe siècle – pour les Européens, bien sûr, pas pour les autres ! ; au XXe siècle, elle a réapparu dans tous les pays d’Europe. Prenons la démocratie. La France, qui a proclamé d’une façon grandiose la démocratie, est tombée dans une dictature de salut public, puis il y a eu le bonapartisme, l’Empire, la Restauration... La démocratie est une régime fragile et difficile. Elle n’est pas que la loi de la majorité, elle comporte aussi le respect des minorités.

Télérama : Comment alors concilier progrès et précaution ?

Edgar Morin : Le principe de précaution est nouveau pour nous et nous ne savons pas bien le situer encore par rapport à cet optimisme conquérant auquel nous n’avons pas encore vraiment renoncé. Je pense à une formule de Périclès : « Nous autres Athéniens, nous unissons la hardiesse et la prudence alors que les autres sont soit téméraires, soit couards. » Il faut unir le principe de précaution à un principe d’audace et il n’y a pas de formule magique pour cela. Je suis en tout cas persuadé que si le vaisseau spatial Terre continue d’être emporté par ses quatre moteurs sans pilote – la science, la technique, l’économie, le profit –, nous allons vers de multiples catastrophes. Pour conserver l’humanité, il faut la révolutionner et, ici, la précaution est dans la transformation. Un monde est en train de mourir mais ne meurt pas, et un monde veut naître mais n’arrive pas à naître.

Télérama : Sommes-nous des modernes fatigués de l’être ?

Edgar Morin : La modernité est toujours conflictuelle, faite de continuités et de ruptures. Elle est complexe et ambivalente. Les expressions « postmodernité » et « modernité tardive » expriment chacune un aspect de notre situation, mais les transformations en cours ne nous permettent pas encore de définir le nouveau visage de notre époque. Nous voyons bien que les grands principes unificateurs modernes (la technique, l’économie mondialisée, la communication...) fabriquent de l’uniformité plus que de l’unité. L’universalisation de la civilisation occidentale suscite des adhésions matérielles (techniques, économiques...) en même temps que des rejets profonds dans plusieurs pays du monde, qui, pour sauvegarder leur identité et dans la perte de l’espoir d’un avenir nouveau, se referment en des régressions religieuses ou culturelles. Or, si nous voulons échapper à l’alternative funeste entre unité et diversité, il nous faut penser que l’unité humaine comporte de la diversité et que la diversité humaine comporte de l’unité.

Télérama : Parmi les hommes des Lumières, duquel vous sentez-vous le plus proche ?

Edgar Morin : Je ne peux pas choisir Voltaire contre Rousseau ou Rousseau contre Diderot. Je ne suis satisfait qu’en les embrassant tous. Mais, en fait, je me sens plus proche de l’esprit de la Renaissance. J’aime l’esprit polyvalent de Léonard de Vinci, qui était peintre, ingénieur, inventeur. Aujourd’hui, on dit que ce n’est plus possible car les savoirs se sont multipliés, affinés, cloisonnés jusqu’à découper la réalité en petits morceaux. Moi qui aime me définir comme un « braconnier des savoirs », je milite pour une pensée qui relie, c’est-à-dire complexe. Une phrase de Pascal, que j’aime particulièrement, est pour moi la clé : « Toute chose étant médiate et immédiate, causée et causante, je tiens impossible de connaître la partie si je ne connais le tout, ni de connaître le tout si je ne connaissais les parties. » Et, au-delà de la connaissance, reste le pari de Pascal sur ce en quoi l’on croit. Je ne parie pas comme lui sur l’existence de Dieu, mais sur la fraternité humaine.

Télérama : Mais, pour se sentir frères, il faut avoir une mère ou un père commun. Si le père n’est ni Dieu, ni le roi, ni la nation, quel est-il ?

Edgar Morin : Ce n’est pas par hasard que j’ai intitulé un de mes livres : Terre-patrie. La Terre est la matrice dont nous sommes issus. L’humanité planétaire est désormais liée par une communauté de destin. L’ultime mondialisation a créé les infrastructures d’une éventuelle « société-monde », mais elle empêche cette société-monde d’advenir.

Télérama : Dans « Liberté, Egalité, Fraternité », c’est souvent la fraternité qu’on oublie...

Edgar Morin : La liberté, on peut l’instituer. L’égalité, on peut l’imposer. Mais la fraternité, non. Elle ne peut venir que d’un sentiment vécu de solidarité et de responsabilité. Et pourtant, la fraternité est ce qui fait tenir le triptyque. La liberté seule tue l’égalité ; l’égalité imposée en principe unique tue la liberté. Seule la fraternité permet de maintenir la liberté tout en luttant contre les inégalités. Le problème est que la modernité a provoqué la destruction de toutes les solidarités traditionnelles – la grande famille, la petite famille, le village – et nous n’en avons pas vraiment créé de nouvelles, sinon bureaucratiques comme la Sécurité sociale. Le développement de l’individualisme est très positif pour l’autonomie et la responsabilité personnelle, mais il s’accompagne d’un accroissement de l’égoïsme et de l’égocentrisme. Et pourtant, la solidarité se manifeste (mais seulement de façon provisoire) lors d’un grand désastre collectif (je pense à la mobilisation pour les victimes du tsunami, du tremblement de terre de Mexico...). Nous avons soif, dans notre esprit, dans notre âme, dans notre corps, d’une autre façon de vivre. La potentialité de fraternité sommeille en nous. Comment la réveiller ? C’est une autre histoire...

Propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin



Edgar Morin vient de publier Culture et barbarie européennes (éd. Bayard, 96 p., 13,80 €) et Ethique, dernier des six volumes de La Méthode, son œuvre majeure (éd. du Seuil, 240 p., 20 €).





Télérama n° 2929 - 2 mars 2006

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Né en 1913 à Basse-Pointe, Aimé Césaire a été pendant un demi-siècle maire de Fort-de-France et député de la Martinique.
“Nègre je resterai”
Aimé Césaire qui sut toujours entremêler devoir poétique et art politique demeure à 92 ans la voix de toutes les victimes du colonialisme, le chantre de la négritude et de sa terre tant aimée, la Martinique. Combat qu’il définit ainsi : liberté, égalité, identité. Rencontre à Fort-de-France.


Tous les jours, le même rituel. Le coup de Klaxon du chauffeur. La voiture qui entre dans la cour de l’ancien hôtel de ville de Fort-de-France, aujourd’hui écrin coquet du théâtre municipal. Et puis, la secrétaire d’Aimé Césaire, qui guide les pas hésitants du vieil homme, bras dessus, bras dessous, jusqu’à sa table de travail. A 92 ans, l’ancien maire et député de Fort-de-France a conservé son bureau, comme un ultime honneur. Dans ce refuge encombré de cadeaux et de souvenirs divers (des statuettes africaines, un maillot du footballeur Lilian Thuram accroché au mur dans un sous-verre…), Aimé Césaire accueille ses visiteurs sans rendez-vous et sans protocole. Comme un Saint Louis des tropiques tenant audience, il reçoit des célébrités de la planète qui ont fait parfois des milliers de kilomètres pour rencontrer l’un des derniers grands mythes de la littérature du XXe siècle. Il y a aussi – surtout – des anonymes, comme ce couple de métropolitains, venu tôt ce matin pour une dédicace. Et aussi des Martiniquais modestes, jeunes ou vieux admirateurs de « papa Césaire », qui attendent patiemment dans l’antichambre. « Ce sont des amis. Ils me parlent de leurs problèmes… dit en nous accueillant l’écrivain, des problèmes auxquels je n’ai moi-même pas de réponse ! »

L’écrivain arbore son éternel costume-cravate impeccable, à l’élégance surannée. Derrière ses grandes lunettes rondes et dorées, pointent, comme deux billes rondes, des yeux soucieux qui scrutent avec difficulté la silhouette du visiteur. Sous le cheveu ras et neigeux, la peau anthracite de son visage est tendue comme un cuir, et rajeunit le poète de dix ou quinze ans. Face à ses hôtes arrivant pétris d’admiration, les bras chargés de compliments, le malicieux vieillard a mis au point une technique assez efficace, l’esquive, qu’on dirait empruntée au compère lapin, le héros rusé des contes créoles… Le journaliste intrépide ou ingénu veut-il brasser une fois encore le siècle avec le grand homme, confronter son œuvre et sa vie à l’histoire de la Martinique, de la France, du monde ? « Monsieur, votre projet m’épouvante ! » lance-t-il chaque fois avec autant de malice que de courtoisie.

Pour déjouer ce piège affectueux, il est temps d’avouer une botte secrète : notre compagnon de voyage, Daniel Maximin, nous sert de guide ce matin-là. Ami et confident d’Aimé Césaire, Daniel Maximin est non seulement un connaisseur hors pair de l’œuvre de son maître, mais poète et romancier lui-même : il vient de publier Les Fruits du cyclone (éd. du Seuil), une « géopoétique » de la Caraïbe, réflexion érudite sur l’identité antillaise. Né en Guadeloupe, il y a cinquante-neuf ans, Daniel Maximin a d’ailleurs trouvé l’une des plus justes définitions des Antilles françaises, filles de quatre cents ans d’esclavage et de colonisation : « tellement de blessures, en si peu de géographie ».

« Très bonne formule. Je la retiens ! » goûte Aimé Césaire, qui exècre « l’exotisme » de carte postale dont sa Martinique, entre plages et cocotiers, est si souvent parée. « Exotisme ? c’est le mot français. Mais pour moi, mon pays n’est pas “exo”, “en dehors de”… C’est l’intérieur que je cherche ! » s’exclame le poète, qui, d’André Breton à André Malraux, a toujours pris soin de dessiller les yeux de ses visiteurs, leur faisant apercevoir « le grand phénomène humain » martiniquais, au-delà de l’exubérance végétale et de la « splendeur solaire » de son île : « La Martinique paraît belle, sereine, même joyeuse… mais il y a, au fond, une inquiétude, une douleur, que pour ma part je considère comme la nostalgie de quelque chose. J’ai voulu trouver la nature de cette nostalgie, et tout mon effort politique a été de prendre ça en compte. Autrement dit, j’ai toujours été hanté par l’idée d’une identité antillaise… Il y a une civilisation française autour de laquelle nous ne nous retrouvons pas pleinement. Elle n’a pas été faite pour nous. Liberté ? Oui. Egalité ? A peu près. Fraternité ? Difficile à réaliser. Mais il y a un mot qui est oublié : le mot identité. »

« Un nègre de la campagne », dit affectueusement Daniel Maximin pour définir son vieil ami. Les racines d’Aimé Césaire, né à Basse-Pointe, dans le nord de l’île, plongent effectivement dans la verte campagne des petites gens, des sans-grade. Une mère couturière, un père petit fonctionnaire. Dans cette famille modeste, où l’éducation a toujours été considérée comme une valeur sacrée, c’est « maman Nini », la grand-mère d’Aimé, une maîtresse femme, qui lui apprend à lire.

Quand la famille Césaire s’installe à Fort-de-France, Aimé a une dizaine d’années. Plus tard, au lycée Victor-Schœlcher, où il accumule les prix de français, de latin et d’anglais, il se sent déjà à l’étroit dans cette société coloniale corsetée, seul et mal à l’aise dans cette petite France où les maîtres blancs et mulâtres sont racistes et arrogants : « Un monde de petits-bourgeois qui m’a beaucoup irrité, se souvient encore aujourd’hui l’écrivain. Un monde qui n’avait en réalité qu’une idée : l’européanisation. Ce qu’ils appellent l’assimilation... »

Sa révolte, il va la baptiser « négritude ». Ce néologisme, inventé dès les années 30, dans la revue L’Etudiant noir, est en fait une création collective élaborée avec ses deux compagnons d’études, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Léon Gontran Damas. La négritude, qui a été souvent mal comprise, n’a jamais été une idéologie. Pas même une célébration d’un mythique retour aux sources africaines. Ce n’est pas l’Afrique que cherchait Césaire : il a attendu 1961 pour en fouler le sol et il y est retourné peu souvent. Non, la négritude de Césaire n’est rien d’autre qu’une plongée en lui-même. Une exploration de sa peau noire, de son « moi profond » et de la culture de ses ancêtres.

Cette quête ne s’est pas faite sans douleur, comme en témoigne l’extraordinaire Cahier d’un retour au pays natal (éd. Présence africaine), ce monument de 65 pages. L’œuvre fondatrice du poète. Aimé Césaire a une vingtaine d’années quand il écrit ce sublime cri de révolte, poème lyrique contre les « larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance ». Le jeune boursier, l’enfant des colonies projeté dans le Paris des lettres, au lycée Louis-le-Grand puis à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, hurle sa soif de justice et de dignité : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » Mais, chez le jeune et impétueux Césaire, jamais de haine envers les « Blancs ». Seulement un refus obstiné de l’assimilation, ce venin qui dissout la personnalité : « J’ai senti très vite que je n’étais pas un Européen, que je n’étais pas non plus un Français, mais que j’étais un nègre. C’est tout. Ce n’est pas plus compliqué que ça » (1).

Nègre né dans une « calebasse », dans une Martinique-confetti, au milieu de l’océan : l’histoire et la géographie lui ont vite fait comprendre qu’il allait grandir du côté des vaincus. « Nous ramassions des injures pour en faire des diamants », disait magnifiquement René Ménil, le cofondateur avec Césaire de la revue culturelle Tropiques. Une publication iconoclaste qui brillait dans la nuit noire des années 40, dans la Martinique de l’amiral Robert, le « Pétain des Antilles ».

Comment s’étonner qu’au sortir de la guerre le poète réponde alors à l’appel de la politique ? Quand ses amis communistes le sollicitent pour briguer la mairie de Fort-de-France, Aimé Césaire se souvient de ses racines populaires : « J’avais une dette. […] J’ai donné mon nom un peu comme l’intellectuel qui aujourd’hui signe une pétition pour le peuple kurde » (2). Elu « par hasard », le professeur de français hérite d’une ville sans égouts, entourée de bidonvilles sans eau potable et sans électricité. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il restera… cinquante-six ans maire de cette ville et quarante-sept ans député, jusqu’en 1993. Cela a donné forme, pour le meilleur et pour le pire, au « césairisme » : un mélange de gestion sociale, de distribution de prébendes et d’emplois municipaux. Mais de cette trajectoire singulière, on n’oubliera pas non plus la rupture prophétique, dès 1956, avec le Parti communiste français, dans lequel il ne se reconnaît plus. L’homme n’est pas prêt à changer sa peau noire contre un masque blanc. « Nègre fondamental » il restera.

Statufié de son vivant, Césaire ? Certes, il l’est. Et l’universitaire Françoise Vergès a bien raison de prôner « une lecture ni nostalgique ni idolâtre » de son œuvre (3). Dans les années 90, les enfants terribles de Césaire, Patrick Chamoiseau et surtout Raphaël Confiant, avec son essai au vitriol Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle (éd. Stock, 1993), se sont crus obligés de tuer le père, peut-être pour mieux exister sous l’ombre tutélaire. Leur attaque en règle de la négritude – remplacée par le concept de « créolité » et de métissage – était, il est vrai, loin d’être stérile. Césaire, qui ne veut pas entretenir la polémique, a peut-être deviné là, en creux, le plus bel hommage. Celui d’être toujours vivant pour les jeunes générations, alors qu’il n’a pas publié depuis de très longues années : « J’écris très peu, je suis très fatigué. J’ai, en plus, la difficulté de lire », nous confie à regret le poète, qui soutient difficilement une longue conversation. Césaire, Fanon, Glissant, Chamoiseau, Confiant… Incroyable marmite de talents que cette petite Martinique de 400 000 habitants !

Aimé Césaire traverse ainsi le crépuscule de sa vie tel un monstre sacré, entré de son vivant dans la grande histoire. Dégagé des responsabilités, il sait aussi redescendre dans l’arène quand il le faut, pour remettre les pendules à l’heure. Et avec quelle force ! En décembre dernier, avec un calme olympien, il a cloué le bec à Nicolas Sarkozy et aux tenants de la loi de février 2005 sur la « colonisation positive ». En refusant de recevoir le ministre de l’Intérieur, le poète a grandement aidé la fronde qui montait : le président de la République a dû finalement capituler et revenir, dans le dos du Parlement, sur cette loi qui prétendait dire comment enseigner l’histoire. Colonisation positive ? Lisez ce qu’écrivait Aimé Césaire en… 1955 dans son fameux Discours sur le colonialisme (éd. Présence africaine), malheureusement toujours d’actualité : « On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées… » Et ceci, encore : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir, au sens propre du mot, à le dégrader […] et montrer que chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe […], il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement. »

Tribun ou poète, Aimé Césaire n’a jamais voulu choisir. Ses pamphlets sont parfois poétiques, ses poèmes souvent politiques. La cohérence, il faut la chercher dans le parcours de cet homme. Inébranlable dans ses convictions. Eruptif, comme les volcans qu’il aime tant. Explosif, comme la montagne Pelée de son île natale. Explosion, c’est d’ailleurs le mot qu’il a souvent employé pour dire poésie : « Le monde dans lequel nous vivons est un monde menteur. Mais il y a un être en nous qui est là, il faut le trouver, le chercher, et lui permettre de s’exprimer. C’est la poésie qui m’a permis ça. Je ne sais pas exactement ce que je pense, et d’un coup c’est le poème qui me le révèle. Elle est là, l’explosion… »

On l’imagine fort et indéracinable comme un banian, le chêne des Antilles. Aimé Césaire esquisse un sourire. Il se verrait plutôt aujourd’hui en « laminaire », cette algue ballottée sous l’eau mais, surtout, accrochée fidèlement à son rocher, « et que rien ne peut enlever ». Césaire, le laminaire ? Voilà qui tranche avec le « nègre de la campagne » qui a toujours tourné le dos à la mer, apeuré par la vague menaçante de l’Atlantique qui ravage la côte et noie les hommes.

« La complexité humaine… » soupire le maître, qui, maudissant ses maux de tête, met fin en douceur à l’entretien, en s’excusant. Dans le grand escalier tournant du théâtre, le laminaire disparaît, à pas lents, arc-bouté à la rambarde de l’escalier, repoussant la main de sa secrétaire venue lui prêter assistance.


Poésie : Moi, laminaire, éd. du Seuil, 1982 et La Poésie, éd. du Seuil, 2006.
Théâtre : La Tragédie du roi Christophe, 1963 et Et les chiens se taisaient, 1956, éd. Présence africaine.

Aimé Césaire, chanté avec talent par Gérard Pitiot, au milieu d’autres poésies afro-caribéennes : Chants pirogue, Productions spéciales.



Manifestation
La francophonie peut donner le pire comme le meilleur : des sommets de chefs d’Etat au service de cette idée politique pas toujours très claire ou des manifestations qui font vivre magnifiquement la diversité des cultures francophones. Jusqu’en octobre, Francofffonies (avec trois f comme « fortississimo ») sera le creuset de dizaines de rencontres et de spectacles, à commencer par la forte présence d’écrivains francophones au Salon du livre, à Paris, du 17 au 22 mars. Francofffonies, manifestation placée sous la houlette des pouvoirs publics, et notamment de l’Association française d’action artistique (Afaa), célébrera aussi le centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor, le grand compagnon en négritude d’Aimé Césaire.
Calendrier complet de la manifestation sur le site des francofffonies



Thierry Leclère
(envoyé spécial à Fort-de-France)

(1) Aimé Césaire, rencontre avec un nègre fondamental, de Patrice Louis, éd. Arléa, 2004.
(2) Le Nouvel Observateur, 1er février 2001.
(3) Nègre je suis, nègre je resterai,entretiens avec Françoise Vergès, éd. Albin Michel, 2005.


Télérama n° 2931 - 15 mars 2006

Que révèle le contrat première embauche ?

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Vingt-trois pour cent des moins de 25 ans au chômage. De stages gratuits en CDD, les jeunes ont bien du mal à accéder à l’emploi stable, et à l’emploi tout court. Avec le CPE (contrat première embauche), qui permet aux entreprises de licencier tout nouvel entrant pendant deux ans, le gouvernement affirme ouvrir une piste prometteuse. Il se targue de 280 000 emplois créés grâce à un contrat similaire adopté en septembre dernier, le CNE (contrat nouvelle embauche), qui ne concernait que les entreprises de vingt salariés au plus. A l’Assemblée nationale comme dans la rue, l’opposition dénonce une politique qui précarise l’ensemble des salariés, faisant peu à peu de ce qui était la règle – le CDI – une exception. Mais pour l’économiste Bernard Perret, cette précarisation ne concerne toujours qu’une même fraction, de plus en plus menacée, de la population française.



Télérama : Comment expliquez-vous la mobilisation autour du contrat première embauche alors que l’adoption à l’automne du contrat nouvelle embauche n’avait pas suscité de telles vagues ?

Bernard Perret : Le CNE concernait l’embauche dans les entreprises de vingt salariés au plus qui offrent majoritairement des emplois peu qualifiés. Le fait qu’il n’y ait pas eu à l’époque de grandes protestations illustre un non-dit : depuis des années, dans la société française, les mesures de flexibilité sont supportées par les moins qualifiés, et notamment les plus jeunes. Ces derniers jours, si la mobilisation se fait plus forte, c’est que le CPE concerne tous les moins de 26 ans, y compris les jeunes diplômés, les enfants des classes moyennes. On pourrait voir un côté positif à ce contrat : tous les jeunes sont désormais logés à la même enseigne.

Télérama : Mais la précarité épargne toujours de larges couches de salariés ?

Bernard Perret : Des blocs entiers de la population veulent bien du changement économique, mais refusent d’en subir les conséquences : ce sont essentiellement les employés des grandes entreprises et ceux du secteur public. Ils bénéficient d’emplois garantis, d’avancement à l’ancienneté, et retardent autant que possible toute évolution qui leur serait défavorable. Et ils ont du pouvoir ! Voyez le nombre de députés et de ministres issus de la fonction publique. Du coup, la flexibilité en France se développe de manière hypocrite : elle pèse essentiellement sur les travailleurs les moins qualifiés et les petites entreprises. Les 35 heures ont renforcé le phénomène : dans les administrations et les grandes entreprises, les salariés ont obtenu des jours de congé supplémentaires. Dans les petites entreprises, ni salaires élevés, ni avantages sociaux, ni formations…

Télérama : Un certain nombre de jeunes se disent : « Le CPE, c’est mieux que rien. »

Bernard Perret : Mais il ne résout rien ! On reste dans la logique qui consiste à faire peser le poids de la flexibilité sur une catégorie particulière de travailleurs plutôt qu’à revoir l’ensemble de notre contrat social. Depuis vingt-cinq ans, face au chômage, on procède par dérogations, création d’emplois atypiques, « emplois aidés » dans le secteur marchand, « contrats emploi solidarité » dans le secteur non marchand. A quoi il faut ajouter les contrats d’insertion et les stages, dont l’abus a été dénoncé par le récent mouvement des stagiaires. Des contrats dérogatoires de ce style, il y en a eu des dizaines. Cela aboutit à un système lourd, illisible et surtout inefficace.

Télérama : Ces mesures sont pourtant présentées par les hommes politiques comme des formules magiques…

Bernard Perret : L’emploi est le domaine des effets de manche et des fausses trouvailles. La première honnêteté consisterait à reconnaître qu’il ne va pas y avoir de croissance forte, donc de création massive d’emplois, même si les départs en retraite vont améliorer un peu la situation. La gauche et la droite sont complices. Chacune jouant à défaire ce que l’autre a fait, elles ne travaillent pas sérieusement à inventer un nouveau compromis social. Cela aboutit au pire : une société très flexible, inégalitaire et opaque.

Nous ne pourrons avancer que si nous travaillons à résoudre la contradiction suivante : d’un côté, des entreprises qui veulent de la fluidité car elles opèrent dans un monde économique instable, sur des marchés qui peuvent évoluer très vite ; de l’autre, des salariés qui demandent de la stabilité car, pour avoir un appartement, une vie « normale », il faut des revenus stables. Comment définir un compromis viable, un nouveau modèle ? C’est la vraie question. Or, jusque dans nos comportements individuels, nous ne l’abordons pas franchement. Comme consommateurs, par exemple, nous voulons pouvoir changer d’opérateur de téléphonie, nous nous précipitons sur les pantalons chinois à 3 euros, etc. Et nous voulons croire que ce mode de consommation est sans effet sur l’organisation du monde !

Télérama : C’est un peu la poule et l’œuf. Les salariés vont vous répondre que s’ils achètent le moins cher possible c’est parce qu’ils sont de plus en plus précaires et mal payés.

Bernard Perret : Oui, mais il faut mesurer les conséquences de nos actions. Chacun d’entre nous, en tant que consommateur, bénéficie de l’intensification de la concurrence – que l’on pense à la révolution des télécommunications – sans se soucier des contraintes qu’elle induit sur les travailleurs qui fabriquent ce qu’il achète.

Télérama : Les Danois, eux, ont travaillé la question du compromis social. Leur fameuse « flexi-sécurité », qui laisse les employeurs libres d’embaucher et de licencier, mais qui accompagne par un vrai suivi social le parcours des salariés, est-elle une voie à explorer ?

Bernard Perret : C’est un système tout de même assez autoritaire, il faut le dire. Si vous êtes cuisinier et que seule la menuiserie embauche, on va vous demander de vous reconvertir, sans état d’âme, et vite. Reste que le Danemark dispose de structures sociales et politiques que nous n’avons pas, du moins pour l’instant, pour lutter contre les effets négatifs de la mondialisation : des salariés syndiqués à 80 %, des partenaires sociaux qui ont l’habitude d’agir et de travailler ensemble, de négocier. Le modèle danois a le mérite de fixer les règles du compromis : une grande flexibilité, oui, mais assortie d’une garantie de continuité de droits sociaux et de revenus. En France, les propositions ne manquent pas sur la manière de « sécuriser » les parcours professionnels. La CGT, par exemple, a repris l’idée d’une « sécurité sociale professionnelle ». Mais les syndicats sont minoritaires et divisés.

Télérama : Est-ce pour cela qu’on ne peut construire un autre modèle social ?

Bernard Perret : Le profil des responsables syndicaux, issus des métiers les plus qualifiés et surtout de la fonction publique, les pousse à défendre les points de vue des classes moyennes, des détenteurs d’un emploi stable. Quand ils protestent contre la flexibilité, c’est ce monde bien garanti qu’ils défendent. Les employés à temps partiel, les ouvriers devenus précaires ? Personne ne les représente. Le plus grand service à rendre à la société française serait donc de lui faire comprendre comment elle est « fabriquée », si j’ose dire : avec ce corporatisme qui la fonde et organise la protection des plus protégés et d’eux seuls. Comme un cercle vicieux.

Télérama : Quelle évolution possible ?

Bernard Perret : Une flexibilité négociée, avec des médiations : vous pouvez être viré du jour au lendemain, mais pas sans concertation. Il y a dans l’entreprise des instances de négociation, qui peuvent examiner les dossiers et protéger les salariés contre l’arbitraire. Il faut reconnaître aux Anglo-Saxons un mérite : ils croient aux vertus éthiques de leur système. Ils sont convaincus que le marché, la concurrence, c’est juste, parce que tout le monde a sa chance, et la responsabilité individuelle est encouragée par l’éducation. En France, on présente les changements économiques comme une fatalité que les pauvres doivent accepter pour que les riches puissent continuer à vivre tranquilles. C’est insupportable. Il faut sortir de ce libéralisme honteux et défensif pour affronter collectivement la contradiction entre un système économique que nous ne pouvons plus rejeter et notre idéal de vie en société !



Propos recueillis par Dominique Louise Pélegrin



Télérama n° 2926 - 7 février 2006

Quelle discrimination positive à la

française ?

Thomas Piketty*

(Article paru dans le Monde daté du 21 février 2006)

Tout le monde en convient : la société française doit inventer de nouvelles politiques permettant de faire progresser concrètement l’égalité des chances, " l’égalité des possibles " pour reprendre l’expression d’Eric Maurin, notamment en matière scolaire. L’élévation générale des niveaux d’éducation a suscité des frustrations à la mesure des espoirs placés en elle. Les inégalités de parcours et de réussite scolaire se sont simplement translatées vers le haut, quand elles ne se sont pas accrues – encore que ce point tende à être exagéré aujourd’hui : le paradis perdu de l’ascenseur social tournant à plein régime n’a jamais existé, pas plus que celui de l’emploi à vie. Simplement, les inégalités sont devenues moins lisibles. Autrefois, l’inégalité était brute : certains devaient commencer à travailler à 14 ou 16 ans pour gagner leur vie, alors que d’autres avaient la chance de pouvoir poursuivre leurs études. Aujourd’hui, chacun peut ou croit pouvoir accéder à une formation longue, mais des inégalités plus subtiles reviennent en cours de route (entre filières générales et professionnelles des lycées, à l’intérieur des filières du supérieur…), et ceux qui ratent le bon embranchement et qui connaissent le plus fort chômage à la sortie sont souvent les mêmes qui travaillaient tôt autrefois – l’emploi en moins. Toutes les sociétés connaissent le même défi : à partir du moment où un certain niveau de formation de base s’est universalisé, l’enjeu est d’aller plus loin, et d’inventer des politiques permettant à ceux font face à un fort handicap initial de connaître les mêmes chances de réussite scolaire et professionnelle que les autres. Qu’on le veuille ou non, le débat sur la discrimination positive – terme générique imprécis par lequel on désigne le plus souvent les politiques visant à donner plus de moyens de réussir à ceux qui en ont le moins – s’est imposé en France. Ce terme de " discrimination positive " est en soi problématique, car il tend à orienter le débat français vers des solutions américaines, qui ne sont pas les seules. Certes, personne ne propose d’appliquer en France les dispositifs d’admission préférentielle de certaines catégories ethniques dans les universités, sur lesquels s’est construite la discrimination positive outre-atlantique. Ces références ethniques ne peuvent avoir leur place que dans la réalité américaine, où pour des raisons historiques évidentes la question sociale s’est structurée autour de la question raciale. Il est cependant frappant de * Thomas Piketty est économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment : Les hauts revenus en France : inégalités et redistribution (1901-1998), Grasset, 2001.

Quelle discrimination positive à la française ? constater à quel point le débat français se focalise sur le même type de mécanisme d’admission préférentielle dans les filières sélectives du supérieur, à la façon de ce que fait Sciences-Po pour les lycéens issus de ZEP depuis quelques années, ou de la classe préparatoire réservée aux lycéens de ZEP qui ouvrira à Henri-IV à la rentrée 2006 – à la différence notable près que les catégories bénéficiant d’une admission préférentielle sont ici définies sur une base territoriale et non ethnique. Ces dispositifs susciteront les mêmes débats qu’outre-atlantique : ils permettent de donner une chance à des jeunes découragés et qui n’auraient jamais osé candidater dans ces filières, mais dans le même temps ceux qui auraient pu être admis de toute façon risquent de souffrir du regard qui sera porté sur eux à la suite de leur admission hors norme. En l’espèce, il est probable que les effets positifs l’emportent : augmenter le nombre de lycéens de ZEP suivant avec succès ces filières élitistes (actuellement infinitésimal) pourrait avoir un impact psychologique important. Mais si de tels dispositifs étaient étendus à des effectifs autres que symboliques, puis généralisés, ces débats ressurgiraient assurément. Sauf précisément à inventer de nouvelles formes de discrimination positive à la française, exploitant la principale différence qui sépare catégories ethniques (ou sociales, d’ailleurs) et catégories résidentielles : on peut changer de résidence, pas d’origine ethnique (ni sociale). D’où la proposition ingénieuse formulée par Patrick Weil1 d’admettre en classes préparatoires les7 à 8% des élèves les meilleurs de chaque lycée, en particulier ceux de ZEP. Cela pourrait avoir un effet fort sur la mixité sociale (beaucoup de parents calculateurs voudraient alors mettre leurs enfants en ZEP), qui pourrait contrebalancer largement les effets pervers habituels.

Il reste que de telles politiques ne permettent pas de corriger les retards scolaires déjà considérables accumulés à l’adolescence. Lors des tests de compétences passés à l’entrée en CP, avant même d’avoir commencé leur vie scolaire, les enfants d’ouvriers obtiennent en moyenne des scores plus de 10 points inférieurs à ceux des enfants de cadres, soit pratiquement l’équivalent d’un écart-type, ce qui est considérable. Et si l’inégalité apparaît plus faible au niveau des notes obtenues au baccalauréat (6 points, à peine plus de la moitié d’un écart-type), c’est tout simplement parce que les enfants d’ouvriers ont déjà largement disparu en cours de route : ils forment 38,9% des enfants à l’entrée en CP, et seulement 19,2% en terminale générale (les enfants de cadres passent eux de 19,2% à 29,7%). Pour lutter contre ce type radical d’inégalité des chances, il faut agir à un âge très précoce, dès les premières classes du primaire, où se forment des inégalités durables. Et contrairement à une idée reçue, il est faux d’affirmer que rien de tangible ne peut venir des réductions ciblées de tailles de classe. De telles politiques ont certes un petit côté " mécaniciste " qui les rendent suspectes à beaucoup de fins penseurs du social – mais au moins ont-elles le mérite d’appartenir à l’espace des politiques possibles. Le scepticisme qui les entoure s’explique également par un biais statistique classique en matière d’évaluation de politiques publiques, consistant à confondre corrélation et causalité. Si l’on examine la corrélation brute entre taille de classe et réussite scolaire, on constate qu’elle va dans le mauvais sens : les élèves placés dans des classes plus petites ont plutôt tendance à avoir de moins bons résultats scolaires que les autres ! Cela vient évidemment du fait que des classes plus réduites ont précisément tendance à être allouées aux écoles plus défavorisées au départ, handicap initial que le léger ciblage des moyens ne peut compenser. On peut certes raisonner " toutes choses égales par ailleurs ", c’est-à-dire en comparant des écoles ayant le même pourcentage d’ouvriers, appartenant au même type d’agglomérations, etc. Mais cela n’est généralement pas suffisant, car il existe souvent des caractéristiques non observables pour le chercheur mais connues des acteurs locaux expliquant pourquoi deux écoles apparemment semblables ont obtenu des tailles de classes différentes. On retrouve le même problème quand on cherche à évaluer l’impact du nombre de policiers sur la délinquance : la corrélation va dans le mauvais sens, y compris " toutes choses égales par ailleurs ", tout simplement parce que l’on met généralement plus de policiers là où ça va mal. En l’occurrence, des études exploitant les variations brutales du nombre de policiers précédent des élections ont pu trouver un effet allant dans le " bon " sens : la délinquance baisse, quoique assez modérément. 1 Patrick Weil, La République et sa diversité. Immigration, intégration, discriminations, La République des Idées/Seuil, 2005.

Entretien avec Patrick Weil

Patrick Weil est directeur de recherche au CNRS (Centre d’histoire sociale du 20ème siècle, université de Paris1) Il a récemment publié La République et sa diversité, Immigration, intégration, discriminations (Seuil/La République des Idées, 2005).

Comment jugez-vous les tentatives actuelles pour faciliter l’accès des élèves des lycées les plus défavorisés à certains établissements d’excellence de l’enseignement supérieur ? Ce sont des réponses expérimentales à un phénomène de masse. Les dispositifs mis en place par les IEP de Paris, Aix et Lille, ou par l’Essec, permettent aux meilleurs élèves de quelques lycées d’accéder à ces établissements, mais ils ne concernent que 2 à 3% des lycées, alors que le phénomène de la discrimination sociale et territoriale dans l’accès aux cycles les plus sélectifs du supérieur touche une très grande quantité de jeunes. L’un des aspects positifs de ces expériences, c’est qu’elles démontrent que des élèves issus des lycées parmi les plus défavorisés s’en sortent bien une fois qu’ils ont franchi le seuil de ces écoles. Elles ont, en outre, un effet dynamisant sur leurs lycées d’origine. Mais si l’on veut que de telles expériences ne deviennent pas l’alibi cosmétique d’une discrimination de masse persistante, il faut à présent sortir de la phase expérimentale pour passer à des mesures plus générales. Sinon, la majorité des lycées et des élèves qui ne bénéficient pas de ces mesures se diront fort légitimement: " Pourquoi ne fait-on rien pour nous? ". Voyez-vous à l’étranger des dispositifs qui seraient transposables en France ? Quatre Etats américains – le Texas, la Californie, la Floride et l’Etat de Washington – ont mis en place des politiques visant à assurer une plus grande justice sociale dans l’accès au Supérieur, tout en dépassant les critères d’appartenance à une minorité ethnique, qui organisaient traditionnellement les politiques d’affirmative action aux Etats-Unis. Au Texas, depuis cinq ans, on permet aux 10% des meilleurs élèves de chaque lycée – les mieux comme les moins bien situés – d’accéder à la première année des universités publiques de l’Etat, dont l’Université du Texas qui est l’une des meilleurs des Etats-Unis. Ce dispositif n’a pas d’impact négatif sur la représentation des minorités dans ces effectifs, au contraire. Les lycées des zones rurales traditionnellement délaissés sont ainsi équitablement représentés. Ajoutons que 40% des places de première année dans ces universités restent réservées à l’admission sur dossiers individuels.

Comment voyez-vous la version française d’une telle politique ?

On pourrait proposer que 7 à 8% des meilleurs élèves de chaque lycée de Métropole et d’Outremer puissent se voir proposer d’accéder directement aux premières années des cycles du supérieur qui sélectionnent à l’entrée (classes préparatoires aux grandes écoles, IEP de province et de Paris, Dauphine). Si l’on compte que certains de ces élèves préfèreraient malgré tout suivre une autre voie, on peut imaginer que 50% des places disponibles seraient ainsi pourvues. Pour certains, cela ne changeraient rigoureusement rien : les 8% les meilleurs d’Henri IV y entrent déjà ! Mais cela changerait beaucoup pour les nombreux lycées qui n’envoient jamais aucun de leurs élèves dans ces filières. Plus aucun lycéen ne pourrait se dire : " Je n’ai aucune chance, parce que je suis dans un mauvais lycée ". La dynamique positive que cela créerait dans chaque lycée pourrait également avoir un effet vertueux sur les parents qui s’échinent aujourd’hui à contourner la carte scolaire… Quelle discrimination positive à la française ?

Dans le cas des tailles de classes, on peut dépasser ces difficultés en exploitant les discontinuités liées aux seuils d’ouverture et de fermeture de classes. Au niveau du CE1, on constate par exemple que les écoles obtiennent généralement une seconde classe au-delà de 30 élèves inscrits, si bien que la taille moyenne de classe chute de façon importante dans les écoles comptant 32-33 enfants inscrits plutôt que 28-29. Or on observe que ces variations aléatoires des tailles de classe, conséquence des hasards de la démographie locale, engendrent à l’entrée en CE2 des variations parfaitement symétriques de la réussite aux tests de mathématiques. Il est d’autant plus difficile d’expliquer ces résultats autrement que comme une relation causale que ces variations n’existaient pas pour les mêmes élèves au niveau des tests à l’entrée en CP. Si l’on décompose les résultats, on constate également que les effets sont sensiblement plus importants pour les enfants défavorisés. Les coefficients obtenus sont quantitativement importants : par exemple, une réduction de la taille des classes à 17 élèves en CP et CE1 en ZEP (au lieu de 22 actuellement) permettrait de réduire de près de 45% l’inégalité en mathématiques à l’entrée en CE2 entre écoles ZEP et hors ZEP. Aucune étude ne peut dire quel serait l’impact à l’âge adulte, mais tout laisse à penser qu’il pourrait être du même ordre. On notera que ces résultats ont été obtenus sans que des brigades d’inspecteurs d’académie viennent donner de nouvelles instructions pédagogiques aux enseignants lors des franchissements de seuils : contrairement à une idée tenace en sciences de l’éducation, les instituteurs semblent tout à fait capables de tirer eux-mêmes partie de classes plus réduites.

En appliquant la même méthode aux collèges et aux lycées, on obtient des effets statistiquement significatifs, mais sensiblement moins importants. La suppression des lycées classés en ZEP (qui sont d’ailleurs peu nombreux) n’aurait que des conséquences marginales, de même qu’une réduction ciblée de 5 élèves par classe : l’inégalité de réussite scolaire (notes au bac) entre lycées ZEP et hors ZEP progresserait de 2% dans un cas, et diminuerait de 5% dans l’autre. Les marges de manœuvre sont plus importantes au collège, où selon nos estimations les ZEP sous leur forme actuelle permettent tout de même de réduire les inégalités de près de 10%, et où une réduction supplémentaire de 5 élèves par classe permettrait une baisse additionnelle de 28%. Mais c’est au niveau du primaire que le ciblage des moyens est susceptible d’avoir les plus forts effets. Tout cela confirme qu’il est préférable d’agir au plus jeune âge si l’on souhaite corriger les handicaps initiaux, et que les inégalités sont plus difficiles à corriger pour les enfants plus grands.

Que l’on ne s’y trompe pas : une telle politique représenterait des redéploiements considérables de moyens. Si l’on souhaitait la mettre en œuvre à moyens constants (le primaire est globalement bien doté en France), elle entraînerait une légère hausse des effectifs hors ZEP, sans impact réal sur les enfants concernés, mais qui ferait bondir les parents en question. Surtout, elle exigerait que l’on explicite les moyens supplémentaires auxquels donne droit le classement en ZEP, ce qui n’a jamais été fait, et que l’on se donne les moyens d’évaluer cette politique, y compris la procédure de classement. Plus difficile à mettre en œuvre, une telle politique aurait pourtant le mérite de dessiner une autre forme de discrimination positive à la française, fondée sur l’allocation de réels moyens supplémentaires aux territoires qui font face aux plus lourds handicaps.

Couplé avec des dispositifs ingénieux d’admission préférentielle dans le supérieur, ce ciblage assumé des moyens au primaire permettrait de tenir les deux bouts de la chaîne. D’autres politiques restent bien sûr à inventer. Mais après une période d’échanges quasi-théologiques sur la notion même de discrimination positive et sur le dilemme égalité/équité, il est plus que temps aujourd’hui que le débat français entre dans un seconde phase, avec des discussions plus techniques et plus précises sur le contenu même des politiques susceptibles d’être mises en œuvre, ici et maintenant.

Réduire les inégalités de réussite scolaire dès le plus jeune âge

Agir sur la taille des classes en ZEP dans le primaire apparaît comme un moyen efficace de réduire les inégalités de réussite scolaire. De petites variations de la taille des classes ont en effet une incidence très significative sur les résultats des élèves : une diminution de cinq élèves par classe conduirait ainsi à une réduction de 45 % des inégalités de performance entre ZEP et non ZEP dans le primaire. Cette politique serait cependant moins convaincante dans le secondaire, pour lequel il faut imaginer d’autres solutions.

 

Des cités à la cité


Les banlieues secouent la République. Avec les violences urbaines d'octobre et novembre 2005, la France a redécouvert l'existence de ces "marges", de ces "périphéries", de ce qu'on a longtemps refusé d'appeler des "ghettos". Cinq mois après le déclenchement de la "crise des banlieues" - 10 000 véhicules incendiés, des centaines de bâtiments publics dégradés, des affrontements entre jeunes et forces de l'ordre - l'émotion est retombée, rendant possible une réflexion plus apaisée sur les défaillances et les réussites du modèle français. Tel était l'objectif du débat du Monde organisé lundi 20 mars au Théâtre du Rond-Point, dans le 8e arrondissement de Paris.

Cette crise n'a pas fini d'interpeller la société, mais l'impact de long terme sur l'opinion publique reste néanmoins difficile à évaluer. L'élément le plus important pourrait être le sentiment de "peur intense" des Français, relève Brice Teinturier, directeur du département politique et opinion de TNS-Sofres. Et donc la tentation du repli : "Nous vivons aujourd'hui dans une société où, incontestablement, le sens du collectif a tendance à se déliter, à régresser. Un slogan comme celui de la "France pour tous" (lancé par Jacques Chirac lors de sa campagne pour la présidentielle de 1995) ferait de moins en moins florès. Aujourd'hui, ce serait plutôt la "France de chacun", avec des groupes sociaux qui se vivent de plus en plus séparés", explique ce spécialiste de l'opinion publique.

La société française, plus individualiste que l'américaine, où le patriotisme sert de ciment, se fragmente. L'école ne parvient pas à réduire les inégalités. Les discriminations dans l'accès au logement ou à l'emploi sont considérables. Comment s'étonner alors que les jeunes des banlieues, situés à la marge de la marge, se révoltent ? Et usent de la violence physique contre la violence sociale subie au quotidien ? "C'était une jacquerie, une révolte sociale, estime Claude Dilain, maire (PS) de Clichy-sous-Bois, à propos des émeutes de novembre. Au moins, là, la société française est interpellée et va cesser les tartufferies sur les banlieues."

Une société profondément inégalitaire est instable, sous tension. L'ancien patron de Renault, aujourd'hui président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde), Louis Schweitzer, rejoint l'élu de terrain sur ce constat. "Tant qu'il y a de l'injustice, il y aura du désordre. Ce n'est pas la seule raison de combattre l'injustice, mais l'ordre passe par la justice. Si ceux qui ont fait l'effort d'avancer voient des portes fermées, je ne vois pas comment il n'y aura pas de révoltes", explique-t-il.

Jacques Attali ne craint pas de dire les choses plus crûment encore. "Il faut employer les mots qui conviennent : aujourd'hui, les problèmes portent sur les Noirs et les musulmans, point. Je ne pense pas qu'il soit plus difficile d'être quoi que ce soit d'autre que noir ou musulman." L'ancien conseiller spécial de François Mitterrand affirme que la très faible représentation des Noirs et des musulmans parmi les députés, les ministres, les préfets, les directeurs d'administration centrale paraîtra "effroyable" dans quelques années. Comme l'absence de droit de vote pour les femmes jusqu'en 1945.

A contre-courant du pessimisme ambiant, le sociologue Dominique Wolton veut voir une preuve de vitalité dans la crise de l'automne. "Il existe une colère, une révolte, une indignation. C'est important que les gens sachent dire "non"", martèle-t-il. Et dans la "demande d'égalité" de la jeunesse française à travers les violences urbaines et le refus du contrat première embauche (CPE), il voit un encouragement. "On aurait pu avoir une partie de la jeunesse qui joue la rupture avec la société. Cela n'a pas été le cas : ils demandent à être respectés et veulent un minimum de justice", estime M. Wolton.

Mais une fois toutes ces carences soulignées, que faire ? Paradoxalement, commencer par mettre en valeur les réussites de la banlieue afin de ne pas l'enfermer dans un statut de victime. "Les habitants des quartiers un peu oubliés nous disaient : "Nous ne comprenons pas pourquoi on ne parle que des échecs"", souligne la philosophe Blandine Kriegel, présidente du Haut Conseil à l'intégration (HCI), créé en 1989 et chargé de donner des avis au gouvernement.

Hinde Magada tient un discours similaire. Seule porte-parole directe des "jeunes de banlieue", ayant reçu le prix Talents des cités, décerné par le Sénat, elle démontre, par son itinéraire de "fille d'immigrée", "d'origine marocaine", "musulmane", qu'il est possible de réussir. Titulaire d'un BTS de commerce international, elle a dû faire des ménages, travailler en usine et dans un centre d'appel avant de devenir secrétaire médicale. Elle a alors choisi de créer sa propre entreprise, qui emploie aujourd'hui cinq salariés. "Avec une amie, on a mis nos motivations en commun. Et la motivation, c'est le principal", explique Mme Magada, âgée de 29 ans.

M. Attali souligne que la diversité est une ressource pour le pays. "Il y a toujours plus de difficultés d'intégration quand il n'y a pas de croissance, quand il y a une société qui se rabougrit, qui vieillit, qui regarde sur elle-même. A ce moment-là, les places sont rares et donc chacun se défend en s'enfermant, en interdisant aux autres de venir", concède-t-il. Mais il plaide pour une attitude complètement opposée : considérer les minorités comme une richesse essentielle dans un contexte de mondialisation. "Alors, tout devient possible", assure l'économiste, formant le voeu d'un Bill Gates à la française venu de banlieue. "La France mourra, disparaîtra comme nation si on ne sait pas exploiter ce formidable potentiel", ajoute M. Attali.

Une attitude "positive", un discours de valorisation des banlieues ne suffiront évidemment pas. Il faut aussi des moyens, une politique de soutien économique, social, éducatif. Mais deux logiques s'opposent. Celle d'une rupture avec l'approche républicaine traditionnelle. Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), dénonce ainsi la tendance à euphémiser la réalité et à s'abriter derrière les "paravents de la République". M. Attali évoque, lui, des "mesures radicales", notamment l'instauration d'une "discrimination positive provisoire", mesure qui marquerait un "échec" mais qu'il juge aujourd'hui indispensable.

De l'autre côté, Bariza Khiari, sénatrice (PS) de Paris, et Mme Kriegel défendent les "outils de l'égalité républicaine". La philosophe défend les vertus de l'action engagée par Jacques Chirac, auprès duquel elle est chargée de mission, avec l'installation de la Halde, la création d'un musée de l'immigration, les expérimentations autour du CV anonyme.". "En France, le problème n'est pas la loi, mais la façon dont elle est appliquée", résume-t-elle.

Le travail reste immense. "J'ai entendu beaucoup de choses sur l'intégration, sur le sacro-saint débat sur la discrimination positive, mais cela m'apparaît en décalage total avec ce que vivent les habitants des quartiers", conclut, dépité, M. Dilain. L'élu cite un jeune de sa commune : "On veut être des enfants de la République à part entière et pas entièrement à part." Et rappelle que, bien plus que des moyens financiers, les jeunes veulent du respect : "Ils ont soif de reconnaissance." Chenva Tieu, administrateur du Club du XXIe siècle, promoteur de la diversité sociale et ethnique, est plus sévère encore : "Les débats, c'est bien, mais, en attendant, rien ne bouge."

Luc Bronner et Mustapha Kessous

In le Monde du 22/03/06

 

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Express du 16/03/2006

 

  

"La banlieue ne s'est pas mobilisée"

propos recueillis par Jean-Sébastien Stehli

Christophe Bourseiller, écrivain (L'Aventure moderne, Flammarion), professeur à Sciences po, spécialiste de l'extrême gauche, décrypte les manifestations étudiantes

Qui, aujourd'hui, contrôle le mouvement étudiant?

Comme chaque année, les organisations d'extrême gauche tentent de généraliser le mouvement contestataire. C'est, en quelque sorte, leur fonction. Ces groupes jouent le rôle d' "avant-garde", comme à la Sorbonne, où les anarchistes, des gens proches du Black Bloc, ont rebaptisé l'amphi "Joëlle Aubron". On ressort le drapeau à l'étoile noire, mais on ne peut pas dire que les groupes d'extrême gauche contrôlent le mouvement étudiant.

Ce qui se passe dans les universités est-il comparable aux manifestations lycéennes contre la réforme Fillon, en 2005?

D'un point de vue politique, oui. Chaque année, étudiants et lycéens répètent le même rituel. Mais, en ce qui concerne la violence, le mouvement actuel n'a rien à voir avec 2005. Aujourd'hui, il s'agit de violence politique classique, avec les autonomes, les anarchistes. Contre la loi Fillon, il s'agissait d'une violence sociale, avec ratonnades et vols de portables de la part de jeunes venus des cités. Aujourd'hui, la banlieue ne s'est pas mobilisée.

Pourquoi?

D'abord parce que les jeunes des cités n'ont jamais eu une conscience sociale très développée. L'année dernière, ils ont défilé uniquement pour piquer des portables. C'est pourquoi l'extrême gauche les considère comme le lumpenprolétariat: elle estime qu'ils pourraient à tout moment se retourner contre le mouvement. Cette année, la première manifestation étudiante était lourdement protégée par un service d'ordre syndical. Les jeunes des cités n'ont pas osé s'y frotter. Tant que le mouvement étudiant est en liaison avec les centrales ouvrières, les cités ne s'en mêleront pas. C'est le paradoxe: cette réforme les concerne, mais ils sont absents des protestations.

 jeudi 23 mars 2006,

Manifestations anti-CPE

Poussée de violence

Eric Lecluyse, avec Reuters

Entre 220 000 et 450 000 étudiants et lycéens ont manifesté aujourd'hui. A Paris, des centaines de casseurs ont incendié des voitures, pillé des magasins et dépouillé des manifestants. Des affrontements sont également signalés à Rennes et en banlieue parisienne

 

Selon les sources, entre 220 000 et 450 000 étudiants et lycéens ont manifesté aujourd'hui dans toute la France pour réclamer le retrait du CPE, soit une mobilisation un peu moins importante que jeudi 16 mars. Ils étaient entre 23 000 et 50 000 à Paris, environ 16 000 à Toulon et Toulouse.

Une fois de plus, la violence a pris le pas sur les revendications. A Paris, des centaines de "casseurs" ont incendié des voitures et pillé des magasins, rapportent des témoins. Ils ont mis le feu à la porte d'un immeuble d'appartements haut de six étages près de l'esplanade des Invalides, là où s'est achevé le défilé. Les vitres d'au moins quatre magasins et d'une dizaine de voitures ont été brisées. La police a fait usage de gaz lacrymogène pour tenter de disperser les voyous.

Vols de portables, attaque d'un camion de pompiers

Distincts des manifestants, ils sont apparus quasiment dès le départ du cortège, en début d'après-midi, place d'Italie, et l'ont suivi en groupes très mobiles, jusqu'au terme du parcours, sur l'esplanade des Invalides et alentour, là où les incidents les plus graves se sont produits. "Ces jeunes ont dépouillé de nombreux lycéens, volant notamment des portables, et jeté des pierres. Ils se sont attaqués à un camion de pompiers", rapporte un photographe.

L'important service d'ordre policier encadrant le cortège des manifestants n'a apparemment pas réussi à empêcher ces débordements. "Samedi, on était tous ensemble, cette fois-ci il y a beaucoup de voyous qui sont là pour voler et détruire", témoigne un manifestant de 22 ans.

Les heurts entre forces de l'ordre et "casseurs" sur l'esplanade des Invalides ont pris fin peu après 18h30. Un ultime carré d'une centaine de manifestants anti-CPE était cerné par les CRS au quai d'Orsay. Ils ont été repoussés sans ménagement vers une rue voisine au moyen de gaz lacrymogènes. "Les casseurs, c'est pas nous!", "Libérez nos camarades!" ont-ils scandé. Par ailleurs, une vingtaine de skinheads se seraient heurtés aux "casseurs".

Affrontements à Rennes et en banlieue parisienne

A Rennes, bastion de la contestation, où certains étudiants et lycéens commencent à revendiquer ouvertement le recours à la violence comme seul moyen de se faire entendre, une occupation des Galeries Lafayette a dégénéré à l'issue de la manifestation, qui a rassemblé entre 6000 et 12 000 personnes. Bilan : une porte en verre brisée et des projectiles et fumigènes lancés dans le magasin. Le rassemblement a ensuite tourné à l'affrontement entre 300 et 400 personnes et les CRS devant le siège de l'UMP, comme jeudi dernier.

La banlieue parisienne n'est pas épargnée. Si la journée de protestation contre le CPE a été "relativement calme" devant les lycées de Seine-et-Marne - "seulement" quelques caillassages sur les forces de l'ordre à Montereau et Champagne-sur-Seine, Savigny-sur-Orge (Essonne) a connu des incidents plus sérieux. Deux voitures ont été retournées, une brûlée et une trentaine dégradées autour de la gare de RER C. Des abribus et des cabines téléphonique ont également été détruits. Dans la matinée, des incidents avaient déjà opposé les forces de l'ordre et au moins une centaine de jeunes dans le centre de la ville.

 

 

 

 

 

Lettre à Dominique de Villepin par Noël Bouttier

Quel est votre dessein, monsieur le Premier ministre ? La question se pose très sérieusement après la fin de non-recevoir que vous avez apportée au million de manifestants hostiles au Contrat première embauche, lors des manifestations du 18 mars. On va durcir la législation sur les stages et les CDD à répétition, dites-vous. Fort bien, mais est-ce le sujet qui, depuis six semaines mobilise des dizaines de milliers de jeunes ?

Il vous faut répondre, M. de Villepin, à la question : pourquoi maintenir à tout prix ce CPE contesté par (presque) toutes les organisations de jeunes, l’ensemble des syndicats, la gauche unie, l’UDF et même, discrètement, par certains de l’UMP ? En bon juriste, vous allez invoquer le respect de la loi votée par la représentation nationale. Certes, mais rappelez alors les conditions de l’adoption de ce texte par la Chambre Haute. Le CPE est né par la grâce du 49-3, cet article fort peu démocratique qui prive le législateur de toute capacité d’améliorer un texte. L’aurait-il fait d’ailleurs que peut-être les clauses les plus choquantes de ce contrat new look – comme la faculté de rompre à tout moment le contrat sans le motiver – auraient été modifiées. Nous n’en saurons jamais rien puisque vous avez décrété qu’assez de temps avait été perdu en de vaines discussions.

Chef d’un gouvernement qui a mis, après la bourrasque du non au référendum, le cap sur l’emploi, vous allez invoquer le chômage des jeunes. Effectivement, il gangrène ce pays ; tout le monde devrait être modeste en la matière. Pour autant, croyez-vous qu’on peut réellement avancer si les forces du salariat – actuelles ou futures – voient dans le CPE une régression sociale majeure, si tous les risques semblent être réservés à une seule partie, celle qui, pour reprendre une terminologie peu usitée sous les ors de la République , loue sa force de travail ? Comment convaincre si on commence par contraindre ?

Monsieur de Villepin, dans une bataille comme celle contre le chômage, il importe de savoir si vos armes sont les bonnes. Récemment, l’étude de deux économistes (1) estimait à 70 000 le nombre d’emplois qui pourraient être effectivement créés en 2008 par le CNE, le grand frère du CPE pour les entreprises de moins de vingt salariés. Ils mettaient en garde contre l’effet couperet des deux ans, nombre d’entreprises pouvant être tentées de ne pas transformer le CNE (ou CPE) en CDI. Manifestement, ce dispositif ne pourra endiguer qu’à la marge le chômage des jeunes. D’autres outils, mêlant la formation, la recherche, la fiscalité, etc. existent, mais cela demande du temps. Et comme vous n’en avez pas, monsieur le Premier ministre…

À ce stade de notre réflexion, une question, naïve, nous saisit : pourquoi justement n’en avez-vous pas, de temps ? Serait-ce parce la situation de l’emploi est préoccupante dans notre pays ? Raison de plus pour ne pas imposer une mesure qui aggrave encore la précarité sans pouvoir prétendre s’attaquer aux racines du mal. Serait-ce alors que pour exister dans la bataille présidentielle de 2007, il vous faut agir, ou du moins donner cette impression ? Et surtout ne pas capituler, pour reprendre votre vocabulaire favori. Ne vous dit-on pas que " tous les gouvernements qui ont cédé à la rue ont toujours été sanctionnés au scrutin suivant (2) ? Il vaudrait mieux ne pas trop écouter les jusqu’au-boutistes de votre camp. Avec cette logique de l’enfermement et de l’aveuglement, le pays se prépare à des jours difficiles ponctués de grèves et de violences. Monsieur de Villepin, si vous le permettez, une dernière réflexion : on peut dissoudre une Assemblée – ou s’y essayer ; on ne peut dissoudre le peuple.

1. Étude conduite par Stéphane Cahuc et Stéphane Carcillo.

2. Éditorial du Figaro du 20 mars.

JACQUES MARSEILLE, professeur d'histoire de l'économie à la Sorbonne

Plus que la réforme, "la rupture est consubstantielle à notre histoire"

LE MONDE | 25.03.06 |

 

 

La France est-elle un pays impossible à réformer ?

Oui. Ou en tout cas, c'est éminemment difficile. J'ai cherché désespérément dans l'histoire les moments où la France avait été capable de faire les grandes réformes qui allaient changer son destin, tranquillement, par le dialogue, par le Parlement. Je n'en ai pas trouvé.

Jacques Marseille

Jacques Marseille est professeur d'histoire économique à Paris-I -Sorbonne, directeur de l'Institut d'histoire économique et sociale et président de l'Association pour le développement de l'histoire économique. Il vient de publier Du bon usage de la guerre civile en France (Perrin, 172 p., 14 €).

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Pour vous, la France n'évolue que par ruptures successives ?

La rupture est consubstantielle à notre histoire. J'ai examiné nos grandes ruptures. Il faut les guerres de religion pour passer du fanatisme religieux à une certaine forme de tolérance. C'est avec la Fronde que les privilégiés ont dû se soumettre à une certaine forme d'ordre. Après dix ans de révolutions, les contemporains auraient plutôt misé sur Cambacérès, Mme de Staël ou Benjamin Constant. Ils n'auraient jamais cité Bonaparte, qui incarnait la populace et qui allait pourtant, en l'espace d'un quinquennat, créer le socle de granit de la France : le franc, le Code civil, les lycées, l'université, le cadastre, les préfets. Lors de la révolution industrielle, la rupture pour faire passer la France du protectionnisme exacerbé à l'ouverture et au libre-échange est accomplie par Louis Napoléon Bonaparte, celui que les bien-pensants de l'époque traitaient de "crétin".

Comment expliquez-vous cette résistance au mode de la réforme ?

La France est incapable de faire des diagnostics partagés. Je provoque mes étudiants en leur disant que chaque matin, quand il se rase, Dominique de Villepin n'a qu'une seule idée en tête, précariser la jeunesse française, et que les patrons français n'ont qu'une seule obsession, licencier sans motif ceux qu'ils ont embauchés l'avant-veille. Avec de tels présupposés et une telle incapacité à négocier, il ne peut qu'y avoir des "guerres civiles" en France. La vraie question qui se pose aux jeunes n'est pas : est-ce que le gouvernement ultralibéral cherche à les précariser ?, mais comment, avec une croissance comparable à celle de ses voisins, la France crée si peu d'emplois et exclut du monde du travail les seniors et les juniors.

Ensuite, la France n'a pas réellement fait le choix de son régime politique : avons-nous un régime parlementaire ou présidentiel ? Les démocraties qui fonctionnent ont soit l'un soit l'autre. Dans les pays d'Europe du Nord, il existe deux grands partis, l'un, social-démocrate, qui, contrairement au Parti socialiste français, a fait le choix de l'économie de marché, et un parti chrétien-démocrate. Il existe deux chefs de parti, qui n'ont pas fait l'ENA et sont souvent issus du mouvement syndical. Ils ne font pas partie de l'"élite", au sens où on l'entend en France. Ils ont des programmes divergents, plus ou moins social ou libéral ; lorsqu'ils gagnent les élections, ils deviennent premier ministre et sont réélus une ou deux fois. Au bout de dix ou douze ans, on change de génération.

Dans un régime présidentiel comme aux Etats-Unis, le président est obligé de négocier avec le Congrès et ne peut rester à la Maison Blanche plus de huit ans. Après, c'est fini. Jimmy Carter et Bill Clinton donnent bien des conférences, mais ils sont écartés du jeu politique. En France, nous n'avons pas choisi. L'UMP soutient à peine le gouvernement et le Parlement n'a en fait aucun pouvoir. Les dirigeants font de la politique à vie et sont coupés du monde. Valéry Giscard d'Estaing fête ses cinquante ans de vie politique ; François Mitterrand est mort un an après avoir quitté l'Elysée après cinquante ans de vie politique. Jacques Chirac n'a fait lui que quarante-trois ans, et Lionel Jospin risque de se représenter.

Et les syndicats ?

Le syndicalisme en France est faible et divisé, alors qu'il est uni et représente les deux tiers de la population active dans les autres démocraties. Les corps intermédiaires n'existent pas : la Révolution française les a tous brisés pour établir une relation directe entre l'Etat et le citoyen. Il est donc assez logique que ce soit la rue qui ait pris la place du Parlement en France, d'autant plus que la moitié des Français ne participent pas à la vie politique : 20 % à 30 % ne votent pas, 15 % votent pour l'extrême droite et 10 % pour l'extrême gauche. C'est ce que j'appelle des Français "inutiles", qui ne participent pas à la vie politique du pays, sauf sous la forme de la contestation. La France est ainsi devenue le modèle de l'absence de réelle démocratie, en tout cas d'une réelle incapacité à la discussion, à la réforme ou au compromis.

Les choses vont-elles assez mal aujourd'hui pour qu'il y ait rupture ?

Les Français ont très souvent cette expression lorsque vous les interrogez : "Ça va péter." S'ils le disent, c'est que cela va assez mal pour qu'il y ait rupture. L'histoire nous offre trois scénarios.

Le premier - auquel je crois de moins en moins - est celui de l'accommodement, c'est-à-dire celui de la non-rupture, de la lente agonie. C'est l'exemple de la IIIe République. La Commune, qui est la plus terrifiante des guerres civiles, ne débouche sur rien. Adoptée à une voix près, la IIIe République est une alliance mi-chèvre mi-chou entre les orléanistes et les républicains les plus opportunistes. Elle prend un grand retard sur le plan social. Il faut plus de vingt ans entre le moment où on dépose la loi sur les accidents du travail et son vote, en 1898, pour reconnaître la responsabilité des employeurs en cas d'accident. Pendant ce temps, l'Etat-providence naît rapidement dans l'Allemagne ultra-conservatrice de Bismarck. La France, très ouverte sur le monde, se replie sur elle-même et rate la première mondialisation. Elle sait creuser des tranchées, mais pas construire des blindés. Pendant l'entre-deux-guerres, elle s'accommode de la menace allemande avec Munich et Vichy.

La plus longue de nos Républiques débouche ainsi sur une triste agonie. La deuxième en longueur, c'est la Ve République, qui connaît de nouveau un accommodement : une France pour laquelle la mondialisation est l'horreur absolue, l'Europe une menace, et qui veut rétablir la ligne Maginot pour se protéger du plombier polonais. Cette coalition hétéroclite qui dit non au monde, ou vit dans un monde imaginaire qui fait de plus en plus sourire les étrangers, a paradoxalement pour grand rassembleur Jacques Chirac. Il est l'anti-Charles de Gaulle des années 1940.

L'agonie de la Ve République, dont "l'esprit" est en fait bonapartiste, commence lorsque François Mitterrand accepte la cohabitation. La Ve République a beaucoup de défauts, si celui qui en est à la tête trahit ainsi son esprit. Si le peuple désavoue le président, il doit se démettre, comme l'avait fait Charles de Gaulle en 1969 et comme aurait dû le faire M. Chirac après la dissolution manquée de 1997 et le référendum perdu de 2005.

 

 

Quels sont les autres scénarios ?

Le deuxième scénario est celui de la "rupture-trahison". Notre histoire en offre deux superbes. La plus belle est celle de De Gaulle, qui arrive au pouvoir en 1958 avec une opinion qui croit que, comme elle, il est pour l'Algérie française, alors qu'il est persuadé qu'il faut s'en débarrasser. Pour faire cette rupture-trahison, il faut un charisme très fort, beaucoup d'autorité et de cynisme. Un cynisme porté par un grand dessein. La deuxième est celle de François Mitterrand, qui se fait élire en 1981 sur le thème de la rupture avec le capitalisme, et qui opère peu après la conversion de la France au "réel", c'est-à-dire à l'économie de marché.

Le troisième scénario est celui de la rupture-élan, qui consiste à accepter la modernité. Cela s'est produit avec Louis XIV après la Fronde, Henri IV à l'issue des guerres de religion, Bonaparte en 1799, puis avec Napoléon III en 1851. Au XXe siècle, la France connaît une rupture-affirmation avec le de Gaulle de la Résistance et de la Libération. A l'époque, les bastilles sont à prendre. Et de Gaulle réalise finalement le programme des "communards", qui est à la fois patriotique et social.

Vos hypothèses tablent toutes sur l'homme providentiel ?

C'est ce qui apparaît dans notre histoire, je n'y peux rien. On peut y trouver des causes historiques, notamment dans la faiblesse du lien syndicat - social-démocratie. La France n'a pas fait son deuil de la monarchie, alors qu'elle se croit révolutionnaire. Elle se pense l'héritière de la Révolution et affirme au monde qu'elle est le modèle à suivre en matière de démocratie, alors qu'elle ne l'est pas réellement.

Sur le CPE, quelle issue vous paraît la plus probable ?

La guerre d'aujourd'hui, c'est celle du courage contre l'égoïsme. Pour la première fois, les Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu'eux. Ces enfants vont devoir financer la retraite et la santé de leurs parents, leur propre retraite, et rembourser la dette publique, qui ne cesse de grossir. Un système de répartition où l'on vit trente ans après son départ en retraite, cela ne peut pas fonctionner sans réelle remise en question. J'ai ainsi calculé qu'avec mon espérance de vie je toucherai plus en retraite que l'ensemble de mes revenus d'activité ! Aux frais, bien évidemment, de la génération suivante, qui devra supporter ce poids. Le service de la dette représente l'équivalent de l'impôt sur le revenu. L'autre jour, Bercy a révélé que la dette n'était pas de 65,6 % du PIB, mais de 66,4 %. 0,6 % de PIB en plus, c'est 10 milliards d'euros, deux fois le budget du ministère de la justice, quatre fois celui de la culture, quatre fois l'ISF.

Assiste-t-on à une rébellion de la classe moyenne, dont le niveau de vie s'érode ?

Effectivement, les classes moyennes souffrent. Elles ont dit non au référendum européen, pour la première fois. Leur idéologie, c'est l'ascenseur social. A partir du moment où elles pensent qu'il est en panne, cela devient très grave. Il y a bien deux France, une France exposée et une France abritée, mais notre lecture des grilles sociales habituelles ne fonctionne plus. Les ouvriers et employés "protégés" votent socialiste, tandis que ceux qui sont "exposés" votent Le Pen ou s'abstiennent.

On est à la veille de la rupture. La rupture élan, pour moi, ce serait affirmer que le monde existe et que la France ne peut pas se couper de ce monde. Mais on ne peut exclure une rupture socialiste, qui risquerait d'être, une nouvelle fois, une rupture-trahison. Ce serait celle d'un parti qui arrive au pouvoir grâce aux voix des "protégés" et qui s'adapte ensuite au "réel". Car il sera obligé de le faire.

 

Propos recueillis par Sylvie Kauffmann et Arnaud Leparmentier Dessin Gianpaolo Pagni

 

 

La révolte annoncée des banlieues, inquiétude et espoir

Dominique Vidal, Michel Warschawski et Leila Shahid

Ce dernier dialogue a lieu fin novembre 2005. Le 27 octobre, deux adolescents, Zyed Benna et Buna Traoré, mouraient électrocutés dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois. Un troisième, Muhattin Altun, grièvement blessé, indiquait que tous trois tentaient d’échapper à un énième contrôle de police. Ce drame, suivi, le 30 octobre, du tir d’une grenade lacrymogène à quelques centimètres de l’entrée de la mosquée Bilal de la ville, a déclenché dans plus de 400 banlieues – sur fond de déclarations du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy vécues comme de véritables provocations – un mouvement de révolte sans précédent. Moins dans les formes qu’elle a empruntées – y compris une violence de jeunes adolescents, qu’ils ont retournée notamment contre les équipements collectifs de leurs propres quartiers – que dans son ampleur et sa durée, tandis qu’une loi de 1955, datant de la guerre d’Algérie et instaurant l’état d’urgence, était réactivée par l’Assemblée nationale. Les alertes des acteurs de terrain comme des chercheurs, pourtant, ne manquaient pas quant aux discriminations sociales, économiques, culturelles, mémorielles, qui traversent la société française et que subissent ces banlieues, et sur lesquelles vous avez eu l’occasion de revenir à plusieurs reprises. Palestinienne, Israélien, Français : à l’appui des deux ans et demi de votre aventure, quel regard portez-vous finalement sur cette actualité et sur ce qu’elle dit ?

Leila SHAHID – Ce qui m’a surprise, c’est précisément la surprise manifestée par une partie de la société devant ces événements. Lorsque ont éclaté ce que l’on a appelé les émeutes, j’étais à Bruxelles, pour prendre mes nouvelles fonctions en Belgique et auprès de l’Union européenne. Mais j’ai eu l’occasion de regarder la première émission de télévision, de plusieurs heures, consacrée à cette explosion des banlieues, à laquelle participaient à la fois des hommes politiques, des rappeurs, des sociologues... et enrichie de divers reportages. Or, quelle était la question récurrente des journalistes ? Ils n’avaient de cesse de demander : " Est-ce que vous comprenez ? " Comme si ces événements surgissaient de façon tout à fait imprévisible dans un ciel serein, étant de ce fait parfaitement incompréhensibles à l’honnête homme. Cette surprise et cette incompréhension-là sont symptomatiques de quelque chose qui ne fonctionne pas bien en France, d’une rupture de relations entre les médias, les instances politiques et les milieux populaires et même lorsqu’ils font l’effort de prendre le temps d’enquêter, les médias dévoilent en fait un état d’aveuglement sur la réalité sociale.

Une question d’un jeune de la cité de l’Ariane, à Nice, m’avait particulièrement frappée lors de nos débats : " Nous aussi, nous avons un mur ; l’avez-vous vu ? " ; lorsque je lui ai répondu par la négative, il a repris : " C’est normal, il nous sépare du centre-ville, mais il est transparent, invisible. " La surprise exprimée dans la société ou dans certains médias ou au cours de cette émission, c’est précisément la confirmation de ce mur. Celui d’une ségrégation spatiale, entre villes et banlieues, entre banlieues riches et banlieues pauvres, d’une ségrégation économique et sociale, d’une ségrégation politique aussi, qui s’est traduite concrètement par le fait qu’immédiatement, ce sont les " étrangers " qui ont été mis en accusation.

" Une révolte populaire "

C’est le démenti le plus cinglant à l’interprétation donnée de la révolte des banlieues par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy – et, avec lui, par une bonne partie des médias : le rapport de la direction centrale des Renseignements généraux (RG), daté du 23 novembre 2005, dont Le Parisien a publié des extraits le 7 décembre suivant.

" La France, estiment les RG, a connu une forme d’insurrection non organisée, avec l’émergence dans le temps et l’espace d’une révolte populaire des cités, sans leader et sans proposition de programme ". Les policiers affirment qu’" aucune manipulation n’a été décelée permettant d’accréditer la thèse d’un soulèvement généralisé et organisé ". Les islamistes, en particulier, n’ont joué " aucun rôle dans le déclenchement des violences et dans leur expansion " : ils auraient, au contraire, eu " tout intérêt à un retour rapide au calme pour éviter les amalgames ". L’extrême gauche, de son côté, " n’a pas vu venir le coup et fulmine de ne pas avoir été à l’origine d’un tel mouvement ".

Concernant la nature du mouvement, les RG précisent : " Les jeunes des cités étaient habités d’un fort sentiment identitaire ne reposant pas uniquement sur leur origine ethnique ou géographique, mais sur leur condition sociale d’exclus de la société française. " Le rapport ajoute toutefois : " Les jeunes des quartiers sensibles se sentent pénalisés par leur pauvreté, la couleur de leur peau et leurs noms. Ceux qui ont saccagé les cités avaient en commun l’absence de perspectives et d’investissement par le travail dans la société française. (...) Tout s’est passé comme si la confiance envers les institutions, mais aussi le secteur privé, source de convoitises, d’emplois et d’intégration économique avait été perdue. "

Redoutant la transformation des cités en " ghettos urbains à caractère ethnique ", les RG estiment le bras de la police " indispensable " mais " insuffisant " et concluent : " Il est à craindre que tout nouvel incident fortuit (décès d’un jeune) provoque une nouvelle flambée de violences généralisées. "

Mais la ségrégation existe aussi dans la lecture même de cette actualité. Lorsqu’un événement se produit en ville, nul n’en interroge le caractère compréhensible ou non. Dès qu’il a lieu en banlieue, si. Cette crise était pourtant prévisible. Combien de chercheurs ou d’observateurs sonnaient l’alarme ces dernières années, mais demeuraient eux aussi absents, invisibles, passés sous silence, dans le débat médiatique. Soudain, on leur a ouvert les plateaux de télévision.

Entre les années 1970, au cours desquelles j’ai découvert les banlieues françaises, et les années 2000, la société a évolué vers cette ségrégation. Je n’ai pas pour habitude d’intervenir sur le terrain de la politique française. Mais j’aime trop la France pour garder cette fois le silence. Or, j’ai observé dans la plupart des discours des responsables politiques, avec lesquels je peux m’identifier en tant que citoyenne, un total décalage avec ce que porte comme défi sociologique, politique, historique, la colère exprimée en banlieues.

J’ai entendu ce mouvement historique de révolte avant tout comme un cri de douleur et non de rejet ou de haine. Cri de douleur de ceux que l’on n’entend pas et que l’on ne veut pas entendre. De toutes les voix que j’ai entendues, celle que j’ai trouvée la plus authentique, la plus belle, la plus simple, c’est celle des rappeurs, qui apparaissent comme les plus beaux commentateurs de ce qui se passe en banlieues. Ce qui est le cas depuis plusieurs années déjà. Cela m’a beaucoup réconciliée avec la culture, qui doit interpréter la réalité... Les rappeurs sont en quelque sorte l’expression artistique de ce mouvement, avec une grande richesse d’improvisation formelle, ils cassent le rythme, font de la provocation justement pour susciter une réaction. Si certains de leurs textes, que je qualifierais de poétiques, ont été condamnés ou censurés, c’est précisément parce qu’on n’a pas voulu comprendre l’appel : " Aimez-nous parce qu’on veut vous aimer. "

Ces événements sont venus confirmer beaucoup d’observations que nous avions faites au cours de notre tournée dans les banlieues. Il y a là quelque chose à la fois de très profond et de très spontané de la part des plus rejetés du système économique, du système de production, du système éducatif. Et cela n’a rien à voir avec des stratégies d’organisations politiques, de mouvements islamistes ou d’associations.

Tandis que des journalistes nous demandaient si nous voulions " importer le conflit israélo-palestinien dans les banlieues ", nous avons expliqué au contraire pourquoi il nous semblait si important d’aller à la rencontre de citoyens ayant le sentiment de ne pouvoir, eux, venir de l’autre côté du mur transparent. Nous avons tenu à aller leur dire, ensemble, la réalité d’un conflit, l’existence de deux sociétés, la résistance de la société palestinienne pour demeurer une société saine, la diversité de la société israélienne, l’importance de l’existence des mouvements de paix. Quant à l’expression " Intifada des banlieues ", employée à la " Une " de certains journaux, elle n’émane nullement de ces jeunes qui, au contraire, veulent s’affirmer comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire comme des jeunes Français. Et ce n’est peut-être pas un hasard si certains leur accolent ce vocable arabe, " Intifada ", ou ont promis des " reconduites à la frontière ", les désignant dès lors comme étrangers à la société française, ce que toutes les enquêtes contredisent.

Dominique VIDAL – Je partirais de la même remarque : si trois personnes, évidemment parmi d’autres, n’ont pas été surprises par ces événements, c’est nous trois. Ce que nous avons constaté depuis près de trois ans nous a préparés à comprendre les raisons de cette révolte des banlieues. Il faut souligner et, étant français, je serais coupable de ne pas le faire, les responsabilités du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Son discours provocateur – " nettoyer au Kärsher ", " se débarrasser de la racaille " – a ouvert la voie à des comportements d’une partie de la police encore plus provocateurs que d’habitude. On saura un jour comment deux jeunes sont morts à Clichy électrocutés dans un transformateur, mais il semble, à en croire les fuites sur le rapport de l’Inspection générale des services (IGS), que la hiérarchie policière avait été informée que ces deux jeunes, en compagnie d’un troisième, y avaient pénétré. La Justice dira ce qu’il en est. Bref, on ne peut exonérer Nicolas Sarkozy de sa responsabilité – majeure – dans le déclenchement de cette affaire, qui plus est dans une perspective purement politicienne. Et je crains qu’il n’ait agi en fonction non de la situation des banlieues, mais de sa concurrence politique avec le Premier ministre Dominique de Villepin d’un côté, et avec des leaders de la droite extrême et de l’extrême droite Philippe de Villiers et Jean-Marie Le Pen de l’autre. Il tentait – et tente toujours, par une surenchère sécuritaire, de s’imposer à droite. On pourrait dire qu’il a mis le feu pour mieux l’éteindre et en tirer le profit politique. Y compris dans les banlieues, où les victimes des émeutes risquent de se tourner vers ceux qui sauront leur parler sécurité...

Mais tout de même, nous savons que, si ce détonateur a fonctionné, c’est qu’il y avait une poudrière que nous avions eu l’occasion de découvrir sur le terrain durant ces deux ans et demi. Ce cocktail explosif comportait trois composantes : une crise sociale, une crise post-coloniale (ou de discriminations raciales, si l’on préfère) et une crise de représentation politique.

Pour prendre la mesure de la crise sociale, il suffit de lire le dernier rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ZUS (1)), soit 752 quartiers peuplés de plus de quatre millions d’habitants. Ceux-ci concentrent deux fois plus de chômage, deux fois plus d’échec scolaire et deux fois moins d’établissements dentaires ou de santé que la moyenne du territoire français ; leur revenu fiscal moyen est de 40 % inférieur et la délinquance y est supérieure de 40 %. On se situe là dans une espèce de comble du comble de la ségrégation sociale.

Pour les jeunes issus de l’immigration, africaine ou maghrébine notamment, cette crise sociale est renforcée par un ensemble de discriminations – ce que Karim Bourtel (2) appelle le racisme non comme discours ou comme violence, mais comme système. C’est ce qui explique pourquoi ces jeunes ne bénéficient pas d’un accès égal au logement, à l’école, à l’emploi, à la santé, à la culture...

Troisième élément : l’absence, dans la plupart de ces quartiers, d’un espace politico-associatif organisé au sein duquel ces jeunes puissent s’exprimer. Faute d’un tel cadre d’action, ils n’ont pas entrevu d’autre choix – et je ne le partage pas – que de brûler à la fois des symboles des discriminations qu’ils subissent et de la consommation qui leur est interdite. Attention : ce cocktail explosif ne s’est pas formé en quelques mois, mais sur la longue durée. Comme le disait, en novembre 2004, la Cour des comptes, qui n’est pas un groupuscule gauchiste, " cette situation de crise n’est pas le produit de l’immigration. Elle est le résultat de la manière dont l’immigration a été traitée (...) les pouvoirs publics sont confrontés à une situation qui s’est créée progressivement au cours des récentes décennies (3) ".

Ce qui m’a beaucoup frappé dans les débats, une fois ces chiffres et ces analyses présentés, c’est la difficulté à résoudre deux questions : celle de l’issue et celle du mouvement social capable de porter cette solution.

Concernant l’issue, la vraie question est : va-t-on résoudre le mal-être des banlieues par la promotion d’une petite élite – une sorte de " beurgeoisie " – à laquelle on demandera, en échange des avantages proposés, de maintenir l’ordre dans les " communautés ", ou bien par la promotion de la masse des jeunes de ces banlieues, et notamment ceux issus des immigrations africaine ou maghrébine.

Soyons clairs : je ne crois pas qu’il faille mépriser les petites avancées. Je déteste l’expression " discrimination positive ", qui résulte d’ailleurs d’une erreur – intentionnelle ? – de traduction : en américain, cela s’appelle positive action, affirmative action. Ainsi, par exemple, il me semble très positif que quelque deux cents jeunes soient entrés à l’Institut d’études politiques de Paris par le biais d’une convention passée avec des lycées de zones d’éducation prioritaires (ZEP). Et il serait bon que ce système puisse s’étendre à toutes les grandes écoles françaises. Mais cela, en tout état de cause, n’assurerait que la promotion de quelques centaines de jeunes, alors qu’il s’agit d’en promouvoir des centaines... de milliers !

Dans cette révolte des banlieues, on a touché du doigt l’incapacité des responsables politiques, de la gauche – officielle – comme de la droite, d’entrer dans ce débat. Pour une raison simple : contrairement aux conflits sociaux, qui peuvent être surmontés par la médiation des syndicats, voire par des compromis entre syndicats, patronat et État, la question des banlieues ne se résoudra que par des réformes radicales et coûteuses. Il s’agit de casser la ghettoïsation, donc d’imposer la mixité sociale, notamment en construisant 20 % au moins de logements sociaux dans toutes les villes, comme l’exige la loi Solidarité et renouveau urbain (SRU), qu’un grand nombre de villes refusent d’appliquer, préférant payer des amendes. Il s’agit aussi d’impulser une nouvelle politique de l’emploi, de l’école, de la santé, de la culture... Bref, il s’agit de rompre avec les politiques néo-libérales voulues par le Fonds monétaire international (FMI), la commission de Bruxelles, mais aussi nos gouvernements de droite et – avec des différences, mais à la marge – de gauche. Un tel débat est exclu pour une grande partie des appareils politiques français.

La seconde chose qu’a révélée au grand jour la révolte des banlieues, et que nous avons vécue parfois à travers la difficulté à mettre sur pied tous ces débats et ces rencontres, c’est le désert politique, syndical et associatif en leur sein. Jamais cette révolte, je le répète, n’aurait eu les caractéristiques qu’elle a eues, c’est-à-dire des milliers de jeunes brûlant des voitures, des écoles et des magasins, si la gauche n’avait déserté ces banlieues (4). Non pas volontairement, mais en liaison avec le départ progressif de " Français de souche " pouvant accéder ailleurs à un autre habitat, souvent en l’achetant.

Même le Parti communiste n’a pas échappé au phénomène. Il a sans doute conservé des bastions dans les banlieues, mais ceux-ci s’avèrent souvent plus institutionnels que militants. Même s’il faut reconnaître les efforts déployés par les militants communistes pour maintenir le lien entre les populations en général et les jeunes de ces quartiers. Quant au mouvement altermondialiste, il n’a pas pris racine dans ces banlieues : il demeure un mouvement de centres-ville, un mouvement intellectuel et de classes moyennes plus qu’un mouvement ouvrier et a fortiori de ces banlieues. Mais la révélation pour ceux qui ne s’y intéressaient que de loin, c’est qu’aucun des mouvements issus de l’immigration et notamment de la marche pour l’égalité de 1983 n’a comme chacun l’a d’ailleurs reconnu, " touché sa bille " : pas plus les mouvements du type du " Collectif des musulmans de France " proche de Tariq Ramadan, que le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), les " Motivés " de Toulouse ou encore de nouveaux venus comme les " Indigènes de la République "...

Or, il est évident qu’il s’agit là d’une question clé. Si le mouvement de ces jeunes ne parvient pas à se structurer, à se donner une autonomie réelle grâce à laquelle il pourrait former ses propres cadres et élaborer ses propres objectifs, mais en même temps à bâtir des ponts comme, pour notre part, nous avons essayé de le faire, entre ces mouvements et l’ensemble du mouvement populaire, alors je ne sais pas où nous irons. La révolte des banlieues ne se résume pas à ceux qui brûlent des voitures ; nous avons rencontré d’autres jeunes, qui veulent apprendre, discuter, comprendre, construire et donc lutter. Ce vivier de jeunes, qui désirent et souvent savent prendre des initiatives diverses, multiples, a besoin à la fois d’autonomie et d’alliances.

Leila SHAHID – Dans le Nord, à Roubaix, à Tourcoing, à Mons-en-Bareuil, dans le Sud, dans les quartiers Nord de Marseille et ailleurs, nous avons eu la chance de participer à de vraies rencontres, et je garde en mémoire des visages, des plaisirs réels. J’ai pu aussi constater avec satisfaction que le fait d’aller vers eux contribuait à produire des idées, des pratiques, des rêves réalisables, des concerts, des livres, avec le sentiment de réhabilitation de leur dignité. On a pu mesurer combien la seule identification avec la Palestine, c’est la réhabilitation de la dignité, du respect, et le désir de coexistence dans la différence.

La tentative de présenter leur révolte, née ce 27 octobre à Clichy-sous-Bois, comme une révolte de cités arabo-musulmanes contre la civilisation française, comme la manifestation du " clash de civilisations " que certains appellent de leurs vœux, a fait long feu. Après deux ans et demi, dans l’une des villes où nous avons participé à un débat avec quelque 600 personnes, Michel et moi avons été surpris d’être chaudement félicités pour nos propos, tandis qu’en revanche les mêmes personnes – " françaises de souche ", dans l’assistance, affirmaient ne pas comprendre pourquoi Dominique, pour sa part, intervenait sur la réalité des discriminations en France, de l’échec scolaire, du chômage, en citant les chiffres officiels et les travaux de recherche les plus sérieux sur ces questions. Une telle réaction était très significative de la difficulté de certains milieux à reconnaître la réalité sociale, économique et politique des banlieues. Or, Dominique concluait ainsi ses interventions : nous pensons qu’il n’y a pas d’issue sans alliance entre le mouvement social progressiste des jeunes des villes avec les jeunes des cités. En tant que citoyens militants, nous considérons comme un devoir d’y contribuer. Tout cela apparaît évident au grand jour aujourd’hui, après la révolte des banlieues.

Un tel trio était important aussi pour un militant israélien et une militante palestinienne considérant que la France est aussi un exemple de pratiques politiques. Nous ne sommes pas deux citoyens étrangers arrivant dans une bulle : je pense que la France représente aussi une terre de pratiques citoyennes, républicaines, laïques. Elle est héritière non pas seulement d’un jargon égocentrique, mais aussi d’un passé historique fort de ses solidarités. Aussi, sommes-nous de ceux qui pensent qu’il faut participer à cette alliance et la construire ensemble.

Michel WARSCHAWSKI – Pour rebondir, je commencerai par la conclusion que je me suis permis d’exprimer à l’occasion d’un colloque d’historiens, à Blois, sur le modèle français vu de l’extérieur : ce modèle, dans lequel ma génération encore a grandi, n’existe plus. Si l’on compare ce modèle intégrateur français au modèle multiculturel que l’on décrit souvent en France comme un modèle ségrégationniste, on constate pourtant que la ségrégation sévit en France aussi. Guerre des modèles ? Je ne crois pas que la question se pose en ces termes. Mais il faut bien revenir en revanche sur ce qu’indique la surprise manifestée par ceux qui ne perçoivent pas la réalité de ces ségrégations, et dont parle Leila, pour réfléchir au profond défi actuel.

La surprise est typique d’une situation où l’" intégration " ne fonctionne pas, c’est-à-dire où se forment des murs dans la société et où, dès lors que l’on propose de regarder de l’autre côté, se manifestent malaise et incompréhension. Comme si l’on pouvait se suffire de voir de son propre côté du mur, à l’intérieur de sa tribu, en développant éventuellement des idées généreuses concernant l’autre côté, mais sans jamais connaître ceux qui y vivent ni ce qui s’y joue. L’autre n’est plus un sujet, il devient au mieux l’objet d’une analyse, peut-être d’une empathie, voire d’une condescendance.

Lorsque a éclaté l’Intifada, la société israélienne a été surprise. Mais elle ne l’a pas été qu’à cette occasion. Elle l’a été aussi, dans les années 1960, face au mouvement des Panthères noires (5) en Israël ; ou lorsque le Shass (6) a obtenu quatre mandats. Première surprise, la découverte de l’existence du Shass ; deuxième stupéfaction, le doublement de ses mandats, quatre ans plus tard, lorsqu’il a obtenu huit sièges a la Knesset, le Parlement israélien ; troisième enfin, lorsque, quatre ans plus tard encore, il triple ses voix. Cet ébahissement, manifesté dès lors qu’un tel mouvement apparaît sur la scène, constitue le symptôme d’une méconnaissance de ce qui se passe à l’intérieur même de la société, dans les villes pauvres, celles du sud d’Israël en particulier. Ce qui a manqué, ce ne sont pas les outils de compréhension, mais la volonté de voir et de sortir de la connaissance de sa seule tribu.

Dans une telle perspective, les explications passent forcément par des discours sur la culture de l’autre, son " essence " supposée, son être ; ici, en France, on dira " c’est l’islam ", ou bien " c’est la polygamie ". Dans une société véritablement intégrée, on ne peut être surpris. On peut être d’accord ou non, exprimer une harmonie ou un rejet, mais pas la surprise. Dès lors, quel est le risque ? Celui de rejeter les principes du pacte républicain lui-même au nom de son dysfonctionnement, d’entrer, d’un point de vue institutionnel, dans un modèle multi-ethnique à l’anglo-saxonne, chaque " groupe " étant assigné à rester dans l’entre-soi, ou bien se projeter vers un horizon de " clash des civilisations ".

Ce qui se joue dans les banlieues ne relève pas que d’une question sociale. Ce refus de voir l’" apartheid social " et l’" apartheid culturel " indique combien la question post-coloniale et identitaire est une dimension française à laquelle la gauche n’est pas encore préparée. Or, on ne peut faire l’impasse de cette dimension. Et pourtant, nous faisons face à une difficulté intellectuelle, politique, de la gauche française à admettre qu’à la question sociale se mêle la question post-coloniale.

Je ne reconnais pas du tout dans les brûleurs de voitures les jeunes que nous avons rencontrés. Je ne précise pas cela pour émettre un jugement. Mais nous avons dialogué avec des cadres, au moins potentiels, des jeunes qui réfléchissent à ce qu’est et à ce que pourrait être la citoyenneté dans la différence, à ce que pourrait être un mouvement social intégrateur. Ces jeunes-là sont tout autant les banlieues. À Marseille, par exemple, où il s’agit moins d’une banlieue que d’un quartier dans la ville, les voitures n’ont pas brûlé, et il faut remarquer entre autres que là, les jeunes sont organisés. Il y a donc un problème de visibilité et d’invisibilité, dont je serais prêt à parier qu’elles sont inversement proportionnelles aux réalités.

Ensuite, mais cela s’inscrit dans la même logique, se posent concrètement les questions liées aux déserts politiques et à l’extériorité des pratiques comme des discours de ceux qui ont pourtant su exprimer leur compréhension de la colère manifestée dans ce mouvement, leur empathie avec les raisons de la colère des jeunes, leur critique et leur condamnation de la politique du gouvernement, de la provocation, de la répression, de l’état d’urgence... L’une des raisons d’être, presque le drapeau que notre initiative a voulu porter, dans la continuité de la neuvième mission de protection civile de l’Union juive française (UJFP) et de l’Association des travailleurs maghrébins de France (AMFP) et du colloque organisé par Joss Dray à Saint-Denis, c’est, je le répète une fois encore, le concept du taayoush. Il est paradoxal de partir du conflit en Palestine, lequel est un conflit militaire, violent, avec des tanks et des avions de chasse, qui a engendré plusieurs milliers de morts, pour porter non le conflit, mais le taayoush. Pour dire " vous êtes en manque terrible de taayoush ". Ce n’est pas une question subsidiaire, mais le cœur de la question. Et pourtant, lorsque Leila Shahid est venue ainsi débattre dans certaines villes, se sont créés dans les quartiers des liens qui, avant, n’existaient pas, entre des municipalités et des groupes de jeunes en quête de reconnaissance et de légitimité avec l’objectif de mener des actions, précisément dans leurs quartiers, et pas forcément d’ailleurs pour la Palestine. Dire la nécessité du taayoush semble en avance sur une réalité qui n’existe malheureusement pas encore.

Je voudrais ajouter une réflexion sur un aspect secondaire par rapport à ces événements, mais qui me semble important pour notre initiative : parmi tous les équipements brûlés, on ne compte pas une seule synagogue. Cela ne nous surprend évidemment pas pour ce qui nous concerne. Mais il faut souligner combien cela contredit de façon catégorique les thèses ou la propagande – de ceux qui ont cherché à établir un trait d’union entre banlieues et antisémitisme. Cela confirme au contraire qu’on est face à une grande révolte, mais qu’elle ne relève en rien du confessionnel et très spécifiquement n’a rien d’anti-juif. Dans un quotidien israélien, Ha’aretz, Alain Finkelkraut (voir page 114) finit par évoquer un " pogrom contre la République ", et affirme : " Lorsque l’on s’attaque à la France, on s’attaque aux Juifs " ; en s’attaquant à la civilisation, on s’attaque à la civilisation judéo-chrétienne (7). En réalité, on le voit là : tout le mensonge entretenu durant quatre ans, selon lequel les banlieues seraient gangrénées par l’antisémitisme, tombe. Ce discours va-t-il être remplacé par un autre, le discours civilisationnel ?

Dominique VIDAL – Cela fait trois ans qu’au nom de l’" affaire du voile ", on a divisé tout le mouvement ouvrier, syndical, démocratique, associatif. Or, dans la première grande révolte des banlieues, il n’y a pas eu une once de religieux, pas de rôle pour l’islam et encore moins pour les islamistes. Même les tentatives de ces derniers pour rétablir le calme ont fait long feu, y compris cette étrange fatwa anti-violences de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) – ses responsables expliqueraient-ils la violence par l’islamité (8) ? Bref, l’épouvantail islamiste est apparu dans sa réalité : une opération de diversion politicienne. Quand ceux qui l’ont menée, à gauche comme à droite, allant jusqu’à dénoncer une volonté d’" islamisation de l’Occident ", feront-ils leur autocritique ?

Leila SHAHID – Les questions liées au mode d’organisation des relations dans la société et au rapport à la laïcité se posent aussi à propos de la Constitution palestinienne. Quelles relations articuler, par exemple, entre les religions et l’État ? Quelle place pour le droit, faut-il des tribunaux dépendant du religieux, comment définir une laïcité s’adaptant à la réalité historique palestinienne, à celle du monde arabe, et partant aux musulmans du XXe siècle ? Comment tenir compte notamment des mouvements de réforme qui les ont marqués ? Il nous faut inventer des formes de laïcité correspondant à ces réalités. Elles ne calqueraient pas forcément sur laïcité française, mais elles pourraient apprendre énormément.

Michel WARSCHAWSKI – Ces questions se posent aussi, sous d’autres formes, à la société israélienne. Comment définir une citoyenneté dans un État qui s’est construit non seulement en référence à la religion mais aussi aux différentes communautés nationales qui composent la société ? Il nous faut savoir appréhender ces réalités, ces spécificités, ces évolutions, sans sombrer dans le particularisme. Il est vraisemblable que la construction de l’Europe changera aussi les champs d’appartenance multiples des citoyens qui la composent et leur perception identitaire. Celle-ci sera à la fois nationale et élargie à des espaces plus vastes ; elle comportera de nouvelles dynamiques qui devront tenir compte des communautés extra-européennes et des élargissements à venir.

Je voudrais terminer en disant ici ce qui peut motiver notre optimisme. Nos deux ans et demi de tournée, comme ce qui s’exprime avec force aujourd’hui, portent à réfléchir à la suite. En dépit des sollicitations pour poursuivre cette aventure dans d’autres villes et d’autres banlieues, il me semble qu’il faut imaginer une autre étape. Et ce, non pas seulement parce que Leila est appelée à d’autres fonctions comme ambassadrice de la Palestine à Bruxelles et auprès de l’Union européenne. Mais pour d’autres raisons, de fond.

D’abord, parmi les animateurs de ces débats, nombre d’idées ont émergé pour poursuivre autrement cette aventure et perpétuer un travail de transmission. Nos amis lillois envisagent par exemple de mettre en réseau les expériences et d’organiser d’autres formes de rencontres. Comme des tournées thématiques. Ils envisagent d’inviter des femmes, israéliennes et palestiniennes, à parler avec les femmes des quartiers lillois. Ce qui suppose un minimum de structure. Ensuite, parce que la jeunesse ne peut que nous rendre optimistes. Qu’il continue à y avoir des prises de paroles du même type, c’est-à-dire avec trois regards, semble important. Mais je crois qu’il faut aujourd’hui rajeunir ces regards. Or, et c’est ce qui motive mon optimisme, une nouvelle génération a émergé aussi en Palestine et en Israël, comme le confirment, ici en France, les interventions extrêmement efficaces des dirigeants de l’Union générale des étudiants palestiniens (GUPS) ou celles des jeunes militants israéliens de Taayoush, ou encore de ceux que l’on nomme les " anarchistes contre le mur ". Des jeunes, ici et là-bas, qui ne pratiquent pas la langue de bois, mais s’inscrivent résolument dans leurs réalités spécifiques, pour les transformer ensemble.

(1) Voir sa synthèse : www.ville.gouv.fr/pdf/editions/obse...

(2) Karim Bourtel et Dominique Vidal, Le Mal-être arabe, op. cit.

(3) www.ccomptes.fr/cour-des-comptes/pu...

(4) Lire, notamment, Olivier Masclet, La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.

(5) Panthères noires : nom du mouvement de révolte de jeunes israéliens d’origine orientale (marocaine en particulier), au début des années 1960, contre la discrimination dont étaient – et sont toujours encore – victimes les populations juives de culture arabe.

(6) Shass : parti religieux ultra-orthodoxe créé au début des années 1980 par l’ancien grand rabbin sépharade d’Israël, Ovadia Yossef, pour créer des liens entre l’électorat juif de culture arabe et son héritage culturel. Pour une forte minorité de juifs orientaux, le Shass est devenu leur parti, sans qu’ils partagent nécessairement la dimension religieuse de son idéologie.

(7) Haaretz, Tel-Aviv, 18 novembre 2005.

(8) Voir Le Monde, 7 novembre 2005.

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En France, le dialogue social doit-il obligatoirement passer par un bras de fer ?

 


Le mécanisme semble bien réglé : on impose d’abord, on négocie après. Entre-temps, chaque fois, la révolte est dans la rue. Qu’il s’agisse des retraites, du « smic jeunes », ou aujourd’hui du CPE, les réformes sont présentées par des ministres « droits dans leurs bottes », récoltant un refus tout aussi radical, au prix d’une paralysie des universités, d’une mobilisation coûteuse, sous les yeux réjouis des médias. L’affrontement plutôt que la négociation, le passage en force plutôt que le compromis : le bras de fer en guise de dialogue social serait-il une spécialité française ? Plus qu’un choix raisonné de politique, il semble être un véritable réflexe. Au fil de plusieurs livres, le sociologue Philippe d’Iribarne a étudié, en les comparant à d’autres cultures politiques, les origines de ce particularisme. Il publie aujourd’hui L’Etrangeté française, où il interroge l’avenir de notre modèle social aux prises avec la mondialisation.

Télérama : En voyant les étudiants manifester et occuper les universités, tandis que le gouvernement campe sur ses positions, quelles sont vos réflexions ?
Philippe d’Iribarne : Dans cette affaire, le Premier ministre joue une partition traditionnelle : il se veut l’homme des Lumières qui va éclairer le peuple, lui montrer qu’il est mal informé, qu’il a tort. De sa part, reculer ou négocier serait se montrer électoraliste et démagogique. Seulement le contrat première embauche, voulu comme un outil technique pour favoriser une meilleure fluidité de l’emploi, est perçu sous un tout autre registre, celui de l’honneur : « Pourquoi pourrions-nous être congédiés d’un claquement de doigts ? », « Pourquoi ne pas nous traiter comme tout le monde ? », dénoncent les étudiants. La question qu’ils posent est : qu’est-ce qui est digne ou pas ? C’est l’imaginaire de la domesticité qui resurgit. Le thème de l’humiliation a été également très présent lors des événements qui ont touché les banlieues cet automne.



Télérama : Cette logique de l’honneur est selon vous une spécificité française. Pourquoi ?
Philippe d’Iribarne : En Allemagne, devant un conflit de ce genre, on va immédiatement se mettre autour d’une table et travailler jusqu’à ce qu’on trouve un compromis. Pour nous, le compromis est vil, pas très loin de la compromission : ne parle-t-on pas de « consensus mou » ? On rêve d’une unanimité « naturelle » sur des idées indiscutables tant elles sont pertinentes !
Cette différence de culture remonte à loin. L’Angleterre du XVIIIe siècle, par exemple, est très inspirée par le philosophe Locke dans sa lutte contre le despotisme. Au même moment, les penseurs de la Révolution française, en particulier Sieyès, dénoncent les privilégiés, mais avec cette question : pour fabriquer de l’égalité, faut-il supprimer tous les privilèges, ou faire en sorte que tout le monde devienne privilégié ? La question perdure aujourd’hui. Nous plaidons pour l’abolition des privilèges (en tant que citoyens, par exemple) et en même temps nous aspirons à être tous privilégiés. Voyez par exemple les réactions lorsqu’on propose l’apprentissage à 14 ans, ou la suppression du collège unique. Les citoyens se dressent, parce qu’ils perçoivent ces mesures comme des atteintes à la conquête d’avantages pour tous.



Télérama : En fait, c’est l’égalité qui structure notre imaginaire politique ?
Philippe d’Iribarne : Oui, et ce souci d’égalité symbolique est lié à notre histoire, en particulier à la critique, à l’époque révolutionnaire, de tout lien de subordination. Les Anglo-Saxons s’en sont sortis grâce, paradoxalement, à l’idée de propriété : chacun est propriétaire de lui-même et de ses œuvres, vendre son travail comme un artisan vend sa production n’est pas dégradant, au contraire. Aux Etats-Unis, la distinction entre emplois précaires et emplois stables n’est pas aussi nette qu’ici, et un travailleur peut parfois être « congédié » brutalement sans qu’il se sente atteint au plus profond de sa dignité... même si cette expérience n’a rien d’agréable. Chez nous, au contraire, le travail risque toujours de devenir sujétion. Et dans le fait de se soumettre à autrui, il y a quelque chose d’indigne. Les moines et les domestiques se sont ainsi trouvés exclus du droit de vote au motif qu’ils n’avaient pas l’autonomie de pensée qui fait le citoyen ! La Révolution a fait une lecture ravageuse de la situation de subordination et, pendant tout le XIXe siècle, le statut même de salarié était sujet à caution : le salarié étant subordonné, n’est-il pas au fond un larbin ?
Pour compenser ce doute, il a fallu construire un système où tout métier, même au bas de l’échelle, est entouré de statuts, de reconnaissances écrites ou non, de protections. C’est ce qui fait la dignité de chacun dans notre système.



Télérama : C’est ce qu’on appelle nos avantages acquis, que nous défendons et dénonçons à la fois ?
Philippe d’Iribarne : Aujourd’hui, nous vivons une véritable tectonique des plaques. Dans la première plaque, nous avons cette culture des statuts et des protections, même si tous les métiers ne sont pas égaux de ce point de vue. Dans la seconde progresse l’idée d’une régulation des places par le marché. Idée qui ne fait pas problème pour les Anglo-Saxons : alors que nous percevons le marché comme fondamentalement injuste, ils l’envisagent comme un juge de paix, qui rend ses verdicts et détermine en toute impartialité les gagnants et les perdants. Dans une telle logique, un perdant ne se pense pas comme un raté, il se dit qu’il traverse une mauvaise passe et qu’il va rebondir, quitte à cumuler trois boulots de promeneur de chiens… Ce sont deux logiques totalement contradictoires.
Le CPE, visant à flexibiliser l’emploi, va évidemment vers la logique du marché. Pour la gauche socialiste, c’est insupportable, mais elle s’est mise dans une contradiction dramatique en disant d’un côté que les individus doivent garder leurs « avantages acquis », de l’autre que la mondialisation est une bonne chose. Or la mondialisation conduit forcément à une marchandisation des personnes et à une destruction de leurs protections. Alors comment concilier ces imaginaires ? A droite, on dit que la concurrence est inévitable. A gauche, on s’en sort en disant : tous les citoyens sont performants dans le domaine économique si on leur procure un bon niveau d’enseignement.



Télérama : Et ailleurs, le choc entre ces deux logiques est-il moindre ?
Philippe d’Iribarne : Comme nous, les Allemands peinent à combiner trois exigences : une économie très ouverte, des statuts forts (CDI, 35 heures, salaire minimum, etc.) et un bas niveau de chômage. Actuellement, toutes les sociétés occidentales réussissent à combiner deux de ces termes, pas trois. Les Anglo-Saxons obtiennent une économie ouverte et un bas chômage, mais au prix d’une marchandisation des personnes et d’un grand nombre de travailleurs pauvres. Les Danois, qu’on cite si souvent en modèles, combinent société ouverte et bas chômage, au prix d’un dirigisme envers les individus qui serait difficile à vivre pour les Français. En France, c’est l’impensé qui nous amène dans l’impasse. Contre le discours un peu rigide de la dignité, certains ont la tentation de faire table rase du passé et de dénigrer tout notre système. Il vaudrait mieux comprendre nos contradictions et les dépasser.



Télérama : Comment ?
Philippe d’Iribarne : Je vois au moins deux directions. D’abord, renoncer à la sacralisation du marché. En inscrivant le développement de la concurrence dans le traité de Rome de l’Union européenne en 1958, on a enclenché une mécanique infernale. A quoi bon fiche en l’air la vie de tous pour que quelques-uns deviennent plus riches ? Le « non » des Français et des Néerlandais au référendum européen en 2005 a été un coup de semonce, et il semble urgent de sortir de notre aveuglement. Le marché doit être cadré. On y viendra, forcément… On devrait avoir au minimum le pragmatisme des Américains : ils sont libéraux quand ça les arrange, mais quand une société de Dubai veut racheter leurs installations portuaires, ils savent devenir protectionnistes…
Ensuite, il faut s’interroger sur les tabous liés à notre vieille logique de l’honneur, et renouveler notre vision des métiers. Par exemple, il est important de « donner leurs lettres de noblesse », comme disait Claude Allègre, lorsqu’il était ministre de l’Education, aux filières techniques et à l’apprentissage, de mettre de l’argent dans les formations, dans l’accompagnement des chômeurs. Non, il n’est pas déshonorant d’être accompagné dans sa recherche d’emploi. Oui, il est urgent de sauvegarder, voire de recréer, la dignité des métiers.

Propos recueillis par Dominique Louise Pélegrin



Télérama n° 2932 - 21 mars 2006

 

 

 

 

La France est-elle menacée par le communautarisme ?

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Juifs, musulmans, Noirs, Blancs… Les communautés, réelles ou imaginaires, deviennent le centre de gravité du débat en France. Faits divers, banlieues, problèmes de société… En présentant comme un tout, uni, « la » communauté musulmane ou « la » question noire, par exemple, cette vision essentialiste amalgame, caricature, se nourrit de la peur de l’autre. Et le vocabulaire ethnico-religieux répandu par une partie des élites de notre pays, à droite comme à gauche, évite soigneusement d’aborder de front les questions économiques et sociales. Qui sont souvent plus centrales que la question religieuse. Ce discours, qui assigne chacun à une identité, prépare-t-il un dangereux « choc des communautés » ? Michel Wieviorka, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dresse le portrait d’une France en pleine crise identitaire.

Télérama : L’« ethnicisation » du débat correspond-elle à une réalité sur le terrain ?
Michel Wieviorka : La question n’est pas nouvelle. Dès la fin des années soixante, on a assisté à une poussée des identités régionales, bretonne et occitane, par exemple. Les Juifs, à la même époque, sont devenus plus visibles ; encouragés par les travaux des historiens, en particulier ceux de l’Américain Robert Paxton, ils ont imposé un autre regard sur le rôle de la France de Vichy dans leur déportation. On pourrait citer aussi le réveil arménien : après la phase terroriste des années soixante-dix, il a abouti, sous le gouvernement Jospin, à la reconnaissance du génocide de 1915. Mais, malgré toutes ces poussées identitaires, peu de communautés concrètes existent aujourd’hui en France. Prenons les « banlieues » : on y trouve évidemment des noyaux de vie communautaire, mais ces quartiers, qui accueillent souvent des populations venant d’une vingtaine ou d’une trentaine de pays différents, sont peu structurés sur un mode communautaire. Il est rare que des territoires soient nettement marqués par des appartenances culturelles ou religieuses.

Télérama : A partir de quand, alors, peut-on parler de communautarisme ?
Michel Wieviorka : Quand il y a fermeture du groupe sur lui-même et subordination des individus à sa loi. La femme est souvent la première à être soumise à cette loi du groupe, avec les mariages forcés, par exemple. Le communautarisme commence quand un groupe refuse les mariages mixtes et qu’il met en place ses propres institutions, écoles, hôpitaux, services sociaux. A cet égard, l’évolution au sein du monde juif est significative. Erik Cohen, un sociologue israélien qui vient d’enquêter en France, a montré une tendance à la communautarisation. Le nombre d’enfants scolarisés dans des écoles juives a considérablement augmenté depuis une quinzaine d’années. Parfois, il est vrai, pour des raisons de sécurité. Allons-nous, pour autant, vers un conflit entre la République et les identités particulière ? Pas nécessairement. Regardez comment l’islam a volé au secours de la République lors de l’enlèvement des journalistes Chesnot et Malbrunot en Irak. Des délégués du Conseil français du culte musulman (CFCM) sont allés à Bagdad demander leur libération, en affirmant à la fois leur identité musulmane et leur adhésion aux valeurs républicaines.

Télérama : Mais, en encourageant ce type de démarches, alors que le CFCM a été créé pour réglementer le culte et non pour représenter les musulmans, l’Etat ne joue-t-il pas la logique communautaire
Michel Wieviorka : Certes, il y a un petit côté postcolonial, comme si l’Etat avait dit à cette délégation : « Vous allez nous donner un coup de main puisqu’on vous a reconnus… » Mais ça n’empêche pas divers acteurs musulmans d’agir de leur propre initiative. On l’a vu lors des émeutes de cet automne quand des imams ont demandé aux jeunes de ne pas se livrer à la violence. J’ajoute que les musulmans ne se reconnaissent pas forcément tous dans le CFCM.

Télérama : Justement : on parle souvent de « la » communauté musulmane ou de « la » communauté juive comme si elles formaient un tout homogène. Ces « communautés » ne sont-elles pas imaginaires ?
Michel Wieviorka : Bien sûr ! L’anthropologue américaine Benedict Anderson l’a expliqué dans son fameux livre sur les nations, Imagined Communities, les communautés imaginaires (1). De plus en plus, l’appartenance à une communauté repose sur une décision personnelle. Elle est alors non pas imposée, mais choisie. Et elle ne se définit pas de la même façon pour tous ses membres. L’identité juive, par exemple, n’est pas facile à cerner : comme l’a joliment dit Richard Marienstras dans Etre un peuple en diaspora (éd. Maspero, 1975), le fait que les Juifs passent leur temps à se demander ce qu’est l’identité juive est, peut-être, la définition même de cette identité ! Tous les Juifs ne sont pas croyants, n’ont pas non plus la même attitude à l’égard d’Israël, ni la même appréhension de la menace que constitue l’antisémitisme actuel.

Télérama : Pourtant, le CFCM, pour les musulmans, et, depuis peu, le Cran, Conseil représentatif des associations noires, semblent reproduire le modèle communautaire du Crif, le Conseil représentatif des institutions juives...
Michel Wieviorka : Les Juifs de France ont plutôt réussi leur intégration. Ils ne se heurtent pas à des discriminations, à des difficultés d’accès à l’emploi, à l’école, au logement. Ils subissent par contre des menaces, de la haine, des violences. Je qualifie leur mode d’intégration de « postrépublicain », car il conjugue la plus grande adhésion à l’idéal républicain et une forte visibilité : ils sont reconnus dans l’espace public. Evidemment, leur modèle donne des idées à certains et du ressentiment ou de la jalousie à d’autres…

Télérama : Quand le chef du gouvernement et de nombreux ministres assistent au dîner annuel du Crif, n’est-ce pas encourager le communautarisme ?
Michel Wieviorka : Le Crif n’est en rien contraire à l’idéal républicain. Mais faut-il généraliser ce type d’instance ? En janvier dernier, au dîner du Cran, cette jeune fédération d’associations noires qui se propose de lutter contre le racisme et de promouvoir la diversité, il n’y avait quasiment aucun homme politique. Mais il est vrai que le Cran n’a ni l’âge du Crif, vieux de plus de soixante ans, ni sa légitimité historique. Nous sommes dans un pays où se constituent, qu’on le veuille ou non, des identités particulières – pour éviter le mot « communautés » – qui demandent à être reconnues dans l’espace public. Avec le risque que se développent des lobbies. Mais ce phénomène a aussi un aspect positif : dans une période de pertes de repères et de crise sociale, ces identités particulières offrent un ancrage. Et ne sont pas forcément le contraire des valeurs universelles, le Droit, la Raison…

Télérama : La discrimination positive, à l’image du modèle américain, apparaît désormais aux yeux de beaucoup comme la réponse adaptée. Est-ce votre avis ?
Michel Wieviorka : Les politiques de discrimination positive sur des critères ethniques, raciaux ou religieux, sont à proscrire ! Annoncer la nomination d’un « préfet musulman », comme l’avait fait Nicolas Sarkozy avec Aïssa Dermouche en 2004, est une catastrophe. Un préfet ne doit pas être choisi en tant que musulman, mais en fonction de sa compétence. De même, ce n’est pas avec des quotas de journalistes de couleur qu’on réglera la question, même si les Noirs – ou les Arabes –, socialement défavorisés, sont peu présents dans la politique ou les médias… La discrimination positive est acceptable si elle n’est ni ethnique ni raciale, mais sociale. La droite et la gauche n’en ont pas la même vision. La version de droite, libérale, donne aux meilleurs éléments d’un groupe défavorisé des chances de réussir, au risque de laisser le reste du groupe tomber plus bas. Je préfère réfléchir à des mesures permettant à tout le groupe de monter, comme pourrait le faire, pour l’éducation, une vraie politique de ZEP (zones d’éducation prioritaire).

Télérama : La France reconnaît désormais sa dimension multiculturelle. Est-elle en train de changer de modèle ?
Michel Wieviorka : Elle vit un mouvement de bascule incertain entre un modèle classique républicain, où il n’y a place que pour des individus égaux en droit, et une formule nous rapprochant d’un modèle à l’anglo-saxonne, qui accueille les différences, les minorités. Ce qui se passe avec le monde juif est peut-être la première expression significative d’une telle configuration. Comment concilier les valeurs universelles de l’idéal républicain, les identités particulières et les subjectivités personnelles ? Pour cela, je suis favorable à la reconnaissance de « droits culturels », mais à condition qu’ils soient mis à la disposition des individus et non pas confiés à la gestion des groupes. Il ne faut pas avoir peur des identités particulières, elles ne s’opposent pas à la République et à la Nation.



Propos recueillis par
Thierry Leclère

(1) Publié en France sous le titre : L’Imaginaire national. Réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme (éd. La Découverte, 1993).


Télérama n° 2933 - 29 mars 2006

 

 

 

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Danemark / Grande première à la télévision
Le foulard islamique s'affiche à l'écran

 


Les Danois vont de controverses en controverses au sujet de l'islam : après que leur pays eut été accusé d'offense à Mahomet, ils ont désormais pour la première fois une présentatrice de télévision qui arbore fièrement le foulard islamique.

Asmaa Abdol-Hamid : « On peut très bien être forte et indépendante même avec un morceau d'étoffe sur la tête ». (Photo AFP)

Depuis deux semaines, chaque mercredi soir, la deuxième chaîne du service public danois, DR2, propose une émission de débat intitulée « Adam et Asmaa » sur les conséquences de l'affaire des caricatures du prophète Mahomet. Asmaa Abdol-Hamid, 24 ans, danoise d'origine palestinienne, y interroge sans complaisance ses invités, en compagnie d'un présentateur, Adam Holm qui, lui, est athée.

« Il ne faut pas me prendre
pour une fanatique »

La présentatrice explique que « notre but est de décortiquer dans une série de huit programmes les incompréhensions entre l'islam et l'Occident ». Incisive, non dépourvue d'humour, Asmaa, s'est attirée les foudres de nombre de Danois encore scandalisés par l'attitude du monde musulman contre le Danemark après la publication des caricatures de Mahomet dans la presse danoise. Dans le journal populaire Ekstra Bladet, un lecteur dénonce ainsi « une présentatrice qui est en faveur de la sharia (loi islamique), dont les règles sont barbares ».
Les yeux pétillants, Asmaa refuse, avec un large sourire, la main tendue d'un journaliste venu l'interviewer. « Il ne faut pas pour autant me prendre pour une fanatique. Je ne le suis pas, affirme-t-elle. Je veux montrer une image plus nuancée, et qui n'est pas celle que l'on véhicule toujours: celle de femmes musulmanes opprimées parce qu'elles portent le foulard », dit-elle.
« On peut très bien être forte et indépendante même avec un morceau d'étoffe sur la tête » assure Asmaa, se défendant d'être « une intégriste » comme l'en accusent ses détracteurs. Car cette incursion d'une femme voilée sur les écrans danois a suscité de vives critiques de féministes.
« C'est une insulte à la fois aux femmes danoises et musulmanes », a protesté l'association « Kvinder for frihed » (Femmes pour la liberté) qui a lancé une pétition pour stopper ce programme. Même son de cloche au mouvement des « Droits des femmes iraniennes », qui appelle les téléspectateurs mécontents à faire entendre leurs voix.
La ministre danoise des Affaires sociales et de l'égalité, Eva Kjaer Hansen, s'est immiscée dans le débat : « Je veux rappeler à DR 2 que ses employés ne doivent pas faire oeuvre de missionnaires », a-t-elle dit. En revanche pour le mouvement « Feministisk forum » (Forum féministe), cette embauche « constitue un pas dans la bonne direction vers une représentation plus égalitaire dans le monde des médias ».

« Un fossé
d'incompréhension »wpeD.jpg (4686 octets)

Selon Tim Jensen expert en religion à Syddansk universitet, ces remous « confirment qu'il y a toujours un fossé d'incompréhension entre une bonne partie de la population danoise et les musulmans qui vivent dans le pays ». Mais selon lui, l'apparition d'Asmaa à l'écran constitue « une percée historique car on accepte pour la première fois que les musulmanes, même avec un foulard, fassent partie de la société danoise et qu'elles ne soient pas nécessairement des extrémistes ».
Face à toute cette controverse, la jeune femme note qu'elle « a reçu plus de félicitations que de critiques ». Et de souligner que certains hommes musulmans « auraient voulu me voir à la maison plutôt qu'en vedette sur un écran de télévision ».

DNA: 9/04/06

 

Misère des nations, richesse des migrants par Luc Chatel

Je ne te demande pas de me réserver le même accueil que nous te réservons chez nous en Afrique. Je n’ai pas non plus la prétention d’exiger d’habiter dans tes arrondissements prestigieux, pour tout dire, tes foyers Sonacotra me suffiraient, si tu voulais bien veiller à leur entretien. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas oublier que nous venons d’un même souffle, le souffle de la vie. » Ce souffle de vie qu’évoque Luc Bassong dans son excellent roman Comment immigrer en France en 20 leçons (1), c’est aussi celui qui permit à Kheira, Arezki, Djemaa et Ghaouti de ne pas craquer une fois arrivés dans notre beau pays (2).

Le récit de ces chibanis présente un redoutable avantage : il nous permet d’aborder la question de l’immigration avec le sourire. Pas le sourire béat d’un bonheur artificiel où les différences seraient effacées, les drames oubliés et les vexations niées. Non, ces vieux immigrés nous disent que le choix de vivre en France et de s’impliquer dans l’organisation sociale et politique de ce pays est l’une des meilleures choses qui leur soit arrivée. À charge pour nous d’ouvrir les yeux : leur présence est l’une des meilleures choses qui nous soit arrivée. Tout comme la venue des suivants, qu’ils soient originaires de Chine, du Mali ou d’Uruguay. Nous ne les attendons pas seulement pour empiler des mœllons, astiquer des parquets de préfecture ou concevoir des logiciels, mais pour tester notre capacité à rester humain. Un défi qui ne semble pas intéresser le superflic de la place Beauvau.
Dans le projet de loi sur l’immigration qu’il présentera début mai, Nicolas Sarkozy s’apprête à nous réciter son credo libéral-sécuritaire : rentabilité, répression, ségrégation.

Rentabilité d’êtres humains perçus essentiellement comme des forces de travail, répression de familles installées en France depuis des années, ségrégation d’hommes et de femmes que l’on méprise parce qu’ils n’ont pas l’immense mérite d’être nés riches et bien portants sous les Lumières de l’Occident. Précisons que si Nicolas 1er, tsar de France, porte sur ses petites épaules le poids d’une telle idéologie, elle est partagée par la plupart de ses camarades de droite et - satanée surprise ! - par de plus en plus d’hommes et de femmes de gauche. Dont acte. Puisque nous devons cesser de « subir » la présence de ces corps étrangers pour enfin pouvoir les « choisir », pourquoi ne pas créer une « immigr’academy » : Mira nous vient de New-Delhi, elle est informaticienne, si vous voulez qu’elle reste dans la Maison France, tapez 1 ; pour Abdoulaye, pêcheur sénégalais, tapez 2 ; pour Azouz, qui veut devenir ministre, tapez 3…

Outre son inspiration de type néandertalien, une telle approche de l’immigration – chiffrée, rationnelle, utilitariste – porte en elle une profonde tristesse. Un peu comme si la vie n’était plus une bonne nouvelle, comme si les hommes étaient condamnés à se compter et se rejeter, comme si l’accueil, l’amitié, la liberté passaient au rang de valeurs accessoires. Nos chères élites comprendront-elles un jour qu’entre des pays pauvres où l’on crève de faim et des pays riches où l’on crève d’ennui, la misère n’est pas forcément là où l’on pense. Laissons le dernier mot à Luc Bassong : « Immigrer, pour nous, les désespérés de la Terre, ce n’est pas la même chose qu’aller en vacances avec un bob sur la tête et un appareil photo numérique autour du cou. C’est une question de survie. En immigrant, j’accomplirai donc une des fonctions vitales qui font de moi un homme. Si cela dérange quelqu’un, je m’excuse d’exister et d’avoir envie de continuer à vivre.»

(1) un petit précis indispensable de lucidité, de générosité et de férocité qui n’épargne personne, publié en mars 2006 aux éditions Max Milo, 186 pages, 16 €
. (2) lire notre dossier lié à la publication de «Nos ancêtres les chibanis», éditions Autrement, 200 pages, 19 €.
   
   
   
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L'Express du 04/05/2006

 

Niger

Le combat pour la liberté

de notre envoyé spécial Jean-Sébastien Stehli

Des milliers d'adultes et d'enfants continuent d'être la propriété d'une personne ou d'une famille. Ceux qui, avec des ONG, luttent contre cette exploitation, devenue illégale, doivent affronter le poids des coutumes et des tabous. Quand ce n'est pas la menace des autorités...

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Toute fière, Assibit Wanagada reçoit ses visiteurs dans sa nouvelle maison: quelques arceaux de bois blanchis par le soleil brûlant, récupérés aux alentours, recouverts de paille et de bouts d'étoffe disparates: un sac d'aide alimentaire, un morceau de jean troué, un carré de tissu multicolore. Pour seul mobilier, au centre de la structure de quelques mètres carrés, on a construit une plate-forme de bois, surélevée, sur laquelle on jette une natte lorsqu'on veut se reposer. Allongée dans un coin d'ombre - il fait 45 degrés - une biquette, unique possession de la maîtresse de maison, prend le frais.

Ce petit édifice est peu de chose, une cabane que des enfants auraient pu bâtir, mais, pour Assibit, c'est un palais. Il lui appartient et c'est la première fois de sa longue vie que cette femme au beau visage à la peau très noire possède quelque chose. Il y un an, en effet, elle est devenue libre. Depuis sa naissance - il y a environ soixante ans, selon ses propres calculs - cette représentante de l'ethnie hrheran, au Niger, était esclave: elle appartenait à un maître sur le territoire de Tamahel, à 900 kilomètres au nord de Niamey, la capitale du pays. Elle était née esclave de parents eux-mêmes esclaves. "J'ai travaillé depuis que je suis toute petite, raconte-t-elle. Je m'occupais de la maison, je conduisais le bétail au puits, je transportais les provisions. De toute ma vie, je n'ai jamais eu plus de trois heures de sommeil par nuit."

"Dans les zones nomades, un Touareg blanc est un maître, un Touareg noir est un esclave"

Jamais elle n'avait songé à quitter son maître, qui possédait une dizaine d'esclaves. "Je ne savais pas que c'était possible", explique-t-elle. Mais un jour, en l'accompagnant au village de Tamaya, elle a entendu parler de Timidria, une association laïque, inspirée des principes de Martin Luther King, qui aide les esclaves à se libérer. Une nuit, elle a pris la fuite avec deux de ses enfants. Elle a marché deux jours dans la brousse avant d'être recueillie. "Parfois, je courais. J'avais si peur que les maîtres me rattrapent." Son mari et deux de ses enfants, eux, ne sont toujours pas libres. Lorsque le représentant de l'association Timidria est allé rencontrer le Touareg qui les détient afin de négocier leur libération, il a été menacé avec un couteau et un fusil. Aujourd'hui, Assibit vend, sur le marché de Tamaya, de l'eau de pluie et de la bouillie préparée avec du millet, la base de la nourriture des habitants de cette région très pauvre. "Parfois je mange, parfois non. Je suis pauvre, mais je préférerais être morte plutôt que de retourner chez mon maître."

Assibit était l'une de ces esclaves qui, par centaines de milliers, existent encore en Afrique de l'Ouest. Au Niger notamment, durant des siècles, les nomades touareg - mais ils n'étaient pas les seuls - ont pillé les villages des populations noires sédentaires, réduisant en esclavage leurs captifs. Les responsables britanniques d'Anti-Slavery International, la plus ancienne ONG, fondée (en 1832) pour lutter contre la traite transatlantique, estiment qu'ils sont encore 43 000 au Niger. En 2002, Timidria, seule association nigérienne de lutte contre l'esclavage, a réalisé une vaste étude, la première du genre: dans huit régions du pays, l'ONG a envoyé ses enquêteurs en brousse, sur les marchés, autour des points d'eau, dans les campements - de jour comme de nuit, pour ne pas éveiller de soupçons - questionner les membres d'une famille ou ses serviteurs sur le nombre d'esclaves dans leur entourage immédiat. Résultat: au Niger (qui compte à peine plus de 10 millions d'habitants) 800 000 personnes seraient encore propriété pleine et entière d'une personne ou d'une famille. "Dans les zones nomades, raconte Ilguilas Weila, fondateur en 1991 de Timidria (mot haoussa: "frère"), ce n'est même pas la peine de poser la question: un Touareg blanc est un maître, un Touareg noir est un esclave. Tout le travail lui est confié: il va chercher l'eau le matin, prépare la nourriture pour la famille, garde et abreuve les animaux, tire l'eau dans des puits qui ont entre 80 et 150 mètres de profondeur, déplace les tentes en fonction du soleil. Cela n'arrête jamais."

Pourtant, depuis 2004, grâce à la campagne de Timidria, le Parlement nigérien a fini par mettre cette pratique hors la loi. Le régime du président Mamadou Tandja avait rétabli la démocratie en 1999, après vingt-cinq ans de dictature militaire presque ininterrompue. Il devenait difficile de ne pas condamner l'esclavage, au moins dans son principe. Désormais, donc, tout propriétaire d'esclave encourt une peine de prison de dix à trente ans et une amende de 1 à 5 millions de francs CFA (de 1 520 à 7 600 €). Jusqu'à cette date, ceux qui luttaient contre l'esclavage étaient pourchassés. Premier militant de la lutte contre l'esclavage, Ahmed Rissa a été emprisonné 11 fois par le gouvernement et a dû vivre en exil plus de dix ans. Les gens de son village, Abalak, n'osaient plus lui parler. "Jusqu'alors, puisque le mot d'esclavage n'existait pas dans la Constitution, il n'était pas possible de le combattre, explique Ilguilas Weila. Aujourd'hui, il y a une loi, mais cela s'arrête là." Le gouvernement ne veut surtout pas entendre parler d'esclavage.

"Au Niger, l'esclave est la propriété absolue d'un maître jusqu'à sa mort et il le sert jour et nuit"

En mars 2005, un puissant chef touareg, Arrisal Ag Amdagh, a organisé une grande cérémonie publique pour rendre la liberté aux 7 000 esclaves vivant sur son campement d'Inatès, près de la frontière du Mali. Au dernier moment, le gouvernement a fait annuler la cérémonie et Ilguilas Weila ainsi qu'Alassane Biga, un autre militant de Timidria, ont été emprisonnés deux mois. Les charges n'ont toujours pas été levées, ce qui permet d'exercer un chantage sur ces deux hommes. Chefs d'accusation: tentative d'escroquerie et faux. "Le gouvernement prétend que la lettre du chef touareg est un faux que nous avons fabriqué," ironise Weila. Cette réaction n'est pas tout à fait surprenante. Le gouvernement est en effet constitué de chefs qui ont eux-mêmes des esclaves. Par exemple, le président Seyni Kountché, à la tête de l'ancienne dictature militaire, venait d'une famille de chefs. Le gouvernement n'encourage pas l'application de la loi, car il estime que parler de cette pratique - fût-elle ancestrale - nuit à l'image du pays. Bien qu'il ait fait voter l'abolition en mars 2003, Lompo Garba, président de la Commission nationale des droits de l'homme, a menacé: "Toute tentative de libération officielle d'esclaves sera jugée illégale et inacceptable dans nos pays. Ceux qui le feront auront à subir la rigueur de la loi." Bref, on a le droit, et même le devoir, d'affranchir ses esclaves, mais discrètement: il ne faut pas que cela se sache. En deux ans, selon les chiffres de l'ONG, 231 esclaves seulement ont été libérés.

Rares sont les Touareg de sang noble qui osent briser le tabou. Ahmadou Khamed Abdulai, est l'un des chefs touareg d'Akoubounou, qui compte à peu près 21 000 personnes. "Ici, l'esclavage n'existe pas. Moi, je n'en ai jamais vu, affirme-t-il. Tout le Niger sait que l'esclavage est interdit. Mais, si une personne qui ne possède rien se met sous la protection de quelqu'un et travaille sans rémunération en échange de nourriture, ce n'est pas de l'esclavage. C'est simplement de la pauvreté. J'ai quelqu'un avec moi qui ne veut pas de rémunération parce que je le nourris. C'est cela, l'esclavage qui reste dans notre pays." Le Niger est l'un des pays les plus pauvres du monde, avec un revenu par habitant de moins de 2 dollars.

Mustapha Kadi, lui, a franchi le pas. En 2003, ce chef touareg du village d'Illéla a convaincu sa mère de libérer leurs 11 esclaves. "Ma sœur était violemment contre, se souvient-il. On ne peut pas libérer nos biens!" protestait-elle. Mustapha Kadi, qui préside également l'association des chefs traditionnels de la région de Tahoua, tenait à montrer l'exemple. "A l'occasion de cette libération, raconte-t-il, j'ai proposé d'inviter tous les chefs et d'organiser une cérémonie officielle. Juste avant qu'elle démarre, le gouverneur de la région a demandé à la police de nous chasser et de saisir les pellicules photo des journalistes. Ceux qui résistaient étaient menacés de prison. L'affaire est allée jusqu'à Niamey. J'ai été convoqué par le ministre de l'Intérieur avec mon père. Il m'a dit: au Niger, l'esclavage n'existe pas. On ne veut pas en entendre parler."

"Le Coran interdit de prendre plus de quatre femmes, mais, si vous en voulez une autre, vous l'achetez"

Le terme d'esclavage désigne parfois des formes particulièrement inhumaines de travail, comme celui des enfants. Au Niger, le mot a gardé son sens premier: l'esclave est la propriété absolue d'un maître jusqu'à sa mort et il le sert jour et nuit. C'est le maître qui lui choisit un conjoint et, lorsque des enfants naissent, ils sont la propriété de la femme de ce maître. Elle en fait généralement cadeau à ses propres enfants ou bien les inclut dans la dot de la jeune mariée. Dans un pays où, traditionnellement, les biens sont rattachés à l'homme, cette dépendance à la femme marque de manière forte le statut inférieur de l'esclave. Il n'a pas de père: c'est donc, humiliation supplémentaire, un bâtard. Lorsqu'un esclave s'enfuit, il arrive que le maître le tue ou, comme cela s'est parfois produit dans la région de Tchin Tabaraden, qu'il le castre. Au Niger, le commerce d'esclaves a disparu depuis la colonisation française. Mais les choses se perpétuent par héritage: on est descendant d'un arrière-grand-parent enlevé à la suite d'une guerre tribale. "Il existe aussi l'esclavage passif, explique Weila. C'est le cas des personnes qui ont appartenu à un maître et qui, une fois affranchies, continuent de se faire appeler esclaves de celui-ci. Ils vivent sur sa terre et la cultivent. Au moment de la récolte, le maître prend ce qu'il désire, sans aucune forme de compensation. Ils sont victimes des mêmes discriminations que les autres. Ils vivent souvent dans des quartiers d'esclaves qu'on appelle dabey. Kounti-Koira, un village à 40 kilomètres de Niamey, ne compte que des esclaves parmi sa population. Dans l'ouest du pays, chaque village est divisé en deux bourgs: une partie exclusivement réservée aux esclaves et l'autre aux maîtres."

A Tamaya, un Touareg libre vient chercher Ahmed Rissa, le grand militant anti-esclavagisme. Il s'appelle Abdelaï Alhassen et veut montrer ce qui vient de lui arriver. Il cultive des patates douces, des oignons, des salades, des aubergines, du tabac à chiquer, quelques melons. "Il y a une dizaine de jours, explique-t-il, le chef touareg est venu brûler quatre jardins. "Ce sont des esclaves, ils n'ont pas le droit", aurait lancé ce dernier pour justifier son geste. La terre sous les pieds d'Abdelaï est noire, calcinée. Le statut d'esclave est en effet irréversible, même lorsqu'on est libre depuis cent ans.

Dès qu'une famille apprend qu'un homme vient d'une famille d'anciens esclaves, elle annule le mariage. "A Niamey, cela arrive tous les jours", affirme Rissa. A Biga, en rentrant chez lui, un soir, un homme a trouvé son tout jeune enfant seul et sa maison vide. Sa femme avait fui en Libye proche, convaincue par ses frères que son mari était une sorte d'intouchable à cause de son histoire familiale. Dans ce pays à 98% musulman, "il existe encore une autre forme d'esclavage, poursuit le président de Timidria. C'est le système dit de la cinquième épouse. Le Coran interdit de prendre plus de quatre femmes, mais, si vous en voulez une autre, vous l'achetez. Elle n'aura aucun droit et peut être violée quand le chef de famille le veut."

"J'espère qu'un jour, je serai libre, mais, si Dieu ne l'a pas voulu, je resterai ce que je suis"

Pour arriver au puits de Koutou, en pleine brousse, à 90 kilomètres d'Abalak, il faut faire deux heures de route avec un guide. Dans ce paysage de terre jaune et de petits arbustes aux redoutables épines, il n'y a même plus de piste. Aucun représentant de l'Etat du Niger n'a jamais mis les pieds dans ce coin abandonné d'un pays grand comme près de trois fois la France, mais désertique aux deux tiers. La plupart des habitants ignorent même que la France a un jour colonisé le pays, pas plus qu'ils ne savent qui est à la tête de l'Etat - ou même s'il y a un Etat. A partir de 5 heures, chaque matin, c'est l' "heure de pointe". Avant la grosse chaleur - le thermomètre peut monter jusqu'à 50 degrés - hommes et animaux s'activent autour de ce point d'eau de 80 mètres de profondeur. Le puits appartient à Abdulaï Achen, un Touareg "rouge" (c'est-à-dire de couleur claire, par opposition aux Touaregs noirs), qui "possède" 100 esclaves. Yahaya Mohamet, membre de l'ethnie igdalen, est né ici. Cela fait cinquante ans qu'il travaille pour Abdulaï Achen. Il s'occupe de ses chèvres. Demain, il revient avec les ânes pour porter de l'eau, commence-t-il à raconter, accroupi sous un maigre buisson qui projette quelques centimètres carrés d'ombre, avant d'être vite rejoint par l'un de ses maîtres. Sur ses dix enfants, cinq ont pris la fuite.

Quelques kilomètres plus loin, Bilal Benou s'active autour du puits de Sabara, propriété d'Aboubakar Achen. "Toutes les femmes qui sont là, confie-t-il, appartiennent aussi à Aboubakar." Le matin, il vient au puits, puis retourne chez son maître et attend ses instructions: chercher les animaux en brousse, aller cultiver le millet ou les haricots, mais il n'a plus de force pour ces durs travaux, explique-t-il en montrant ses bras maigres. Il doit parfois mendier sa nourriture auprès de gens qu'il connaît dans la brousse. Souvent son maître le maltraite. Pourtant, il n'a jamais songé à s'enfuir. "Comment peut-on se poser la question? demande-t-il. J'espère qu'un jour, je serai libre, mais, si Dieu ne l'a pas voulu, je resterai ce que je suis." Bilal Benou ignore que la loi interdit l'esclavage dans son pays. Dans cette région, on se soucie peu de ce genre de lois. La vie continue comme depuis des générations. "Lorsque je suis allé voir mon père pour qu'il s'enfuie, raconte Ahmed Rissa, il m'a dit: "C'est Dieu qui a voulu cela. Tu n'es pas un bon musulman!"" Idrissir Anasbagahar, le jeune secrétaire de la section de Timidria d'Abouhaya, à une centaine de kilomètres dans la brousse, a mené son enquête pour essayer de dénombrer les esclaves. "Près d'ici, il y a deux puits et 6 000 esclaves. En continuant au-delà du troisième puits, il y en a 20 000."

Il est à peine 8 heures, mais la foule se presse déjà dans les couloirs du tribunal d'instance d'Abalak. Ibrahim Djirmey, en poste depuis à peine quelques mois, fait office de juge d'instruction, de procureur, de juge d'application des peines, de juge des mineurs. Beaucoup pour un seul homme. "Lorsque j'ai pris mes fonctions, explique le jeune magistrat, ma première surprise a été de constater à quel point la pratique de l'esclavage était tenace. Certains viennent à moi en me disant que c'est l'ordre de marche normal de la société et qu'il y a les maîtres et les esclaves." Deux mois après son arrivée, il a été saisi du cas d'une jeune fille d'environ 18 ans, Halota Ibrahim, qui avait marché trois jours pour échapper aux mauvais traitements de son maître. La toute jeune femme - elle ignore son âge - qui a fui avec son petit garçon de 5 ans, Seidoumo, raconte d'une voix à peine audible que son propriétaire la battait sans cesse. "Nous avons une justice du tiers-monde, déplore le juge, fataliste. Rien que pour enquêter sur place, il faut soulever des montagnes afin de se procurer du carburant. Il y a un seul véhicule de gendarmerie pour 800 000 habitants, pas de téléphone. Avant que nous n'arrivions sur les lieux, à cause de la perméabilité des frontières, les gens sont partis. Une justice sans moyens ne peut fonctionner que partiellement."

Pour faire face à l'inertie du gouvernement, Timidria, qui a réussi à implanter 690 bureaux à travers le pays - en général la modeste maison de son représentant - éduque les Nigériens en organisant des grandes assemblées de la population jusque dans les coins les plus reculés du pays. L'ONG accueille les esclaves en fuite, démunis, n'ayant parfois même pas de vêtements, les prend en charge, les aide à devenir autonomes. Rien qu'avec trois chèvres - deux femelles et un mâle - les gens obtiennent un troupeau de dix têtes en deux ans. Les nomades peuvent ainsi tenter de s'installer et de subsister. Le coût est modeste: une chèvre vaut entre 15 000 et 25 000 francs CFA (de 23 à 38 €). Timidria, aidé par l'ONG britannique Oxfam, a également créé 15 écoles pour les enfants de nomades libérés; dix autres seront ouvertes cette année. "La libération est liée à l'instruction, explique Weila. Pour réussir à convaincre les esclaves de partir, il faut à tout prix réussir la réinsertion, sinon nous aurons mauvaise réputation et nous ne pourrons plus agir." Le chemin de la libération ne fait que commencer.

http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/niger/dossier.asp?ida=438200