2007

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Une Journée intense de rencontre, d'émotions partagées. Un don de notre ami Denis Pompey.

 

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N°136 - Quelles sécurités dans une "société du risque" ?Ligue des droits de l'Homme

 

 

 

AgoraVox le media citoyen POUR UNE VISION POSITIVE DE LA MONDIALITE

 

 

Le gouvernement veut aller vite sur le principe du « droit au logement opposable ». Une loi devrait être présentée au Parlement avant la fin de la législature.

AU LENDEMAIN des voeux prononcés par le chef de l'État, qui souhaite que « le droit au logement devienne une réalité », le problème du « mal-logement » s'impose au coeur de la rentrée politique. Cet après-midi, le premier ministre recevra Xavier Emmanuelli, président du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées (HCLPD), qui doit lui remettre un rapport sur le « droit au logement opposable ». À l'issue de cette entrevue, Dominique de Villepin présentera les grandes lignes d'un futur texte de loi sur ce thème, qui devrait être soumis au Parlement dans la première quinzaine de février et pourrait entrer en vigueur le 1er janvier 2012.

 

À l'approche de la campagne présidentielle, l'action médiatique des Enfants de Don Quichotte replace les problèmes de logement au centre du débat public. Au printemps dernier, déjà, le premier ministre avait souhaité expérimenter le principe du « droit au logement opposable », invitant le Haut Comité à lui faire des propositions. Depuis, le président de l'UMP Nicolas Sarkozy s'est engagé sur la même voie et a demandé, fin décembre, à l'avocat Arno Klarsfeld de ­réfléchir à « la mise en oeuvre du droit à l'hébergement ». Hier, le député (UMP) Georges ­Fenech lui a emboîté le pas en publiant une propo­sition de loi instituant un « droit au logement opposable ».

 

Pressés par la montée au créneau des nombreux responsables politiques, les ministres responsables du dossier, Jean-Louis Borloo et Catherine Vautrin, reçoivent depuis hier plusieurs associations du secteur du logement et de l'aide aux sans-abri, dont le Droit au ­logement (DAL), les Enfants de Don Quichotte ou ­encore la Fondation Abbé Pierre. Hier, plusieurs élus locaux ont commencé à exprimer leur inquiétude sur une réforme dont ils pourraient avoir à supporter la mise en oeuvre.

 

QUEL CALENDRIER POUR LA RÉFORME ? Après avoir pris connaissance des recommandations formulées par Xavier Emmanuelli, le premier ministre doit présenter dès aujourd'hui son calendrier. « L'objectif est d'aller très ­vite », confie-t-on à Matignon. Il est vrai que les débats parlementaires seront clos le 22 février. Le projet de loi instituant le « droit au logement opposable » pourrait être examiné parmi diverses dispositions du ministre de la Cohésion sociale déjà inscrites à l'agenda parlementaire. Partisan de cette réforme depuis des années, Pierre Saglio, président d'ATD-Quart Monde, avertit toutefois : « Attention, en allant trop vite on risque de faire une mauvaise loi, or il est essentiel que ce texte soit la première étape d'un engagement politique fort. » Quoi qu'il en soit, le « droit au logement opposable » ne devrait être mis en oeuvre que progressivement, comme cela a été fait en Écosse. « Lors de travaux préparatoires, le HCLPD a envisagé un dispositif par étape, raconte un responsable associatif. Jusqu'en 2012, seules les personnes les plus défavorisées pourraient faire valoir ce droit. Puis il serait étendu à toutes les familles avec enfants, avant de bénéficier à tous en 2014 ». Au ministère du ­Logement et de la Cohésion sociale, on fait valoir que la mise en oeuvre de cette réforme est étroitement liée au programme de construction dans le cadre duquel 90 000 logements sociaux ont été bâtis en 2006.

 

Esther Mésopotamie

de Catherine Lépront

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Le plus court chemin n’est pas celui qui sied à Catherine Lépront, celui qu’il lui plaît généralement d’emprunter. Cela, qu’il s’agisse pour elle de bâtir une construction romanesque ou d’équilibrer une simple phrase – ces deux mots accolés, concernant Catherine Lépront, ont d’ailleurs peu de sens tant ses phrases ne sont jamais simples, au contraire amples et énergiques, jalonnées d’incises qui les précisent et les nuancent à l’infini, leur donnent cette allure ondoyante et patiente, ce souffle long et musical, une certaine dimension d’incertitude, presque un vertige. Ainsi, les histoires que depuis plus de vingt ans Catherine Lépront couche sur le papier ne valent-elles que par elle racontées, par sa voix singulière portées. D’une intrigue plus ou moins élémentaire, dont le résumé tiendrait souvent en peu de mots, elle sait faire surgir toujours une matière romanesque dense et subtile, sensuelle et chatoyante, comme une vaste tapisserie déroulée laissant voir un motif dans lequel chaque détail, jusqu’au plus infime, revêt une importance capitale. Bref, des romans aussi admirables qu’« irrésumables ».

Tel est le cas d’Esther Mésopotamie, qui, outre quelques seconds rôles, met en scène un trio de personnages, pas vraiment à huis clos mais souvent rassemblés dans un même immeuble parisien. Venue du Cap-Vert, Anabella Santos João en est depuis trente ans la truculente gardienne, tandis qu’Osias Lorentz, surnommé Doktor, aimable sexagénaire spécialiste des civilisations mésopotamiennes, est propriétaire du cinquième étage où il laisse depuis vingt ans à la narratrice du roman l’usage d’un studio qui lui fait office de bureau pour ses austères travaux de traduction. Voici posées les bases de l’intrigue d’Esther Mésopotamie : Osias et les deux femmes essentielles de sa vie, la « gardienne-démon » et l’intellectuelle ironique. Qu’en est-il d’Esther ? Eh bien, ladite Esther est une énigme, une absence – la jeune femme dont un jour Osias a avoué être amoureux, suscitant la curiosité plus ou moins jalouse des deux autres.

Curiosité : à dire vrai, le mot est un peu court. C’est qu’entre les trois personnages circulent des sentiments et des émotions qui, comme des courants marins, ne se laissent pas aisément saisir. Des sentiments mêlés d’affection, de désir, de pudeur dont l’alchimie secrète se dérobe à la définition, dont les contours tremblent et fluctuent, et dont l’incomparable sens de la nuance de Catherine Lépront donne à sentir toute la riche et savante complexité.

Une chose semble certaine : l’élan que ressent la narratrice pour Osias ressemble bel et bien à de l’amour pur et simple, mais un amour résolument tenu secret depuis vingt ans, semblable en cela à l’amour muet qu’Osias voue à l’invisible Esther. Pourquoi, chez la jeune femme, ce choix d’un amour tu  ? Il se trouve que toute son existence se déroule en quelque sorte en marge de la vie. Elle se tient sur le seuil – pour mieux dire : dans le vestibule – et préfère passer ses journées « le dos tourné au futur, la tête à l’envers dans le temps » plutôt que de regarder vers l’avant. Sans doute parce que vivre c’est admettre la perspective de la mort. Parce qu’aimer c’est accepter la mort possible de cet amour. Parce qu’en toute chose humaine la fin est là, présente, dès les commencements.

Il faudrait pouvoir dire avec quelle intelligence la narration de Catherine Lépront hisse peu à peu la jeune femme hors de son enfermement, comment le huis clos s’ouvre à cet instant à la rumeur du monde jusqu’alors absent de l’horizon. Il faudrait pouvoir dire surtout avec quelle pénétration poétique, et sans recours à la psychologie, l’écrivain sonde les cœurs et les âmes. Et en quelles profondeurs merveilleusement troublantes, avec elle, on évolue.

Nathalie Crom

Ed. du Seuil, 218 p., 19 €. Paraît aussi, chez le même éditeur, dans la coll. Réflexion, Entre le silence et l’œuvre, recueil de textes sur l’écriture, 348 p., 21 €.

Télérama n° 2973 - 6 Janvier 2007telerama.fr Esther Mésopotamie

 

 

 

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Arte. Une remarquable fiction revient sur l’affaire qui a embrasé les banlieues françaises en novembre 2005.

Le 27 octobre 2005, trois jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police se réfugient dans un transformateur EDF. Deux y mourront électrocutés, le troisième grièvement blessé trouvera la force de donner l’alerte. Dès le lendemain du drame, le ministre de l’Intérieur soutient une version mensongère des faits : il n’y a pas eu de course-poursuite. Il faudra attendre huit jours pour que soit ouverte une information judiciaire. Cette vérité, niée au plus haut sommet de l’Etat, sera le détonateur d’une explosion sans précédent des banlieues françaises. Trois semaines d’émeutes ont réveillé la mauvaise conscience d’une société sourde à la détresse de ses cités. Plus d’un an après, du côté des autorités, le silence a remplacé les déclarations tonitruantes. Les institutions démocratiques ont failli, des familles ont été méprisées, c’était à 17 km de Paris, surtout n’en parlons-plus…

Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Cinq mois après les faits, Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, les avocats des familles de Bouna et Zyed, et de Muhittin, le survivant, publient L’Affaire Clichy, Morts pour rien, un livre d’entretiens dénonçant la tentative d’étouffement de la vérité. Grâce à la productrice Fabienne Servan-Schreiber, leur « passion citoyenne » pour cette affaire trouve aujourd’hui un relais à la télévision, sous la forme inattendue d’une fiction. Libre adaptation du livre, L’Embrasement en restitue la force d’engagement et la dimension humaine. Chose rare, le projet sera finalisé en six mois grâce à la mobilisation de toute une équipe. Echéance électorale oblige.

Le premier à entrevoir la trame d’une fiction sous les mots des deux avocats, c’est Marc Herpoux, coscénariste du téléfilm. Il impose très vite sa conviction, qui sera aussi celle de Philippe Triboit, réalisateur et coauteur : pour exister, la fiction doit décoller des faits. En élargissant le propos au-delà des contours de l’affaire, L’Embrasement éclaire, à la manière d’un instantané, un peu de la réalité humaine qui se cache derrière le malaise des banlieues. Il a été conçu comme un objet romanesque à part entière intégrant sans complexe une dose de suspense ou d’émotion. Et introduit pour cela des personnages imaginaires : Alex, le journaliste Belge et son regard distancié, Sylvie, une policière au bord de la dépression, et un jeune émeutier, Ahmed, partagé entre rage et chagrin. Des personnalités à la fois justes et emblématiques qui ne croisent jamais les protagonistes réels pour ne pas influer sur le cours des événements.

Malgré les précautions, le choix de la fiction pour traiter un dossier aussi brûlant a de quoi susciter le doute. Difficile, en effet, de ne pas s’interroger sur la mise en image d’une affaire toujours en cours d’instruction (1). Pourtant, loin de constituer un obstacle, cette situation a guidé l’écriture du scénario. Tout ce qui est montré est avéré par les témoignages, le rapport de l’IGS (2) – la police des polices –, et le PV d’audition de Muhittin (3). Ces éléments sont distillés tout au long du film en réponse aux déclarations du ministre de l’Intérieur intégrées à la narration. Dans ce démontage cru de la version officielle, le film affirme sa raison d’être et comble, contre toute attente, un trou de mémoire collectif. Qui, sur la scène médiatique, s’est soucié de demander des comptes à Nicolas Sarkozy, et aux pouvoirs publics, pour la gestion catastrophique de cette affaire ? « Le but est d’intéresser des gens qui a priori ne se sentent pas concernés par le sujet », explique Philippe Triboit. Une démarche à laquelle Jean-Pierre Mignard adhère totalement : « Nous soutenons tout ce qui peut empêcher l’étouffement de l’affaire, à la condition qu’il n’y ait aucun risque de polémique préjudiciable à nos clients. »

De ce pari risqué aurait pu naître le pire, il en sort le meilleur : une œuvre dense, rigoureuse et engagée. « L’Embrasement est un film politique au sens républicain du terme, pas un film militant, explique Philippe Triboit. La manière dont il s’est fait était aussi importante que son contenu. » Rien n’aurait été possible sans l’approbation des familles et leur relecture vigilante du scénario. Le tournage sur les lieux du drame a aussi permis la participation de nombreux habitants de Clichy.

S’il adopte le point de vue des victimes, le téléfilm – et c’est sa grande force – évite toute vision manichéenne du fossé qui sépare les jeunes, la police, les institutions, les politiques. A aucun moment il ne s’agit de pointer du doigt des coupables, et encore moins de stigmatiser les forces de l’ordre. « Nous n’avons pas pu rencontrer les policiers de Livry-Gargan [il n’y a pas de commissariat à Clichy, NDLR], regrette Marc Herpoux, mais nous avons vu des reportages sur le mal-être des policiers en banlieue. Ils subissent une pression énorme. »
Mesuré et nuancé, le film ne tombe pas pour autant dans la démonstration tiède, ni même dans une forme d’angélisme. Il s’attache à travers le regard d’Alex, le journaliste belge, à remplacer par des visages et des destins individuels des termes génériques chargés de fantasmes. Et explore jusque dans sa plus absurde réalité un monde où « les jeunes courent parce que la police les course, et la police les course parce que les jeunes courent… ».

Courir comme Zyed, Bouna et Muhittin, parce qu’on n’emmène pas ses papiers pour jouer au foot, courir pour ne pas passer des heures au commissariat, et pour ne pas faire déplacer les parents un soir de ramadan… Cette vérité-là, aussi simple et éclairante soit-elle, n’a jamais fait les gros titres.

Isabelle Poitte

(1) Deux plaintes ont été déposées, l’une pour non-assistance à personne en danger, la seconde pour mise en danger délibérée
de la vie d’autrui.
 
(2) Début décembre, un rapport de l’IGS établit qu’il y a eu deux poursuites successives dont l’origine est l’intrusion de quelques jeunes sur un chantier privé. Il pointe également « la légéreté » d’un des policiers et le manque d’initiative de plusieurs autres, qui n’ont pas jugé utile d’appeler les services EDF.
 
(3) Les conditions de cette audition menée à l’hôpital ont été qualifiées de « manquement à la déontologie » par la Commision nationale de déontologie de la sécurité (CNDS).
 
A VOIR
L’Embrasement (TT), vendredi 12, 20h40, Arte.

Télérama n° 2973 - 6 Janvier 2007telerama.fr Clichy sans clichés

 

Entretien


Olivier Roller pour Télérama

Martin Hirsch

Critique face à l’incurie des politiques, cet énarque, président d’Emmaüs, lutte sans relâche contre la pauvreté. Et propose des actions révolutionnaires.

On avait laissé Martin Hirsch en président d’Emmaüs. Ce qu’il est toujours. Mais le voilà de surcroît à la tête d’une Agence nouvelle des solidarités actives, association créée début 2006. Avec un maître mot : expérimenter ! L’énarque-normalien, ancien chef de cabinet de Bernard Kouchner, ancien directeur de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, ne supporte plus l’inertie des décideurs et la lourdeur bureaucratique face à un nouveau péril qui gangrène la société française : la montée des « travailleurs pauvres » (1), qui n’ont pas plus de revenus que les chômeurs et les RMistes. Avec eux, ils constituent une population de sept millions d’habitants, dont deux millions d’enfants, que notre système de protection sociale semble impuissant à remettre à flot. Alors Martin Hirsch et son nouveau comparse, Benoît Genuini, un grand patron qui a quitté la présidence d’Accenture pour le suivre dans cette aventure, ont décidé de changer de logique : à l’échelle d’une ville ou d’une région, ils montent de petits programmes expérimentaux appelés à s’étendre au niveau national, mais seulement s’ils ont fait la preuve de leur efficacité. Autant dire qu’à la tête de son « laboratoire du social », Martin Hirsch, 43 ans, propose une révolution.
 
On parlait d’un million d’enfants pauvres en France, vous en annoncez deux millions (2). Que se passe-t-il ?
En Europe, on est pauvre lorsqu’on a des revenus inférieurs à 60 % du revenu médian, établi en 2003 à 774 euros par personne et par mois. La France, qui trouvait peut-être plus chic d’avoir moins de pauvres que les autres, avait fixé ce seuil à 50 %, soit 645 euros. Aujourd’hui, la référence des travaux du gouvernement, c’est la pauvreté à 60 %. Deux millions d’enfants pauvres est donc devenu le chiffre officiel. Cela ne change rien à la situation des gens, mais montre une chose : en déplaçant le seuil de quelques dizaines d’euros, on double le nombre de pauvres, qui sont sept millions en France. On voit ainsi que de très nombreuses personnes sont aux franges de la pauvreté et peuvent basculer.
 
Pourtant, le nombre de chômeurs diminue, et on a annoncé en décembre un nombre de RMistes en très légère baisse…
Le taux de pauvreté, qui avait diminué de moitié entre 1970 et 1990, ne baisse plus. La pauvreté des seniors a certes chuté de façon spectaculaire, grâce au système de retraite et au travail des femmes. Mais cette baisse a masqué une hausse, vertigineuse : celle du nombre de RMistes et de travailleurs pauvres, liée à l’explosion des contrats à temps partiel. Cette situation est invraisemblable, compte tenu de la richesse de la société française, de ses services publics et de ses dépenses sociales.
 
Pourquoi, avec un système d’aide sociale très sophistiqué, obtient-on d’aussi mauvais résultats ?
Parce que ce système est d’une sophistication pathologique ! Il intervient pour compenser les effets de la pauvreté, pas pour les prévenir. Les dispositifs s’empilent – par types de problèmes, par catégories de personnes. Et surtout, les aides sociales sont construites de telle manière que le fait de chercher à améliorer sa situation par le travail peut conduire à la détériorer !
 
Certains disent aujourd’hui qu’il faudrait être un peu moins généreux avec les assistés, et plus avec ceux qui travaillent pour de bas salaires…
Quand on est de droite, on dit qu’il faut baisser le RMI pour creuser l’écart avec le salaire minimum ; et quand on est de gauche, qu’il faut augmenter le salaire minimum. On a tort dans les deux cas. Imaginer que pour aider les pauvres il faut baisser le RMI est une obscénité. Mais croire qu’il suffit de décréter une hausse du smic pour venir à bout de la pauvreté est une illusion. On a beau avoir en France un salaire minimum plus élevé que dans d’autres pays, ça n’a pas empêché qu’il y ait des travailleurs pauvres et du chômage. Il faut donc changer de logique.
 
Comment ?
Il faut répéter que les gens qui sont au RMI n’ont pas choisi d’être assistés. Mais le système a des effets pervers. Mettons-nous dans la peau d’un RMiste à qui on propose un emploi au salaire minimum : il va se retrouver avec une couverture maladie moins importante, moins d’aide au logement, et au final moins d’argent, tout en étant moins disponible pour ses enfants… Quand le RMI a été créé, en 1988, ce risque avait été perçu : on avait imaginé qu’il faudrait créer un complément aux revenus du travail, afin qu’aucun emploi ne laisse sous le seuil de pauvreté. Le système que notre association défend aujourd’hui, le RSA, revenu de solidarité active, était déjà dans les cartons du RMI.
 
Quel est son principe ?
Chaque heure travaillée doit améliorer le revenu final de la famille ; et toute activité, même partielle, doit permettre de franchir le seuil de pauvreté. Pour cela, on peut choisir une réforme maximaliste où toutes les aides (RMI, allocation parents isolés, voire allocations familiales) seraient remplacées par une seule aide dégressive ; ou bien une réforme plus légère qui s’adapterait au système actuel pour en combler les interstices.
 
Les classes « moyennes inférieures », qui continueront à n’avoir pas droit aux aides, ne risquent-elles pas de se considérer à leur tour comme appauvries ?
C’est une des raisons pour lesquelles il est indispensable d’expérimenter le RSA sur des populations réduites, des territoires circonscrits. Lorsqu’on a créé Solidarités actives, en janvier 2006, c’était avec l’idée de monter des expérimentations sociales. Dominique de Villepin a proposé qu’on le fasse dans le cadre étatique, j’ai refusé. En revanche, je lui ai demandé une loi qui ouvre la possibilité d’expérimenter. Nous l’avons obtenue, ainsi qu’une subvention en contrepartie de la remontée de nos expérimentations. Les Anglais ont une règle : lorsqu’ils mettent en œuvre des politiques publiques, ils consacrent d’abord 10 % des ressources à les tester. En France, on est capable de mettre 7 milliards d’euros dans la prime pour l’emploi pour que, trois ans plus tard, la Cour des comptes vienne dire : « Cela n’a pas eu d’effet. » Moi, je plaide pour un système où, avant de mettre 7 milliards d’euros, on expérimente dans trois régions pour 500 millions. Si ça marche, on l’étend à l’ensemble du pays.
 
Si l’Etat s’occupe de donner un complément de ressources à tous les mal-payés, les entreprises ne seront-elles pas encouragées à baisser encore les salaires et à développer le temps partiel ?

Sauf si les allégements de charges des entreprises sont liés à leurs engagements en matière de qualité de l’emploi – type de rémunération, accès à la qualification… Nos programmes expérimentaux tendent à obtenir que les contrats aidés subventionnés débouchent sur des emplois pérennes. Tout cela passe par la négociation. C’est ainsi que la CGT, qui refusait au départ le RSA parce qu’il risquait de dédouaner les entreprises de leur responsabilité d’employeur, a accepté de jouer le jeu.
 
Vous souhaitez que les revenus des dirigeants d’entreprise varient en fonction des indices de pauvreté. N’est-ce pas naïf ?
Pour moi, ce qui serait naïf, ce serait de croire que les choses vont s’améliorer de manière spontanée. Car je ne crois pas aux comportements philanthropiques. Pour autant, je ne supporte pas d’entendre certains dénoncer les effets pervers qu’ils ont eux-mêmes créés : entendre un patron se plaindre des charges sociales alors qu’il a une part de responsabilité dans le chômage et l’exclusion, ou les banques s’inquiéter du surendettement alors que leurs agents sont payés et intéressés aux crédits qu’ils placent auprès des surendettés. Si l’on taxait les banques en fonction de l’augmentation de l’endettement, ou l’industrie agroalimentaire en fonction de l’augmentation de l’obésité, si les patrons étaient d’autant moins payés que la pauvreté augmente, peut-être que l’intérêt qu’ils porteraient à ces sujets serait autre.
 
Sachant que dans nos économies ouvertes les performances reposent sur un volant de main-d’œuvre mal payée, une société sans pauvres est-elle possible ?
Il est vrai que la montée de la pauvreté n’a pas dérangé un certain nombre d’acteurs économiques… Le surendettement est accepté par le monde bancaire, la crise du logement profite aux professionnels de l’immobilier, les dirigeants d’entreprise compressent les salaires et maximisent leurs marges en sachant que la charge de la pauvreté et du chômage reposera sur l’ensemble de la société. Compte tenu de l’Histoire, ce serait prétentieux de dire qu’un monde sans pauvres est possible. Mais on doit se battre pour une société où les inégalités seraient moins fortes, qui ferait une place à chacun, même aux moins performants.
 
La place de l’économie solidaire est donc appelée à augmenter ?
Oui, et ce n’est pas un mal, même si l’on est en droit de se demander, lorsque Les Restos du cœur augmentent leur activité de 10 %, si c’est un succès ou un échec. L’économie solidaire, c’est adapter le travail aux possibilités, aux aptitudes, aux besoins de certains ; c’est dire qu’à côté d’une activité économique hyper exposée à la compétition internationale il peut y avoir des secteurs avec une productivité un peu plus faible, des exigences différentes. Si vous achetez moins cher une chemise neuve parce qu’il y a eu des gains de productivité et des délocalisations, une partie des marges doit être réinvestie dans une économie du recyclage des vêtements qui va faire travailler des gens sans recherche de profit.
 
C’est la fameuse taxe textile ?
Oui, l’idée de cette taxe était que le secteur du textile, qui représente 27 milliards d’euros de chiffre d’affaires, devait financer en partie les activités d’insertion liées au recyclage. On ne demandait pas davantage d’allocations, on défendait un secteur économique. Les industriels du textile nous disaient : « Avec cette taxe, vous allez détruire nos emplois pour en soutenir d’autres. » Alors on a emmené des patrons et des députés dans nos centres pour qu’ils voient des gens qui travaillent, et on a réuni tous les responsables du secteur autour d’une table. Et le principe de la taxe a été voté par la droite comme par la gauche.
 
Y a-t-il une prise de conscience de la pauvreté chez les élites ?

Non. Sauf lorsque leurs propres enfants sont concernés. La crise du logement a été constatée à retardement par les dirigeants et les gouvernants, lorsqu’ils ont vu la copine de leur fils ou le copain de leur fille avoir un problème pour trouver un appartement, alors que, d’après eux, ils remplissaient tous les critères (études, emploi...). On a vu aussi les inquiétudes qu’a suscitées le CPE dans les classes moyennes et supérieures. Les gens constataient qu’on pouvait faire des études et ne pas trouver de boulot, ou trouver un boulot et ne pas trouver à se loger. Mais l’économie solidaire reste pour beaucoup une économie de martiens utopistes. Et les patrons écarquillent les yeux…
 
Pourtant, vous travaillez avec l’un d’eux !
Mais c’est un cas, une exception ! Benoît Genuini a renoncé à des fonctions et à des responsabilités rémunératrices pour construire ce projet. Chapeau ! Il peut arriver que les grands responsables d’entreprise donnent de l’argent pour les soupes populaires, mais ils ne font jamais le lien entre le cœur de leur activité, leur politique salariale et leur responsabilité dans la pauvreté.
 
Comment faire bouger les choses ?

En encourageant les faibles à s’organiser en lobbies comme les puissants. Et en ébranlant un système de plus en plus cloisonné – il est possible aujourd’hui d’avoir des responsabilités et de s’abstraire des problèmes de ses contemporains. Dans nos travaux, nous préconisons donc que tous les responsables qui élaborent des réglementations aient l’obligation de passer une semaine par an au contact des usagers concernés par ces mesures. Ensuite, il faudrait systématiquement associer les destinataires des réformes – ce que nous faisons dans nos expérimentations – en leur demandant : si on agit de telle façon, est-ce que ça répond à votre problème ? Et surtout, quel sera votre comportement ? L’inadaptation des politiques à leur objet vient très souvent d’une méconnaissance des comportements. Enfin, dans la fonction publique, on devrait promouvoir le droit de « déréserve » autant que le droit de réserve. Je suis frappé du nombre de fonctionnaires qui se plaignent de devoir faire des choses absurdes, qu’ils critiquent sous le manteau, mais continuent de faire ; on sous-estime la capacité qu’ils pourraient avoir à prendre un peu plus de responsabilités et de risques. D’ailleurs, on devrait renverser la problématique du risque, car, aujourd’hui, ceux qui prennent le moins de risques sont ceux qui sont aux responsabilités, contrairement à ce qu’on prétend. Il y a une mythologie, une captation de l’idéologie du risque chez les patrons, alors qu’ils n’en prennent pas du tout !
 
Un patron qui déciderait aujourd’hui d’avoir une politique sociale ne serait-il pas plus populaire qu’un Antoine Zacharias, ancien patron de Vinci, récemment installé en Suisse pour faire fructifier un capital d’au moins 100 millions d’euros ?
L’idéal, pour un patron, reste de gagner beaucoup d’argent par des mécanismes qui créent de la pauvreté et de faire des bonnes œuvres. Ce n’est évidemment pas le plus utile à l’intérêt général. J’interviens souvent dans les lycées, les facs, les grandes écoles, auprès de jeunes qui veulent donner un peu de sens à leur vie, qui cocheraient plutôt la case Emmaüs que la case Total. J’essaie de les préparer à déjouer les pièges qui font que tout le système est organisé pour leur montrer qu’ils sont des naïfs s’ils continuent avec ces idéaux-là. Pourtant, l’engagement est compatible avec l’entreprise. A Solidarités actives, on fait travailler des gens qui quittent six mois leur boîte pour venir chez nous. Et on essaie de trouver des patrons qui continuent à les payer. Ce sont des gens compétents, motivés, qui, lorsqu’ils reviendront dans leur entreprise, auront une vision des choses un peu différente de celle qu’ils avaient jusqu’alors.

Propos recueillis par Vincent Remy

(1) Un travailleur pauvre est une personne active qui appartient à un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. En 2003, ce seuil, fixé à 60 % du revenu médian, représentait pour une personne seule 774 euros par mois (le revenu médian, 1 290 euros en 2003, partage la population en deux parties égales, la moitié gagnant le revenu médian ou moins, l’autre plus).
 
(2) La Pauvreté en héritage, 2 millions d’enfants pauvres en France, de Martin Hirsch, avec Sylvaine Villeneuve, éd. Robert Laffont, 224 p., 18 € (les droits sont reversés à Emmaüs France et à l’Agence nouvelle des solidarités actives).

Télérama n° 2973 - 6 Janvier 2007

 

telerama.fr Martin Hirsch

 

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23/01/2007 15:31

Cardinal Lustiger : "L'amour du prochain vécu par amour du Christ"

Cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque émérite de Paris :

«On ne le remplacera pas ! La figure de l’abbé Pierre, c’est l’image du clergé francais comme il apparaissait dans le film Monsieur Vincent avec Pierre Fresnay en 1954. L’abbé Pierre avait la même silhouette quand il est entré sur la scène publique, un peu comme si saint Vincent de Paul avait fait un saut de deux siècles !

Pour les Français, chrétiens ou non, il a donc porté cette image de l’amour des pauvres dont les saints du passé ont été les témoins et les représentants. Chacun reconnaissait en lui comme un resurgissement de cette évidence, de cette exigence, de l’amour du prochain vécu par amour de l’Évangile et par amour du Christ.

C’est une sorte de défi spirituel, mais il est resté fidèle jusqu’au bout à cette image qu’il a assumée malgré un demi-siècle de changements dans la société française. C’est un redoutable défi personnel pour celui qui le porte, et une tâche terrible et difficile de symboliser un tel aspect dans une conscience nationale… J’ai toujours prié pour que le Christ donne à l’abbé Pierre la force et la fidélité de répondre à ce qu’il avait lui même choisi comme chemin, parce que c’est un chemin difficile.

Qui aujourd’hui se chargera de cela ? L’héritage de l’abbé Pierre est multiple. C’est une figure qui restera et qui a marqué une époque, mais je doute que l’on puisse se disputer un héritage pareil. Ce qu’il a dit et voulu faire pour le logement, par exemple, ou pour la situation des plus pauvres est actuellement largement entendu et assumé par de multiples organisations qui peuvent ou non se réclamer de lui, et qui couvrent tout l’horizon des convictions religieuses, humanistes ou laïques.

Ainsi, se reconnaître dans celui qui a rappelé cette exigence est une manière d’honorer une richesse patrimoniale de la conscience commune des Français. Il a d’ailleurs toujours été « l’Abbé », même si les prêtres aujourd’hui ne s’appellent plus comme cela. Et sa popularité révèle comme en écho la figure du prêtre français exprimée laïquement au plus profond de la mémoire de notre pays. »

la-Croix.com Cardinal Lustiger L'amour du prochain vécu par amour du Christ

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L’obsession d’une vie   par Noël Bouttier

Il devait s’y attendre, le saint homme, à être couvert d’éloges le jour où il allait prendre la tangente. C’est effectivement ce qui s’est passé dès ce matin du 22 janvier où le cœur de l’abbé Pierre s’est arrêté de battre. Certes, on n’a pas lieu de douter de la sincérité des superlatifs qui ont été prononcés ou écrits depuis. Le vieil homme a touché, ébranlé, à un moment ou un autre, chacun, par-delà son identité de croyant ou d’athée, de riche ou de pauvre, de personnalité ou d’anonyme. Et c’est sans doute la force d’une icône de ne pas connaître de frontière et de toucher ce qu’il y a de plus sensible en nous. L’abbé Pierre était un symbole, assurément.
Mais attention à ne pas en rester à cette image tranquille et consensuelle ! Henri Grouès, depuis l’âge de 19 ans, où il distribue tous ses biens aux gueux, jusqu’à l’an dernier où il se rend au Palais-Bourbon pour faire pression sur des parlementaires soucieux d’alléger leurs obligations de logement social, n’a jamais fait de compromis avec son option préférentielle pour les pauvres. Ce n’était pas simplement un discours, mais une préoccupation de tous les instants. Lui rendre hommage aujourd’hui, c’est d’abord répondre à la question qu’il avait toujours en tête : « Et toi, qu’as-tu fait pour les autres ? »
Insurgé, insoumis, rebelle, subversif… les qualificatifs n’ont pas manqué pour le définir. Ils visent juste, mais laissent de côté la dimension collective de l’œuvre de l’abbé Pierre. Il ne faisait pas simplement pour les autres, mais avec. Ses intuitions et ses colères n’ont pas été de simples pavés dans la mare ; elles ont débouché sur un vrai mouvement de fond autour d’Emmaüs qui s’est organisé dans tout le pays, et même à l’étranger, pour tordre le cou aux fatalismes et à tous ces refrains – « Des pauvres, y’en aura toujours. » En 1994, il écrivait déjà : « L’Europe est riche de 40 millions de pauvres. Il n’y a qu’une guerre qui vaille : la guerre contre la misère. Qu’attendez-vous pour agir, un tremblement de terre ? » La question doit être posée aux responsables, mais aussi à chacun d’entre nous : pourquoi remettre à demain les gestes, les décisions qui pourraient rendre notre monde plus habitable ?
L’abbé Pierre voulait nous contaminer de son urgence, celle du respect scrupuleux des droits humains. Certes, on pourra gloser sur son soutien au révisionniste Garaudy ou sur son apparence de prêtre d’un autre temps. Là n’était pas l’essentiel, car l’abbé Pierre se moquait du qu’en dira-t-on et des tics de la modernité. Nous rendre plus homme et, pour les chrétiens, plus sincères vis-à-vis de la subversion évangélique… telle fut sans doute sa seule obsession. Rien que pour cela, nous lui sommes à tout jamais reconnaissants !

http://www.lejourduseigneur.com/accueil/l_evenement/hommage_a_l_abbe_pierre_en_video

 

événement
L’Afrique au carrefour des luttes in l'Humanité

FSM . Plusieurs milliers d’altermondialistes se sont retrouvés samedi à Nairobi (Kenya) pour la 7e édition du Forum social mondial, ouvert sous le signe de la diversité et de la solidarité.

Nairobi (Kenya),

envoyée spéciale.

« Tu aurais le contact de ce mouvement indien ? » Un responsable de quartier d’un bidonville de Nairobi au pantalon élimé demande des précisions à un Indonésien, jeans et chemise blanche immaculée, qui vient de lui expliquer comment les pressions des sans-toit indiens ont contraint leur Parlement à un débat sur le droit au logement. La scène résume l’esprit dans lequel s’est ouverte, samedi au Kenya, la septième édition du Forum social mondial. Au terme d’une marche de 8 kilomètres partie du bidonville de Kibera, un des plus grands d’Afrique, la foule s’est retrouvée sur la colline verdoyante du parc d’Uruhu, un mot qui en kényan signifie liberté. Là, dans une ambiance de kermesse, les foulards violets de la marche des femmes ont croisé les processions blanches des mouvements religieux, très puissants au Kenya, les T-shirts rouges des Américains pour une justice globale se sont faufilés à côté des chapeaux verts de Via Campesina, plate-forme mondiale d’organisations paysannes, pendant que dans un coin les grands boubous brodés du Front Polisario agitaient les drapeaux de leur pays occupé par le Maroc. Alors que sur la scène les promoteurs du mouvement ont défilé, enchaînant les discours, les militants se sont découverts, rencontrés, parlé. Chacun a commencé à prendre des contacts pour des luttes à venir.

La solidarité est le maître mot. Chacun veut à la fois « faire connaître sa cause », comme l’explique Htoo Chit, un opposant au régime dictatorial birman, et apprendre des autres.

« C’est toujours intéressant de rencontrer d’autres gens pour connaître leurs cultures, leurs visions », résume Malainin Lakhal, secrétaire général du syndicat des journalistes du Sahara-Occidental. Sophie Acan Odeng, cheveux en boucles permanentées et T-Shirt bleu turquoise, espère partager l’expérience de l’organisation de femmes séropositives ougandaises qu’elle coor- donne parce que « nous menons des batailles pour obtenir les droits qu’on nous refuse ». Droit à la terre, droit à l’eau, souveraineté alimentaire, lutte contre la dette, cause palestinienne, droit des femmes, bataille contre les - expulsions dans les bidonvilles, droits syndicaux, droits de l’homme : en plus des différences culturelles, chacun est venu avec son combat. Et si le forum est bien, ce jour-là, « l’espace de dialogue, d’échanges, d’apprentissage mutuel » que vante Chico - Withaker, un des Brésiliens à l’origine du mouvement, tous ici veulent remettre le respect des hommes au coeur de la gouvernance mondiale. « Nous sommes unis contre ceux qui exploitent notre richesse, notre terre, nos enfants », hurle dans le micro la porte-parole de Via Campesina. Le mouvement altermondialiste n’a peut-être pas changé le monde, mais il peut se vanter d’avoir, comme le résume le prix Nobel de la paix sud-africain Desmond Tutu, « mis certains sujets au centre des débats ».

« un continent qu’on a rendu pauvre »

L’Afrique, qui accueille le FSM pour la deuxième fois (l’an dernier un forum décentralisé a eu lieu au Mali), tient une place particulière dans cette lutte pour un monde plus juste. « Le système que nous combattons ne donne pas de place aux gens de ce continent », a rappelé Candido - Grzybowsky, qui dirige au Brésil un centre d’analyse économique et sociale. Pour tous, il était important de se réunir ici, parmi ceux qui sont le plus frappés par la misère et l’iné- galité. Sur ce continent « qui n’est pas pauvre, mais qu’on a rendu pauvre », comme l’explique un militant bangladais. Beaucoup, d’ailleurs, soulignent la continuité entre le mouvement altermondialiste et les luttes pour la décolonisation et contre l’apartheid. Une continuité symbolisée par la présence de Kenneth Kuanda, ex-président zambien et soutien actif de l’ANC, et d’autres mouvements d’émancipation, dont il égrène à la tribune les noms des dirigeants. Cette fois encore, l’enjeu est pour la société civile africaine de se rencontrer, de s’organiser pour pouvoir se saisir des problèmes et peser davantage sur les décisions qui engagent l’avenir de leur continent.

À Nairobi, chacun prend conscience qu’il n’est pas seul. « Quand je regarde la foule, je me dis voici nos amis, notre famille. Être ici me donne le sentiment de ne pas me battre seul, c’est important pour pouvoir continuer », estime Budi Tjahjono, un Indonésien du mouvement chrétien Pax romana. L’énergie et l’enthousiasme générés par les rencontres du FSM servent de moteur aux combats à venir. Ainsi ce représentant du mouvement des dalit, les basses castes indiennes en lutte pour une reconnaissance d’un véritable statut, veut puiser une force nouvelle dans le partage d’idées avec les groupes locaux, privés comme lui d’accès à la terre.

agir est désormais une priorité du fsm

Mais au-delà du lien de ceux qui luttent sur des thèmes similaires, les discussions du forum permettent « aux différents groupes de faire converger leurs visions », souligne Gustave Massiah, président du Centre de recherche et d’information sur le développement (CRID). « Au fil du temps, on a compris qu’on ne peut pas parler d’inégalités sans parler de discrimination, que la lutte pour la liberté et la démocratie est un élément de libération sociale, que les droits économiques et sociaux sont des droits de l’homme, que la souveraineté alimentaire implique la prise en compte de l’écologie. C’est une nouvelle culture politique qui se construit. »

Agir est désormais une priorité du FSM. Pour cette édition, une journée sera donc « totalement consacrée à faire fonctionner cette recherche d’actions communes », a rappelé Chico Whithaker. À l’image de la lutte pour l’accès aux antirétroviraux, dans laquelle convergent les pressions des organisations de malades du Sud, des ONG médicales occidentales, mais aussi des militants contre la propriété intellectuelle. Pour contraindre les firmes pharmaceutiques à accepter la production de génériques à bas prix, l’idée est d’élaborer des campagnes communes, dans lesquelles chacun joue un rôle propre à partir de ses problèmes et de ses capacités d’action. Un activiste américain résume : « Nous devons faire fonctionner les réseaux, construire des coalitions pour que ce mouvement pèse sur le monde. »

Camille BauerLe Web de l’Humanité L’Afrique au carrefour des luttes - Article paru le 22 janvier 2007

 

 

http://www.liberation.fr/dossiers/fsm/comprendre/_files/file_230168_448659.pdf

http://www.liberation.fr/dossiers/fsm/comprendre/_files/file_230168_485404.pdf

 

 

Petite mise au point autour de l’affaire des "caricatures"

Je ne voulais pas en parler mais, devant le raz-de-marée des postures bien-pensantes, je sors de mon silence juste le temps de préciser deux ou trois choses. J’ai déjà dit pas mal de choses à ce sujet il y a un an. Mais les fausses évidences marquent plus les esprits, surtout quand elles sont du registre des préjugés, des bas instincts et non des réflexions construites, élaborées dans un perpétuel questionnement du monde.


AgoraVox le media citoyen Petite mise au point autour de l'affaire des caricatures

http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=19040

 

 

 

Sans-papiers : retour à l’Etat de droit ?

Les associations de défense des droits de l’homme doivent se réjouir: la Cour de cassation vient de fixer des limites aux pratiques de reconduite à la frontière des étrangers dépourvus de titre de séjour.

Le scénario était devenu classique : un étranger en situation irrégulière demandait le réexamen de son dossier, ou était convoqué par la préfecture à l’occasion de son mariage ou sous un autre prétexte. Loin d’être reçu par un fonctionnaire complaisant, il se trouvait accueilli par les forces de l’ordre, menotté, et placé dans un centre de rétention souvent éloigné de son domicile en attendant d’être reconduit à la frontière dans les délais les plus brefs possible. Le tout sans avoir eu le temps de prévenir qui que ce soit de son entourage...

Classique, mais peu connu. Rares en effet ont été les médias qui ont dénoncé ces pratiques pourtant exorbitantes du droit commun, c’est le moins que l’on puisse dire. Les réactions d’élus ont été encore plus discrètes, souvent marquées par l’incrédulité. Seules, les associations de défense des droits de l’homme (particulièrement le GISTI, Groupe d’intervention et de soutien aux travailleurs immigrés) ont régulièrement attiré l’attention sur ces agissements, se heurtant à l’indifférence de l’opinion.

De telles ruses sont désormais officiellement hors la loi : la Cour de cassation, à propos d’une de ces affaires intervenues en région parisienne, estime que "l’administration ne peut utiliser la convocation à la préfecture d’un étranger, faisant l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière, qui sollicite l’examen de sa situation administrative nécessitant sa présence personnelle, pour faire procéder à son interpellation en vue de son placement en rétention".

Le Conseil d’Etat vient par ailleurs de suspendre une circulaire du ministère de l’Intérieur qui permettait de placer en rétention des sans-papiers dès leur arrestation.

Le mérite de ces arrêts n’est pas seulement de rappeler ce qu’est l’Etat de droit : il est aussi de reconnaître officiellement l’existence de ces procédés pour le moins expéditifs...

 

 

 

 

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L’ intellectuel européen doit-il renoncer à la mélancolie ?

D’Est en Ouest, des intellectuels s’interrogent : que sont devenus leurs combats ? Après “la fin des utopies”, faut-il s’engager à changer le monde, ou à le repenser?

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Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? On a beau les savoir insolubles, certaines questions brûlent toujours les lèvres. Un intellectuel européen, ça ne se définit pas : on le sait quand on en rencontre un, c’est tout. Sauf peut-être quand « on » s’appelle Wolf Lepenies. En 1991-1992, à l’invitation de Pierre Bourdieu, ce sociologue allemand, directeur du Wissenschaftskolleg à Berlin, s’est attaqué à l’énigme pendant un an à la chaire de civilisation européenne du Collège de France. Sacré timing ! Le mur de Berlin – « mur porteur » du débat intel­lectuel depuis trente ans – vient de tomber, entraînant dans sa chute tout le bloc de l’Est ; l’« empire du mal » agonise, les frontières de l’Europe subissent un début de lifting et le monde se pare d’un air « global ». L’« intellectuel européen » peut se gratter la tête devant tout ce chambardement, groggy.

Quinze ans ont passé. Le cours de Wolf Lepenies vient juste d’être publié, et ce passionnant portrait de l’intellectuel européen en mélancolique n’a rien perdu de son intérêt ni – peut-être – de son actualité. En mélancolique, oui. Car depuis sa naissance, au XVIIe siècle, l’homo europaeus intellectualis est sujet à cette « tristesse rêveuse » : « Il souffre du monde , expliquait le socio­logue allemand dans sa leçon inaugurale. Il tente d’exprimer cette souffrance, et finalement il souffre de lui-même parce qu’il peut seulement réfléchir et non agir. » Et son martyre ne s’arrête pas là : comme il ne veut pas « commettre un sacrificium intellectus et faire passer le monde pour meilleur qu’il n’est, il doit rêver et imaginer un monde meilleur. C’est alors que naît l’utopie, ce genre qui accompagne l’éveil de l’Europe à l’époque moderne. » Et qui, quand Wolf Lepenies prononce ces mots, en 1991, finit de s’effondrer avec le mur berlinois. Mais la mélancolie, qu’est-elle devenue ? Elle n’est plus ce qu’elle était, mais a-t-elle disparu pour autant ? L’occasion était belle, quinze ans après, de retourner voir Wolf Lepenies pour lui demander ce qu’il ajouterait ou retirerait à son portrait. Et d’aller rencontrer quatre grandes figures du Vieux Continent, texte en main, pour qu’elles se joignent à la réflexion.

Il y a quinze ans, citant Valéry, Lepenies désignait Hamlet comme la figure emblématique du penseur européen. Hamlet qui, « depuis la terrasse de son château au Danemark, contemple l’Europe, ce continent de la mélancolie ». Mais pour beaucoup d’intellectuels, dans les années qui précèdent la chute du Mur, « To be or not to be » n’était pas la question : « To do or not to do » (agir ou ne pas agir) faisait mieux l’affaire. Bronislaw Geremek en parle d’expérience : médiéviste, dissident politique (au sein du syndicat Solidarité), homme de pouvoir (il fut ministre des Affaires étrangères de la Pologne de 1997 à 2000), et aujourd’hui député européen, il a connu la trajectoire « complète » de l’intellectuel. Dans son bureau du Parlement européen, il raconte comment, un jour d’août 1980, lui qui avait « justement choisi d’étudier le Moyen Age pour s’éloigner du présent », s’est transformé en intellectuel engagé : « J’apportais une lettre de soutien à Lech Walesa et aux ouvriers en grève du chantier naval de Gdansk. Walesa m’a dit : “Je vois ici beaucoup de noms célèbres, mais concrètement, comment pouvez-vous nous aider ?” Ce que nous pouvons vous offrir, lui ai-je répondu, c’est l’expertise de chacun d’entre nous dans son domaine de recherches. Une demi-heure plus tard, il revenait avec une “motion” des ouvriers instituant une “commission d’experts”. Il s’est passé ce jour-là une chose historique : un moment de confiance rare entre ouvriers et intellectuels, cet événement unique où ceux dont le métier est de penser sont attendus, leurs initiatives et leurs idées souhaitées. » L’heure n’était pas à la mélancolie… ni à l’utopie : « Il fallait bien que nous soyons idéalistes pour croire qu’avec la parole nous pouvions abattre ce régime communiste policier et surmilitarisé. Mais nous étions aussi réalistes : notre action était pensée comme la tentative d’aller jusqu’aux limites du possible – plus quelques millimètres dans l’impossible ! – sans dépasser les bornes. On nous rappelait tous les jours qu’on était sur la ligne rouge et que les risques de déstabilisation que nous prenions en Pologne pouvaient détruire la paix en Europe et peut-être même dans le monde. »

Geremek a connu la victoire. Puis le pouvoir. Et la tristesse qui vient avec : « C’est inévitable : l’intellectuel fait l’analyse critique de la réalité mais l’homme politique doit prendre des décisions . L’intellectuel qui agit en politique trahit donc sa vocation principale et se révèle souvent inefficace dans l’action. » Bataille de sentiments : quand il pense aux ouvriers polonais à l’origine du changement historique de 1989, « et qui ont payé leur succès d’un coût social très élevé » (la dégradation de leur niveau de vie après les privatisations, NDLR), c’est de « l’amertume » et du« désenchantement » que l’ancien dissident ressent. La mélancolie le gagne plutôt quand il songe aux livres qu’il n’a pas écrits, faute de temps. Ou lorsqu’il évoque les universités polonaises qui, au début des années 90, ne parvenaient pas à remplir les postes de professeurs vacants, faute de candidats, « pendant que les écoles de commerce et la Bourse de Varsovie embauchaient à tour de bras »… Le désenchantement serait politique, la mélancolie culturelle ? C’est l’avis de Patrick Michel, chercheur au CNRS et auteur d’Europe centrale, la mélancolie du réel , une étude sur les pays d’Europe centrale et de l’Est depuis 1989 : « A l’Est, la figure de l’intellectuel n’est plus enviable. Elle a très vite cessé de fasciner après la chute du Mur. A Sofia, Budapest ou Varsovie, l’idée qu’on pouvait modifier en profondeur la réalité sociale par la réflexion et le débat politique a cédé la place aux soucis du consommateur, qui s’est vite rendu compte que la démocratie n’entraînait pas forcément un accès illimité aux rayons des supermarchés. Aujourd’hui, on comprend mieux ces sociétés en étudiant leur rapport à la consommation qu’en analysant leur vie culturelle ou politique. En cela, elles nous ressemblent bien ! »

La victoire en déchantant, en somme. Malgré l’intégration européenne, la monnaie commune, les rêves de Constitution européenne ? Wolf Lepenies l’avait pressenti dès 1991, depuis sa chaire du Collège de France. Quelque chose le gênait, dans la façon dont les experts de l’Ouest s’adonnaient « à l’illusion de la victoire finale. Comme s’il ne s’agissait plus, après la chute des régimes socialistes, que d’assurer l’adaptation de l’Est à la société civile grâce à des mesures d’aide monétaire et à l’exportation des idées directrices de l’utopie libérale », prévenait-il à l’époque. Leur erreur, à ces experts, consistait à « oublier le déclin de leurs propres convictions utopiques avec la fin de l’utopie socialiste ». Quinze ans plus tard, assis dans le petit salon du Wissenschaftskolleg, à Berlin, il dresse un bilan mitigé. « L’utopie communiste s’est effondrée, réjouissons-nous, mais pas “l’utopie capitaliste”, cette conviction que le progrès de la science et de la technique constitue le moyen infaillible de transformer le monde entier en une vaste société civile universelle. Celle-là, d’utopie, n’a pas disparu. » La science n’a pas cessé de progresser, et avec elle ses effets indésirables, comme le réchauffement climatique. Le destin de l’homme n’est plus assuré, et l’angoisse de Hamlet, métaphysique et romantique, fait un come-back inattendu. Au fond, la mélancolie reste peut-être bien ce qu’elle était : « Une de ses formes ne nous a jamais vraiment quittés , souligne l’essayiste portugais Eduardo Lourenço, auteur de plusieurs études sur LE poète de la mélancolie, Fernando Pessoa, et d’une Mythologie de la saudade. « C’est le sentiment d’accablement de l’homme devant l’énigme du monde, que peint si bien Dürer dans son tableau Melancholia. Ce sentiment a précédé l’invention des sciences modernes, mais il reste prégnant maintenant que l’homme est devenu un “dieu de lui-même”. La science nous promettait un paradis sur terre, elle dessine aujourd’hui une perspective exactement inverse et nous n’avons plus d’utopie à lui opposer. Alors la mélancolie nous envahit de nouveau, nourrie par l’impression que soit l’humanité rebrousse chemin et renonce à son comportement suicidaire, soit elle va à la catastrophe. »

L’important, comme le proclamait l’affiche du film Midnight Express , « c’est de ne pas désespérer ». La voie n’est d’ailleurs pas sans issue... à l’Est. Ces dernières années, le Wissenschaftskolleg a créé des antennes dans la plupart des grandes capitales d’Europe centrale ou orientale et les échanges sont encourageants : « On sent que les choses bougent, affirme Wolf Lepenies, que l’intérêt pour les sciences humaines renaît. Notre principale difficulté, c’est de convaincre nos étudiants de Sofia ou Bucarest de travailler sur des sujets “locaux” alors qu’ils nous proposent de faire des recherches sur Derrida, le postmodernisme ou Heidegger. On leur dit : parlez-nous de vous, c’est cela qui nous intéresse ! » En poussant un peu, jusqu’en Chine et au Japon, le sociologue allemand croit même déceler un renouveau de l’esprit... européen : « Quand je discute avec des chercheurs à Tokyo ou Pékin, je retrouve ce regard sur le monde qui a longtemps été l’apanage de l’intellectuel du Vieux Continent : une ironie, un “clin d’œil” par-dessus la mélancolie, une façon de préserver quelque chose d’inaliénable malgré l’adaptation au capitalisme. »

Et à l’Ouest, rien de nouveau ? Si bien sûr. Mais l’Europe semble orpheline d’une certaine figure d’intellectuel : « Si je suis devenu dissident, confie Geremek,si je me suis dit à un moment de ma vie : “Il faut que j’essaie de faire quelque chose”, ce n’était pas en regardant du côté de la Vistule mais vers les bords de Seine : ma référence, c’était l’attitude des intellectuels de la rive gauche dans l’après-guerre, cette façon de mettre en route rêves et émotions dans l’“engagement”, là où l’on attendait plutôt l’expertise critique et la distance. J’ai l’impression que cette idée d’engagement ne fonctionne plus en France – et pas seulement en France d’ailleurs. »

Tout se passe comme si un nouveau mur s’était dressé devant l’intellectuel européen après 1989. Patrick Michel le définit comme « la difficulté que chacun éprouve à rendre enthousiasmant un projet politique déconnecté de l’utopie. Celui, par exemple, qu’on a vu à l’œuvre ces dernières années avec les expériences de Lionel Jospin ou de Tony Blair ». Trois doses de pragmatisme et une de mélancolie, « soyons réalistes... hélas » ! Le cocktail politique d’une génération post-1989 convertie au pragmatisme n’est pas du tout du goût de Slavoj Zizek. Sa simple évocation fait bondir le philosophe slovène, auteur il y a quelques mois d’un savoureux article intitulé « Que veut l’Europe ? ». « Je vais encore passer pour un stalinien , s’agace cet insaisissable globe-trotter déniché à Londres, mais cette mélancolie d’intellectuel de gauche “pragmatique” est la principale forme de trahison de la pensée aujourd’hui. Je ne parle pas de trahison de l’idéologie communiste, pour laquelle j’ai peu de nostalgie, mais de l’abandon de ce que l’Europe nous a peut-être légué de plus précieux : l’idée d’une cause universelle à défendre. » On a jeté le bébé avec l’eau du bain : la fin des utopies a emporté avec elle toute idée d’émancipation, on ne rêve plus d’avenir meilleur pour la « condition humaine ». « Quel est le mot d’ordre du capitalisme aujourd’hui ? demande Zizek. C’est : Travaillez, satisfaites bien sagement les exigences du marché, et offrez-vous pour tenir le coup un petit “supplément identitaire” – comme on dirait “un supplément nutritif” . Faites votre boulot et cultivez votre lopin de particularisme – la bouffe ethnique, par exemple, ou la musique corse. Le problème, c’est que lorsqu’on abandonne toute pensée universelle de la condition humaine, on plonge illico dans la mélancolie. »

Bronislaw Geremek se méfie lui aussi de la mélancolie : « Elle enrichit sans doute l’individu dans sa vie culturelle, mais elle le paralyse sur le plan politique. C’est un ferment de non-engagement. » Ni l’abstention aux élections, ni les valses-hésitations des intellectuels français depuis le début de la campagne présidentielle ne le contrediront. Elles n’étonnent pas Slavoj Zizek qui s’en remet à la psychanalyse pour faire son diagnostic : « Quand j’étais jeune, on disait que le deuil était bon, et la mélancolie mauvaise : grâce au “travail de deuil”, on finit par accepter la perte, alors que dans la mélancolie, on développe un attachement pathologique à ce qu’on a perdu. Comme les intellectuels de gauche aujourd’hui ! Convertis au réalisme, ils ont abandonné tout projet universel, mais ils conservent au fond un vieux rêve d’engagement radical, un regret inconscient qui les rend mélancoliques. Attitude des plus confortables pour arrêter de penser le monde... » Un monde compliqué, qui ne se laisse plus quadriller par les “vieilles” catégories d’avant 1989. Qui peut dire aujourd’hui si la Chine est un pays communiste ou un pays capitaliste ? « Le succès de l’Inde, remarque Bronislaw Geremek, semble une confirmation des valeurs libérales de l’Occident, mais celui de la Chine amène à la conclusion exactement inverse : la prospérité économique est donc possible sans liberté ! » Quinze ans après 1989, l’heure est donc toujours au grattage de tête. Peut-être n’est-ce pas un mal, affirme Slavoj Zizek, car « l’intellectuel européen a passé suffisamment de temps à essayer de “changer le monde” : le moment est [re]venu de le comprendre ». Votre ordonnance contre la mélancolie, docteur Zizek ? « Think. » .

Olivier Pascal-Moussellard

A LIRE
Qu'est-ce qu'un intellectuel européen ?, de Wolf Lepenies, éd. du Seuil, 440 p., 27 €

Europe centrale, la mélancolie du réel, sous la direction de Patrick Michel, éd. Autrement, 136 p., 14,95 €

Mythologie de la saudade, d'Eduardo Lourenço, traduit du portugais par Annie de Faria, éd. Actes Sud, 206 p., 18,29 €

Une certaine idée de l'Europe, de George Steiner, traduit de l'anglais par Christine Le Boeuf, éd. Actes Sud, 62 p., 10 €

Que veut l'Europe ?, de Slavoj Zizek, traduit de l'anglais par Frédéric Joly, éd. Flammarion, coll. Champs, 198 p., 7,5 €

Le Sujet qui fâche, de Slavoj Zizek, traduit de l'anglais par Stathis Kouvélakis, éd. Flammarion, 456 p., 24 €

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http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2007/baudrillard/emissions.php

http://www.humains-associes.org/No6/HA.No6.Baudrillard.1.html

 

BAUDRILLARD Jean, Gallimard, 1970

 

Fiche de lecture réalisée par Florent Dauba (ENS Ulm)

 

 

Idées clés :
Le corps comme objet de consommation : un objet-signe ; la production du corps comme objet de consommation ; corps  et contrôle social.

 

 

 

Remarques préliminaires

Jean Baudrillard propose ici une étude générale du procès de consommation dans les sociétés occidentales modernes. Dés lors l’analyse du corps comme objet de consommation, d’une part, ne peut occuper qu’une place limitée dans sa réflexion, et d’autre part reste dépendante de sa théorie de la consommation. Quelle est-elle ?

 

Le procès de consommation est analysé sous deux aspects fondamentaux :

 

Toutefois, il convient de préciser que ces deux aspects sont irrémédiablement liés dans la réflexion de Baudrillard. En effet, la consommation n’est porteuse de sens que parce qu’elle obéit à une logique de différenciation sociale ou statutaire : " on ne consomme jamais l’objet en soi, on manipule toujours les objets comme signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur " (p.79).

Cette analyse se double d’une vision critique de la société de consommation qui insiste :

  1. sur le caractère produit des besoins, et donc des types de consommation. Dit autrement, "  le système de besoin est le produit du système de production " (p.123).
  2. sur le puissant élément de contrôle social que constitue la consommation dans la civilisation occidentale moderne.

L’étude du corps obéit d’une manière générale à cette vision globale du procès de consommation.

 

Le corps comme objet de consommation : un objet-signe

Jean Baudrillard fait du corps " le plus bel objet " de consommation. " Sa redécouverte, écrit-il, après une ère millénaire de puritanisme, sous le signe de la libération physique et sexuelle, sa toute présence…dans la publicité, la mode, la culture de masse ou le culte hygiénique, diététique, thérapeutique dont on l’entoure, l’obsession de jeunesse, d’élégance, de virilité/féminité, les soins, les régimes, les pratiques sacrificielles qui s’y rattachent, le mythe du Plaisir qui l’enveloppe, tout témoigne aujourd’hui que la corps est devenu objet de salut " (p.199-200).

Le corps est ainsi sacralisé comme une valeur exponentielle et devient l’objet d’une consommation effrénée. A quelle logique sociale renvoit cette surconsommation et donc cette sacralisation du corps? Cet investissement narcissique incessant, " orchestré comme mystique de libération et d’accompagnement ", n’est autre qu’un investissement de type efficace, concurrentiel. Le corps ainsi réapproprié l’est d’emblée en fonction d’objectifs " capitalistes " : " s’il est investi, c’est pour le faire fructifier " (p.204), pour le valoriser. Par conséquent, le corps comme objet de consommation devient un signe ou un vecteur de distinction sociale, de différenciation par rapport à autrui : autrement dit, on gère son corps, on l’aménage comme un patrimoine et par là on le manipule comme  un des multiples signifiants de différenciation sociale .

L’exemple le plus frappant des effets de la représentation du corps comme bien de distinction ou de prestige social apparaît pour Baudrillard dans le domaine de la santé :  la santé n’est plus aujourd’hui un impératif biologique lié à la survie mais un impératif social lié au statut. " C’est moins une valeur fondamentale qu’un faire-valoir " (p.218). A partir de là, la relation de chacun à la santé entre dans une logique concurrentielle et se traduit par une demande virtuellement illimitée de services médicaux, chirugicaux, pharmaceutiques. Parallèlement, avec ce corps comme objet de prestige, la pratique médicale ( la pratique du médecin ) s’installe dans une situation de surprivilège social, le médecin devient un personnage " sacré ", grâce aux conseils et aux interventions duquel l’individu entretient et soigne son corps et donc maintient sa compétitivité et son prestige social.

 

La production du corps comme objet de consommation

La réappropriation du corps par l’individu, et donc le corps comme objet de consommation n’est pas chez Baudrillard la conséquence d’une demande naturelle. Il s’agit d’un besoin créé par le système lui-même. Ainsi, l’auteur insiste sur le rôle conséquent que joue la presse et les médias dans la " redécouverte " du corps. Il parle de réappropriation dirigée du corps. Baudrillard considère ainsi qu’un magasine comme " Elle " participe très fortement à l’entreprise de production et de diffusion du corps comme objet de consommation en suscitant ou en réveillant chez leurs lectrices la honte de soi, ou plus précisément la honte de son corps.

Des modèles de consommation sont ainsi façonnés et diffusés, modèles masculin et féminin auxquels il est implicitement ou explicitement conseillé de se conformer : le modèle masculin serait centré sur la " forme physique " et la réussite sociale, le modèle féminin sur la beauté et la séduction.Comme exemple de production médiatique de modèle de consommation, Baudrillard cite un texte tiré de la revue " Le Président " , " Pas de pitié pour les cadres ":

" Quarante ans : la civilisation moderne lui commande d’être jeune… La bedaine, jadis symbole de réussite sociale, est maintenant synonyme de déchéance, de mise au rancart. Ses supérieurs, ses subordonnés, sa femme, sa secrétaire, sa maîtresse, ses enfants, la jeune fille en micro-jupe avec qui il bavarde à la terrasse d’un café en se disant qui sait… Tous le jugent sur la qualité et le style de son vêtement, le choix de sa cravate et de son eau de toilette, la souplesse et la sveltesse de son corps…Il est obligé de tout surveiller : pli du pantalon, col de chemise, jeux de mots, ses pieds lorsqu’il danse, son régime lorsqu’il mange, son souffle lorsqu’il grimpe les escaliers, ses vertèbres lorsqu’il fait un effort violent. Si hier encore dans son travail l’efficacité suffisait, aujourd’hui on exige de lui au même titre forme physique et élégance…Conscient que sa réussite sociale dépend entièrement de l’image que les autres ont de lui, que sa forme physique est la carte maîtresse de son jeu, l’homme de quarante ans cherche son second souffle et sa deuxième jeunesse ".

En créant l’objet de consommation " corps ", le système de production capitaliste crée en même temps de nouvelles demandes parallèles, et contribue ainsi à assurer sa pérennité ou sa reproduction. Autrement dit le corps fait vendre : l’esthétique moderne du corps baigne dans un environnement foisonnant de produits, de gadgets, d’accessoires…De l’hygiène au maquillage, en passant par le bronzage, le sport et les multiples " libérations " de la mode, la redécouverte du corps passe d’abord par les objets.  Et ce projet économique " n’est pas là la moindre des raisons qui, en dernière instance orientent tout le processus historique de " libération du corps ". Il en est du corps comme de la force de travail. Il faut qu’il soit libéré pour pouvoir être exploité rationnellement à des fins productivistes…Il faut que l’individu puisse redécouvrir son corps et l’investir narcissiquement pour que la force du désir puisse se muer en demande d’objets manipulables rationnellement " (p.211).

 

L’objet de consommation " corps " comme forme subtile de contrôle social

L’objectif productiviste semble pour Baudrillard encore secondaire par rapport aux finalités d’intégration et de contrôle social mises en place à travers tout le dispositif mythologique et psychologique centré autour du corps. Le long processus de désagrégation, de désacralisation historique de l’âme au profit du corps s’est longtemps inscrit comme une critique du sacré, vers plus de liberté, de vérité, d’émancipation. Aujourd’hui, l’appropriation du corps se fait sous le signe de la " resacralisation ". Le culte du corps n’est plus en contradition avec celui de l’âme : il lui succède et il hérite de sa fonction idéologique. En tant qu’objet de sacralisation, le corps devient ainsi, comme l’était l’âme auparavant, un outil conséquent de contrôle et de maintien de l’ordre social. En effet, à travers le culte consommatoire du corps, se préservent et se renforcent tout un système de valeurs individualiste et les structures sociales qui lui sont liées. Dit autrement, la surconsommation liée au corps permet une adhésion et une intégration indirecte aux valeurs de la civilisation occidentale moderne et par là sa préservation.ENS-LSH - section de sociologie

comme procès de signification. La consommation est alors un système d’échange, et l’équivalent d’un langage.
comme procès de classification et de différenciation sociale.

 

 

Démocratie, information et représentation:  Replique_internet_democratie.M3U  :

 

Pour la première fois, une présidentielle se dispute également sur la Toile. Thierry Crouzet montre les formidables potentialités de cette nouveauté alors que Laurent Veillard et Philippe Boireaud expliquent comment mettre cet outil au service de l’action militante.

 

Internet sert-il la politique ?   par Thierry Crouzet puis par Laurent Veillard et Philippe Boireaud

Cela change la façon de faire de la politique.

Le 26 septembre 1960, pour la première fois dans l’histoire, la télévision décida du sort d’une élection présidentielle américaine : John Kennedy se retrouva face à Richard Nixon et il le lamina devant 70 millions de téléspectateurs. Un demi-siècle plus tard, le monde change. Ce n’est plus la télévision qui fait les élections, mais internet.
Internet est un média où de plus en plus d’argent circule, un média de plus en plus populaire, un média autour duquel tournera l’ensemble de la société comme elle vient de tourner pendant cinquante ans autour de la télévision. Les Français passent déjà en moyenne cinq heures sur internet contre trois heures à lire la presse. Le centre de gravité de la société se déplace de manière irréversible. La politique, comme tout le reste, se fera bientôt sur internet.
Regretter cette évolution ne sert pas à grand-chose. Nous devons apprendre à l’apprivoiser. Les critiques ne manquent pas : trop d’information tue l’information, c’est la cacophonie, internet favorise le communautarisme, la fracture numérique exclut une large part de la population des débats…
Sur ce dernier point, il ne faut pas oublier qu’il y a dix ans, personne, ou presque, ne surfait sur internet. En dix ans, 55 % des Français ont été séduits. Dans quelques années, internet sera un outil aussi banal que le téléphone. Aujourd’hui, personne ne parle de fracture téléphonique, demain personne ne parlera de fracture numérique. Il suffit de voir la dextérité des jeunes pour n’avoir aucun doute à ce sujet.

Libre accès
Nous disposions jusqu’ici de la liberté d’expression mais nous n’avions pas les moyens de l’exercer au-delà d’un cercle restreint. Internet nous donne accès à tous les citoyens. En 2005, lorsqu’Étienne Chouard publia, sur son site personnel, son texte dénonçant les dérives du Traité européen, personne ne le connaissait. C’était un Français ordinaire. Un mois plus tard, il se retrouvait au 20 heures de TF1 et faisait la nique à Lionel Jospin.
Nous venons de gagner une nouvelle liberté. Les personnalités installées ne l’apprécient pas car elles se trouvent souvent court-circuitées. Pour faire de la politique, nous n’avons plus besoin de franchir une à une les étapes de la militance. Un encarté n’a dorénavant pas plus d’influence qu’un anonyme. Lors de chaque échéance électorale, nous assistons à une nouvelle donne. Chaque question politique au niveau local devient l’occasion d’un débat entre les élus et les citoyens. Internet devient le lieu d’un nouveau contre-pouvoir.
Serait-il aussi le lieu du n’importe quoi ? Oui, d’une certaine façon car tout peut y être dit, mais comme tout peut aussi y être commenté et critiqué, les fausses rumeurs y ont la vie courte. Aujourd’hui, tous les sites dignes de ce nom offrent un espace de discussion sous chaque article. Les moindres erreurs y sont relevées, les moindres dérives dénoncées. De la cacophonie naît la collaboration. Le simple fait de participer sur le web, c’est faire de la politique au sens le plus noble. La surinformation tue-t-elle l’information ? Internet n’est pas responsable de cette course au toujours plus. Elle a commencé bien avant son apparition, il ne fait que la prolonger. Maintenant, les médias installés la dénoncent, car ils ont de plus en plus de mal à se faire entendre, mais c’est uniquement leur problème.
Sur internet, nous ne risquons pas la surinformation car nous allons à l’information plutôt qu’elle ne vient à nous. L’information n’y est pas hiérarchisée mais structurée en réseau, un peu comme dans une encyclopédie qui disposerait d’un index à plusieurs dimensions. Naviguer dans cette information exige de nouvelles habitudes, le recours notamment aux moteurs de recherche. Au passage, nous croisons nécessairement des informations que nous ne cherchions pas, un peu comme dans un journal généraliste. Ainsi, même quand on veut s’enfermer dans une communauté, on en sort inévitablement en raison de la multitude des liens transversaux.

Nouveau monde
Internet n’est pas le meilleur des mondes, c’est juste un nouveau monde, avec de nouvelles règles. Les organisations en réseau, décentralisées et non hiérarchisées, y prévalent par rapport aux partis pyramidaux et centralisés. Les informations y circulent plus vite, personne ne les contrôle, mais elles s’autocontrôlent en quelque sorte avec l’aide des commentateurs.
Cet espace dynamique va changer en profondeur la façon de faire de la politique, mais aussi les idées politiques. À force de collaborer sur internet, les citoyens apprendront peut-être à collaborer dans la vie. Au fond, internet est un espace dominé par l’esprit gagnant-gagnant. Il ne s’est pas construit sur une opposition, mais grâce à une collaboration internationale. Il peut servir de modèle à un monde plus juste.

Bourin éditeur, 284 p., 20 €

Thierry Crouzet est l’auteur du Cinquième pouvoir

Le tableau est loin d’être idyllique.

La politique, c’est traditionnellement l’art de gouverner la cité. Mais ce peut aussi être une autre définition : l’action (politique, syndicale, associative) de tout citoyen dans l’espace public. Dans l’histoire des démocraties, ces deux versants ont toujours cohabité. Bien des lois n’ont été possibles que parce que des gens se sont engagés, ont milité et créé des contre-pouvoirs.
Quoi de neuf sur ce versant militant ? Des sociologues ont mis en évidence que l’engagement n’était pas moins important, mais qu’il était différent. Nous voudrions aller dans ce sens en posant la question des ressources offertes par les « nouveaux médias » (internet, courrier électronique, téléphone portable…) dans ces nouvelles manières de s’engager.

Trois évolutions se dégagent
1) Toute action militante nécessite des connaissances sur le monde, la société, les institutions pour être à même de comprendre des situations, savoir où et comment agir. Ces dix dernières années ont été marquées par une accessibilité accrue à une somme énorme de connaissances via internet. Avec un minimum de maîtrise, on peut trouver des informations sur de multiples sujets (décrets de loi, avis d’experts, etc.). De fait, nombreux sont ceux qui en font usage pour rester en éveil et se documenter face aux différents pouvoirs économiques et politiques (lutte contre les OGM, résistance aux négociations de l’OMC).
2) L’action militante a également besoin que ses contributeurs communiquent vite entre eux, car une des clés de la réussite se joue au niveau de la réactivité dans un contexte de mondialisation et d’accélération des décisions politiques, économiques et des circuits d’information. Les nouveaux moyens de communication électroniques (téléphone mobile, mail, chats, etc.) ont permis la constitution de réseaux très réactifs, même lorsqu’ils sont constitués de membres éloignés. Ainsi, la réussite du Réseau éducation sans frontières tient en grande partie à la capacité de ses membres à se tenir rapidement informés des décisions politiques et préfectorales et à mobiliser différents réseaux militants.
3) Enfin, l’action militante doit être médiatisée pour trouver de nouveaux adhérents et de nouvelles ressources. Créer un nouveau site internet ou un blog est devenu simple et permet de faire connaître ses actions : chaque jour, des milliers d’expériences associatives et militantes sont ainsi mises en valeur en associant textes, vidéos, sons avec une grande créativité.

Question de réseau
Le développement de ces médias apporte donc de nouveaux moyens aux citoyens. Malgré tout, le tableau n’est pas idyllique. Internet n’est pas exempt d’inconvénients et nous en donnerons trois exemples non exhaustifs.
Premier enjeu : l’audience des messages. Ce n’est pas le tout d’être sur la Toile, encore faut-il y être visible, c’est-à-dire apparaître en bonne place dans les moteurs de recherche (Google, Yahoo, etc.). Pour cela, il faut soit payer des sociétés qui « référencent » le site internet, soit s’appuyer sur un réseau d’internautes très bien étoffé qui, en visitant le site, vont assurer sa publicité. En terme sociologique, on dit qu’il faut disposer d’un capital économique et/ou relationnel suffisamment important pour être vu. De ce point de vue, tous les groupes militants sont loin d’être égaux, et donc visibles sur la Toile.
Un deuxième inconvénient, c’est le temps nécessaire pour assurer le renouvellement d’un site. Les petites associations ou groupes militants qui vivent sur le bénévolat sont confrontés à un dilemme : vaut-il mieux garder le maximum de temps pour l’action ou en dégager pour faire vivre un site internet ? Enfin, si l’accès à internet est de plus en plus large, il y a un réel risque de ne plus s’apercevoir que des minorités (personnes âgées, en précarité) n’ont pas cet accès. Des luttes au nom des plus faibles peuvent ainsi se faire à côté d’eux, sans qu’ils en soient partie prenante.

Chances et limites
Finalement, au-delà d’un tableau qui apparaît assez contrasté (on peut y voir plus de chances que de limites et vice versa), les groupes militants et ceux qui veulent les soutenir ne peuvent s’affranchir de la question de la place de ces nouvelles ressources dans leur action. L’enjeu est de les adapter à leurs besoins pour ne pas se laisser ignorer ou dominer par elles. Un certain nombre d’initiatives de collectivités locales montrent qu’il est possible de créer des structures d’aide à la réflexion sur la place de ces technologies dans le développement des structures militantes. Souhaitons qu’elles se développent car la crédibilité et l’efficacité future de ces dernières en dépendront beaucoup.

Laurent Veillard est enseignant-chercheur à Lyon 2,
Philippe Boireaud est co-responsable de Sailing, software, (société spécialisée dans la création de sites internet) Internet sert-il la politique

 

 

Liberté, égalité, génétique   par Ivan du Roy

" J’inclinerais , pour ma part, à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a mille deux cents ou mille trois cents jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d’autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l’inné est immense. " Ainsi pense Nicolas Sarkozy, dialoguant avec Michel Onfray dans Philosophie Magazine . Nous savions que l’ancien ministre de l’Intérieur ne voulait voir, dans les actes de délinquance, que la responsabilité individuelle, ignorant la responsabilité sociale. Punir plutôt que prévenir, en niant tous les facteurs sociaux – éducation, chômage, discriminations… – pouvant pousser une personne à commettre un délit. Nous savons aussi que le candidat de l’UMP a étendu cette responsabilité individuelle à la réussite économique : " Travailler plus pour gagner plus. " Comme si précaires et bas salaires n’étaient finalement qu’une horde de fainéants, méritant leur sort. Le possible futur président de la République vient de franchir une étape : pédophiles et suicidaires seraient donc génétiquement programmés à le devenir. Encore une fois, pour Sarkozy, l’individu est tout, la société n’est rien.

Cette évolution n’est pas surprenante. Souvenez-vous de la loi sur la prévention de la délinquance, quand le ministre de l’Intérieur, s’appuyant sur un rapport contesté de l’Inserm et sur les élucubrations du député UMP Jacques-Alain Bénisti, souhaitait instaurer une détection précoce des troubles du comportement chez les très jeunes enfants. Sarkozy renoue avec un courant de pensée de la fin du XIXe siècle, les théories de l’anthropologie criminelle qui prétendaient détecter chez certains individus une tendance naturelle au crime, impliquant l’inefficacité de la peine et l’incurabilité du délit. Est-ce cela " la France d’après " ? On ne sait si le candidat proposera un dépistage systématique des nourrissons et l’incarcération précoce des " pédophiles positifs ". Demain, Sarkozy nous expliquera-t-il qu’il incline à penser que les pauvres aussi sont porteurs d’un ADN spécifique, que les politiques sociales ne servent donc à rien puisque la réussite professionnelle est génétiquement déterminée ? Une fois gravi le perron de l’Élysée, il prétendra peut-être que la richesse, elle aussi, semble héréditaire, inscrite dans les gènes des familles fortunées. Et que la fiscalité n’a pas à aller à l’encontre des lois naturelles.

Ces propos ne constituent pas un dérapage, mais bien une vision de l’Homme et de la société. Elle est totalement incompatible avec les valeurs que TC défend depuis sa création, dans la résistance, alors qu’une certaine idéologie s’était emparée de la génétique pour hiérarchiser les populations et éliminer celles jugées déficientes. Plusieurs médecins, comme le généticien Axel Kahn ou le psychiatre Bernard Golse, rappellent que la génétique ne détermine pas un destin. L’archevêque de Paris, André Vingt-Trois, est également monté au créneau. Du côté des candidats, François Bayrou juge ces propos " glaçants " et " terriblement inquiétants ". À gauche, on reste étonnamment timide, Ségolène Royal laissant aux scientifiques le soin de répondre. à dix jours du premier tour, une question cruciale nous est posée : la victoire de Nicolas Sarkozy est-elle génétiquement déterminée ?

In Temoignage Chrétien

 

Alain Garrigou, professeur de sciences politiques à Paris-X Nanterre

"L'indécision est en partie une création des sondages"

LEMONDE.FR | 12.04.07 | 17h16  •  Mis à jour le 12.04.07 | 18h10


Comment expliquez-vous la forte indécision des électeurs à moins de deux semaines du premier tour ?

Ce sont les sondages qui notent une indécision inédite, qui concernerait 40 à 50 % des électeurs. Or il s'agit en partie d'une création des sondeurs, qui par peur de se tromper dans leurs estimations, et après la mésaventure de 2002, ont ouvert un grand parapluie : ils demandent désormais aux sondés s'ils sont sûrs de leur choix, ce qui encourage une réponse négative. Ils cherchent d'autant plus à se protéger que l'incertitude est cette fois très grande. Avec quatre candidats obtenant des intentions de vote à deux chiffres, on a presque autant de chance de trouver la bonne combinaison que de gagner au loto : il y a six duels possibles, douze ordres d'arrivée des deux premiers, vingt-quatre ordres d'arrivée des quatre. Alors que le but des sondages est d'obtenir une opinion sur tout, ils ont paradoxalement choisi cette fois, sans doute temporairement, d'accentuer l'indécision pour la rappeler, le soir du 22 avril, si leurs prévisions s'avèrent fausses.

Autre cause de l'indécision constatée : dans la situation actuelle d'afflux d'informations, avec beaucoup de candidats et un faible écart entre certains d'entre eux, les sondés s'y perdent un peu, et si on leur donne l'occasion de réserver leur choix, ils la saisissent.

Peut-on parler de "volatilité" des électeurs, qui changeraient d'avis jusqu'au dernier moment ?

Cette théorie me paraît un alibi des sondeurs, pour justifier que leurs études différent des résultats effectifs. Mais cela ne tient pas quand on constate que même les sondages "sortie des urnes" – effectués après le vote – sont faux. Les électeurs continuent de sous-déclarer leur vote. Quand Jérome Jaffré [directeur du Cecop et chercheur associé au Cevipof] déclare que 20 % des sondés se décident au dernier moment, il cite des sondages. Qui posent la question : pour qui allez-vous voter ? A quel moment vous-êtes vous décidé ?, dans la ligne de la sociologie de la décision des années 1960. Mais on est revenu sur ces théories, et tout un chacun constate qu'il est difficile de dater une décision. Par ailleurs, dire qu'il peut changer d'avis ou qu'il se décidera dans l'isoloir est une façon, pour le sondé, de ne pas vraiment dire pour qui il veut voter. Les grandes enquêtes de sociologie électorale, qui analysent le degré de réalité de la réponse, sont bien plus fiables. Mais elles sont lourdes, les résultats sont publiés un ou deux ans après. Ce qui ne fait pas l'affaire en période de campagne.

Les sondages semblent très présents dans cette campagne.

La Commission des sondages a indiqué la semaine dernière que l'on a passé le cap des 220 sondages, alors qu'il y en avait eu 193 pour toute la campagne 2002. Une inflation prévisible, car le nombre de sondages a augmenté avec les années. Pour plusieurs raisons : il y a de nouveaux commanditaires, notamment les opérateurs Internet, AOL, Orange, etc. ; il y a la concurrence entre instituts, pour qui ces études représentent de l'argent mais aussi de la notoriété, permettant d'obtenir plus tard des études de marchés ; enfin, les partis politiques se basent de plus en plus sur les sondages, faute de militants, et leurs collaborateurs sont plus à l'aise devant des tableaux statistiques, dans un bureau, qu'à discuter au café du coin...

Les sondages offrent-ils une juste représentation de l'opinion ?

De moins en moins de gens acceptent de répondre aux sondages, du fait de leur abondance. Aux Etats-Unis, dès la fin des années 1980, le taux des non-répondants augmentait de 1 % par an, d'autant que foisonnaient les sondages à vocation commerciale, pour vendre portes et fenêtres. Les sondeurs ne veulent pas le dire, mais entre les gens qui ne sont pas chez eux et ceux qui refusent de répondre, il faut passer 10 appels pour avoir un entretien complet, selon les gens qui ont travaillé dans les centres de téléphonie. Une estimation proche des statistiques aux Etats-Unis, où le taux de non-réponse est de 85 %.

Bien des gens ne souhaitent pas s'exprimer sur la politique, car c'est de l'ordre de l'intime, qu'il y a une loi sur le secret du vote, et, pour certains, parce qu'ils savent leur vote diabolisé. Le problème, quand le refus de répondre augmente, est qu'à un moment les échantillons ne sont plus représentatifs politiquement, même s'ils le sont socio-démographiquement. Il n'est pas prouvé que le champ des orientations politiques des gens qui acceptent de répondre est le même que celui des gens qui refusent de répondre. Si les instituts se sont toujours trompés sur le vote FN, c'est parce que leur système de correction ne peut prendre en compte les refus de réponses. La semaine dernière, Le Canard enchaîné donnait le coefficient de redressement pour Jean-Marie Le Pen : les résultats sont multipliés par plus de trois, ce qui n'a plus de sens.

Quelles sont les effets des nombreux sondages sur la campagne ?

Je parle d'ivresse des sondages, car il y a un phénomène d'addiction : plus il y en a, moins on peut s'en passer. Et cela focalise l'attention sur le résultat de la compétition. A savoir que tout tourne non sur ce qui se fait, mais sur ce qui va arriver. Ce martèlement quotidien des sondages prend tout un chacun dans l'objectivité. Tout individu qui a fait des statistiques sait que les chiffres après la virgule ne veulent rien dire, mais on se focalise sur un résultat qui passe de 23 à 23,5 %. L'opinion est la nouvelle instance de légitimation.

Le grand piège, c'est qu'on passe complètement à côté d'une campagne de débat et d'argumentation. Le temps qu'on passe à scruter le positionnement de chacun dans les sondages, c'est du temps qu'on ne passe pas à penser au rôle du président et autres questions. Le résultat de 2002, c'est un pur produit de la croyance de Lionel Jospin dans les sondages, qui était si sûr qu'il a demandé à des élus socialistes de parrainer ses concurrents. Les sondages sont devenus la boussole des politiques, ils ne vont pas changer au milieu de la traversée...

Le développement des sondages a-t-il modifié la façon de voter ?

Avant, l'orientation du vote se faisait "sous un voile d'ignorance" : on ignorait ce que pensait le voisin, on gardait son vote secret y compris pour ses proches – des hommes se vantaient que leur épouse ne savaient pas, et inversement. Le guide était donc la conviction politique. Aujourd'hui, celle-ci n'a pas disparu, mais l'électeur, qui croit savoir ce que les autres vont voter, décide aussi en fonction de l'opportunité du vote et peut calculer. Il veut maximiser son vote, l'utiliser le mieux possible. Ainsi, il peut faire évoluer l'ordre de ses préférences, entre le candidat qu'il souhaite et celui qu'il ne veut surtout pas avoir par exemple. Certains, plutôt dans les milieux très instruits, se livrent ainsi à un calcul sophistiqué avant de voter. Le calcul est cette fois plus important qu'en 2002, car on baigne dans les sondages.


Propos recueillis par Claire AnéLe Monde.fr Imprimez un élément

 

Dieu sur la Croisette par Luc Chatel

Avoir soixante ans à Cannes, c’est signe de jeunesse. Pour preuve, le festival de cinéma et sa célèbre Croisette sont plus vivants que jamais. Tout comme les images qui l’accompagnent, couchers de soleil sur la Riviera, villas de rêves aux fêtes somptueuses, starlettes en bikini, actrices au pas ralenti par le sable fin et leurs robes de grands couturiers. Ces quinze jours approchent chaque année avec leurs frissons de scandale (le Pialat du Sous le soleil de Satan : " Je ne vous aime pas "), de découvertes ( Paris Texas de Wim Wenders, Barton Fink des frères Coen), d’érotisme (Sophie Marceau, palme d’or). Dans une époque revenue de tout, où l’on fait rêver les jeunes gens à coup de " France qui se lève tôt ", d’" ordre juste " et de " valeur travail ", le Festival de Cannes fait de la résistance. Ses promesses de légèreté ont encore nos suffrages. Mais à se pencher avec minutie sur l’histoire du palmarès et les grandes heures du festival, apparaît une lecture moins glamour et cependant révélatrice, pour une bonne part, de sa réussite. La Croisette fut un haut-lieu de spiritualité chrétienne.

Précisons d’emblée : nous ne parlons pas ici d’évangélisation, de croisades ou de catéchisme, mais de questionnements, de doutes, de concepts, d’émerveillements propres aux religions chrétiennes. Comment parler en effet de Rossellini, Bergman, Fellini, Bunuel, Pasolini, Tarkovski, Scorcese, De Palma, Pialat, Godard, Wim Wenders, Roland Joffé, Lars von Trier, Moretti, Almodovar sans évoquer les thèmes du dévoilement, de la révélation, de l’incarnation, de la résurrection ? Comment ne pas voir ces foules de personnages qui hantent le Palais des festivals : les prêtres, les mystiques, les Marie-Madeleine, les vierge-Marie, les mendiants, les lépreux, les prophètes, les anges ? Parce qu’il est un concentré du cinéma occidental, parce que le cinéma est aussi un miroir, parce que ce miroir nous renvoie nos dettes et nos règlements de compte à l’égard du christianisme, le festival de Cannes a connu de grandes heures spirituelles. Qui furent aussi parfois celles du scandale. Et qui tendent ces dernières années selon certains observateurs à s’effacer au profit d’une nouvelle esthétique. De Rossellini à Tarantino, Cannes nous invite à une magnifique réflexion sur un demi-siècle de spiritualité en grand écran.

Expression chrétienne

Il faut rendre à Rome ce qui lui revient, l’Italie se classe très nettement au premier rang des pays accoucheurs de cinéastes taraudés par le christianisme. Et qui ont écrit quelques unes des plus grandes pages de l’histoire du festival. 1946, première édition, premier géant : Rossellini. La Palme d’or n’est pas encore la récompense suprême, c’est le Grand prix, qu’obtient le maître du néo-réalisme avec Rome, ville ouverte, ex-aequo avec dix autres films (lire p. 23). Côté coulisses, ce film sera à l’origine de l’une des plus grandes histoires d’amour du cinéma puisque c’est en le découvrant aux Etats-Unis qu’Ingrid Bergman demandera à rencontrer Rossellini et à travailler avec lui. " Rome ville ouverte n’est pas un grand film chrétien, mais c’est l’expression peut-être la plus parfaite des valeurs chrétiennes, commente Jean Collet, l’un des plus grands critiques français, qui écrivit notamment pour la revue Études. Il y a à travers l’histoire de ces Résistants pris par les Allemands – histoire qui renonce au triomphalisme de la résistance, qui nous soumet à la problématique de l’échec – une vive humanité qui nous rapproche de la Passion du Christ. Le thème de la résurrection éclate dans la dernière scène où l’on voit le prêtre assassiné derrière les barbelés, et, de l’autre côté, des enfants qui repartent vers Rome, avec la basilique Saint-Pierre bien en vue, comme un incontournable message d’espérance et de renaissance. " En 1955, Jacques Rivette écrivait dans Les Cahiers du cinéma, à propos du réalisateur italien : " Rossellini n’est pas seulement chrétien mais catholique, c’est à dire charnel jusqu’au scandale (…) ; mais le catholicisme est par vocation une religion scandaleuse. Que notre corps aussi participe au mystère divin, à l’image de celui du Christ, voilà qui n’est pas du goût de tout le monde, et il y a décidément dans ce culte, qui fait de la présence charnelle l’un de ses dogmes, un sens concret, pesant, quasi sensuel de la matière et de la chair, qui répugne fort aux purs esprits : leur " évolution intellectuelle " ne leur permet plus de participer à d’aussi grossiers mystères. "

L’un des co-scénaristes de Rome ville ouverte n’était autre qu’un certain Federico Fellini. S’il devait rester un nom à graver en lettres d’or au fronton des palaces cannois, ce serait sans conteste le sien. En 1960, il obtient la Palme d’or avec La Dolce Vita et suscite un formidable séisme, dont les amateurs de cinéma ne sont pas encore remis. Pour le plus grand nombre, ne reste que cette image mythique d’Anita Ekberg prenant un bain de minuit dans la fontaine de Trévi. Mais on ne saurait réduire ce chef d’œuvre à ses provocations érotiques. Le film enchaîne allègrement les références chrétiennes – dont l’érotisme fait pleinement partie, versant lumineux d’une jouissive incarnation. D’une part pour les remettre en cause, les bousculer, à la manière de cette statue du Christ qui apparaît en plein ciel, portée par un hélicoptère, sur les premiers plans. Souvenons-nous de la première phrase du film, prononcée par des jeunes femmes en train de se faire bronzer en terrasse, découvrant, blasées, cette statue volante : " Tiens, c’est Jésus ! ". Provocation, aussi que cette longue scène d’attroupement autour de deux enfants qui auraient vu la Madone, et qui se conclue par la mort d’un enfant malade que sa mère avait amené là, sous la pluie, en espérant une guérison. Moquerie encore que cette interminable montée des marches de Saint-Pierre de Rome par une Anita Ekberg habillée en prêtre. Mais que nous dit Fellini dans ce film, si ce n’est la vacuité d’un monde où, à la manière des paparazzi et de leur meneur, ce journaliste mondain doublé d’un écrivain frustré (Marcello, incarné par Marcello Mastroiani), l’on ne trouve plus le temps de souffler, de respirer (le père de Marcello faillit même y laisser la vie), où l’on chasse les images sensationnelles (effrayant attroupement de photographes autour d’une femme apprenant la mort de son mari), où l’on repousse les limites du jour dans d’interminables fêtes qui se concluent en orgies et gueules de bois. Formidable scène finale où les fêtards se retrouvent en bord de mer, devant un poisson échoué sur le rivage (aucun miracle ne se produit…), et où Marcello s’éloigne du groupe, apercevant sur un autre rivage cette jeune fille au visage d’ange croisée quelques jours avant, qui semble l’appeler et le verra finalement repartir vers ses matins glauques. " Avec ce film, Fellini est prophétique, remarque Jean Collet, auteur d’un ouvrage de référence sur le réalisateur (1). Non seulement il invente le terme de paparazzi, mais il annonce ce monde de l’image, de la surmédiatisation. Un monde de désordre et de vide, qui donne envie d’autre chose. En faisant s’étirer en longueur certaines scènes – rappelons que le film dure trois heures –, il donne l’impression de quelque chose de visqueux, de pâteux dans lequel pataugent tous ces personnages qui tournent en rond. Aucun film ne décrit aussi bien les malaises du monde moderne. Et la force de Fellini est de filmer cela sans démonstration, sans esprit moralisateur. À la manière d’un franciscain, il nous offre une parole tremblante, pas un prêche. Tout se devine, se dessine à travers l’errance. Dans cet univers de désordre, aucune rencontre n’aboutit, aucune parole humaine de vérité ne peut se faire entendre. Or la première des valeurs chrétiennes est de dire la vérité. C’est la révélation. " Parmi les nombreux entretiens qu’accorda Fellini, il reconnaissait volontiers ses sources d’inspiration, et la profondeur de ses intentions : "Si par chrétien, vous entendez une attitude d’amour envers son prochain, il me semble que oui, tous mes films sont axés sur cette idée. C’est Dieu qu’on entrevoit, avec son amour et sa grâce, comme une exigence impérieuse de l’âme. " (2)

Je reste athée grâce à Dieu

Avant ce coup de tonnerre fellinien, quelques cinéastes devenus tout aussi incontournables avaient fait souffler une tornade chrétienne sur le festival, en suscitant chaque fois plus de troubles et d’interrogations que de certitudes et d’appels à vocation. En 1956, le fils d’un pasteur luthérien suédois se fait connaître aux yeux du monde en projetant sur la Croisette Sourire d’une nuit d’été, qui obtient… le prix de l’humour poétique. Si l’on retrouve les mêmes interrogations sur l’amour du prochain, le style de Bergman sera radicalement différent de celui d’un Fellini. " La problématique de Bergman est dominée par une morale intérieure exigeante et focalisée sur une interrogation métaphysique abstraite, qu’alimente une réflexion obstinée sur le sens de la vie et l’existence d’un créateur ", écrit Roland Schneider (3). Bergman, lui, n’aura jamais la Palme d’Or. Tout comme l’Italien Pasolini, qui se classe, avec son compère espagnol Buñuel dans le clan des anti-cléricaux autoproclamés, mais qui n’ont cessé de mettre en scène et de transgresser pour mieux la dépasser l’iconographie catholique. Mêlant et démêlant la passion, ces deux-là sauront pourtant lever l’enthousiasme de l’institution : notamment avec L’Evangile selon saint-Matthieu pour Pasolini, récompensé par le Prix de l’Office catholique du cinéma, comme a failli l’être Nazarin, de Buñuel, qui obtint le Prix international du festival en 1959 avec cette histoire d’un prêtre rejeté par l’institution pour avoir aidé une prostituée. Buñuel déclenche l’allergie du même Office, en obtenant pourtant la palme d’or 1962 avec Viridiana, récit d’une religieuse quittant le couvent et retrouvant un vieil oncle pervers. Tandis que " Salo ou les 120 journées de Sodome " de Pasolini, censuré en Italie, n’en a toujours pas fini en 2007 avec des nausées et réactions haineuses. A la sortie de Nazarin, Bunuel eut cette formule devenue célèbre : " Je reste athée, grâce à Dieu ". Pasolini : " Je sais qu’il y a en moi deux mille ans de christianisme : j’ai construit avec mes ancêtres les églises romanes, les églises gothiques et les églises baroques : elles sont mon patrimoine, dans leur contenu et dans leur style. Ce serait folie de nier la force de cet héritage qui est en moi. " (4)

L’héritier flamboyant Almodovar

Si les cinéastes présents sur la Croisette semblent toujours s’inspirer de cet héritage (dont la mémorable palme d’or d’un autre athée remuant, Maurice Pialat avec Sous le soleil de Satan), il apparaît cependant que la démarche d’un Rossellini ou d’un Fellini tend à disparaître. Un cinéma du tâtonnement, de la quête incertaine d’un mystère invisible, du dévoilement délicat et tremblant d’une beauté qui donnerait un sens à nos vies, qui nous familiariserait avec la mort, faisant naître, pourquoi pas, l’espoir d’une vie prolongée, transformée. Pedro Almodovar est sans conteste un héritier flamboyant de cette poésie, mais Cannes rechigne à lui rendre hommage. Thierry Jousse, réalisateur et ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, marque le changement d’époque avec l’entrée dans une période teintée de nihilisme : " En reprenant la formule d’André Bazin, on pourrait dire que le cinéma fonctionne de moins en moins selon des principes moraux, explique-t-il. La question de la révélation a cédé la place à la manipulation des émotions, la perte des repères esthétiques. " Selon lui, Apocalypse Now de Coppola en 1979 marque la fin d’une époque. " Il y a encore dans ce film des questionnements, des voyages intérieurs. Mais en filmant la guerre de façon carnavalesque, Coppola donne le sentiment que tout a déjà été dit au cinéma. L’invisible, le hors-champ ne sont plus d’actualité. " Seconde étape, avec l’un des chouchous de la Croisette, David Lynch, palme d’or en 1990 avec Sailor et Lula. " Lynch est encore travaillé par l’ésotérisme et la métaphysique, et un rapport à une certaine forme de morale. Il abandonne cependant toute idée d’incarnation, faisant de ses personnages des marionnettes. Il est flagrant de voir que Nouvelle vague, de Godard, faisait partie de la même sélection, à Cannes, et qu’il n’a pas eu la Palme, alors qu’il était porteur de questionnements spirituels. " Mais l’anti-Rossellini, pour Thierry Jousse, c’est Tarantino. " Avec Pulp Fiction, il congédie la question du Mal et de la représentation de la violence. Ce film est un réservoir de codes avec lesquels il joue à l’infini. Or la violence est plus que jamais présente dans nos sociétés et il serait intéressant de voir émerger de nouveaux cinéastes iconoclastes. "

(1) La création selon Fellini, Jean Collet, éditions José Corti

(2) Propos de Fellini, éditions Buchet Chastel.

(3) Auteur d’un article " la spiritualité écorchée de Buñuel et Bergman "

dans le numéro "Christianisme et cinéma" de la revue Cinémaction (1996).

(4) Pasolini, une vie, éditions de la Différence

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