Judaisme aujourd'hui

Remonter Judaisme aujourd'hui La Shoah

 

Racisme

 

 

Etre Juif aujourd’hui .

Judaïsme

La religion mal-aimée

Fondateur du monothéisme, le judaïsme n'a que 14,5 millions d'adeptes, mais il structure la pensée occidentale. Cette religion de la loi, du rite et de l'étude est la mal-aimée de l'Occident. Elie Wiesel nous explique ce qui en fait pour lui la grandeur et l'humanité.

Elie Wiesel

Vous me demandez ce qu'est le judaïsme ? Le mot religion n'existe pas en hébreu. Nous disons la loi, la foi, l'étude. La foi juive est d'abord la foi en Dieu telle qu'elle est ancrée dans la Torah, mais elle est beaucoup plus que cela. Le judaïsme est l'ensemble des notions, des concepts, des commentaires, des interprétations, des lois qui sont rassemblés dans le Talmud, ce livre de la tradition orale, presque aussi important pour les juifs que la Torah. Le judaïsme est aussi l'ensemble des souvenirs et des espérances de toute une communauté. Le juif d'aujourd'hui, comme celui d'hier, se réclame de l'enseignement de Moïse, fondateur de la nation, législateur, commandant en chef de la première armée de libération nationale. Mais il se réclame aussi de David, ancêtre du Messie et des prophètes comme Isaïe et Jérémie. Etre juif, c'est assumer ce passé parfois lourd de menaces mais aussi illuminé par la promesse de l'arrivée du Messie : l'Histoire va quelque part pour s'améliorer, pour répandre la paix. Il peut y avoir beaucoup de violence dans la Bible, surtout dans le livre de Josué, qui raconte la conquête de la Terre promise. Mais il faut comprendre que cette violence marque le début de l'Histoire, qu'elle correspond à la violence de la naissance, quand l'enfant est arraché du ventre de sa mère. Le livre de Josué est le seul livre biblique dépourvu de poésie, car celle-ci ne peut exister quand les hommes meurent. Mais il est aussi le livre qui parle d'une paix nécessaire, indispensable à l'évolution de l'Histoire. Car le judaïsme est une religion qui donne un sens à l'Histoire : c'est celle qui a apporté au monde le messianisme, la promesse d'un avenir meilleur. Mais je veux insister sur une autre de ses caractéristiques : elle est, et plus que les autres monothéismes qu'elle a devancés, la religion qui met le plus l'accent sur la vie. Elle n'admet pas le culte des morts. Le cérémonial grandiose qui a entouré la mort de Jean-Paul II est pour nous impensable. Le judaïsme nous ancre dans la vie. En son nom, on a le droit de transgresser tous les commandements. Il y a ainsi 613 commandements dans la Torah, et seulement trois interdits qu'il ne faut pas transgresser et pour lesquels il faut payer de sa vie. L'idolâtrie, d'abord. Si l'ennemi dit " il faut que tu adores cette idole, sinon je te tue ", je dois me laisser tuer. L'adultère, ensuite. Il est prescrit que si quelqu'un me dit " couche avec cette femme mariée, sinon je te tue ", je dois me laisser tuer. Et enfin, le meurtre : si quelqu'un dit " tue, sinon je te tue ", il faut se laisser tuer. Ce sont les trois cas, extrêmes, où la vie est sacrifiée. Mais le Talmud rappelle que si, en certaines circonstances d'oppression exceptionnelles, le tortionnaire dit " noue tes lacets, sinon je te tue ", eh bien, là, il n'y a pas de raison de se laisser faire. Il faut riposter, et éventuellement se battre.

On se choisit juif, tout simplement. Ancré dans la vie, le judaïsme se veut donc une manière de vivre, seul ou en communauté. C'est ainsi une célébration du dialogue, comme en témoigne le Talmud, qui est construit sur la communication entre deux adversaires, deux conceptions, deux attitudes, où les deux parties ont raison, même si ce sont toujours les modérés qui gagnent. Le judaïsme est en effet fondamentalement contre le fanatisme et la rigueur extrême. La beauté du Talmud est d'abord le respect de l'autre. Cela peut expliquer qu'il n'y ait pas eu de prosélytisme forcé chez les juifs. Un chrétien n'a pas besoin de se convertir au judaïsme pour mériter mon respect. Pareil pour les musulmans, pareil pour les agnostiques. J'accepte l'autre pour ce qu'il est. Je ne l'humilie pas en niant sa croyance. Dans le Talmud, d'ailleurs, l'humiliation n'est jamais justifiée. C'est aussi peut-être dans ce sens qu'il faut comprendre la notion de " peuple élu ". Le peuple juif a souvent été incompris car on lui imputait des mobiles qui ne sont pas les siens. Nous n'avons ainsi jamais tué d'autres dieux comme nous en ont longtemps accusés les chrétiens. Nous n'avons jamais voulu conquérir le monde, comme on nous l'a aussi imputé, accusation qui a joué un rôle dans la Shoah. Dieu a fait alliance avec Abraham et plus tard avec Moïse pour faire des Hébreux le " peuple élu ", mais cette élection ne signifie pas seulement recevoir des avantages. Cela signifie aussi des devoirs, et d'abord celui de respecter l'autre. Chaque peuple a le droit de se considérer élu à condition de respecter l'autre comme il veut qu'on le respecte. Si quelqu'un veut se convertir, il faut que ce soit par conviction. Une fois converti, il jouira de tous les privilèges et sera sujet à toutes les obligations des juifs, mais l'on n'aura pas le droit de lui rappeler son passé non juif. J'insiste là-dessus : seule compte l'attitude envers l'autre. Le peuple juif n'est pas supérieur ou inférieur aux autres. Cette religion n'est pas meilleure que les autres : on se choisit juif, tout simplement.

Et la relation à Dieu ? La loi vient de Dieu mais son interprétation appartient aux hommes. Il est ainsi une anecdote fameuse : deux rabbis et leurs élèves discutaient, et Dieu voulut les départager en donnant son avis : " Pourquoi faites-vous cela, vous ne savez donc pas que rabbi Eliezer a raison ? " dit-il. Mais rabbi Yeoshoua, le chef de l'autre parti, répondit : " Tu n'as pas à te mêler de notre débat. La Torah est à nous ici et elle n'est plus à toi au ciel. " Cette capacité d'interprétation de la Loi explique aussi une autre caractéristique du judaïsme : la connaissance de la Loi et donc l'importance fondamentale de l'étude. Il n'y a aucune autre tradition religieuse où il y ait une telle passion et une telle énergie investies dans l'étude. En théorie, il faudrait étudier la Torah jour et nuit, d'où la place accordée à celui qui enseigne, le maître. Le mot rabbi veut dire instituteur, et non pas prêtre, mot qui implique la notion de sacrifice. La religion juive en effet n'a pas de clergé, il n'y a pas d'intercesseur entre le fidèle et Dieu. On peut naître, se faire circoncire, se marier, se faire enterrer sans rabbin. Seul le divorce exige un tribunal rabbinique, car il faut protéger la femme... Si le rabbin a de l'importance, c'est donc parce qu'il sait. Il ne se prononcera toutefois jamais en disant " moi, je pense comme cela ", mais il dira plutôt " si je pense comme cela, c'est parce que tel ou tel maître s'est prononcé ainsi sur ce sujet ". Il est le récipiendaire de la tradition...

Repères

Chronologie

- 1900 Abraham s'établit à Hébron.

- 1200 Moïse conduit les Hébreux vers la Terre promise.

- 1004 David établit sa capitale à Jérusalem.

- 587 Déportation de milliers d'Hébreux à Babylone.

- 538 Fin de l'exil.

- 532 Reconstruction du temple.

- 63 Début de la domination romaine.

70 Destruction du temple.

400 Talmud de Babylone.

1492 Expulsion des juifs d'Espagne.

1939-1945 La Shoah, campagne d'exterminationdes juifs menée par les nazis.

1948 Création de l'Etat d'Israël.

Les obligations du croyant

L'étude de la Torah, la loi divine, est le fondement du judaïsme.

La bénédiction accompagne presque tous les actes d'un pratiquant.

La prière est très codifiée. Faite en commun à la synagogue, elle exige la présence d'au moins dix hommes , âgés de plus de 13 ans. Les fidèles couverts d'une petite calotte, la kippa, se couvrent les épaules du tallit, châle orné de franges. Ils portent sur le front et au bras gauche des phylactères, cubes de cuir noir contenant quatre versets de la Torah.

Les commandements

La Torah comporte 613 mitzvoth ou commandements. Parmi eux, le sabbat, (le repos du samedi), la circoncision des garçons, la kashrout (les interdits alimentaires).

Les fêtes

Nombreuses. Entre autres, Roch ha-Chana (septembre ou octobre), nouvel an juif ; Yom Kippour (octobre), le grand pardon ; Hanoukka (novembre-décembre), la fête des lumières ; Pessah (mars-avril), la pâque juive.

Les courants

Le courant orthodoxe, très puissant aujourd'hui en Israël. Fondé sur la stricte observance des mitzvoth, au contraire du courant libéral, très développé aux Etats-Unis et au Canada, qui entend conjuguer modernité et judaïsme. Originaire d'Europe de l'Est, le hassidisme est centré sur l'émotion et la mystique.

© le point 21/07/05 - N°1714 - Page 48 - 1376 mots

Etre Juif aujourd'hui

Le livre polémique

Être juif en 2001, est-ce vivre dans le souvenir indépassable de la Shoah? Trembler en permanence pour Israël ? Non, affirment Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias dans un livre polémique. Le Point en publie des extraits ainsi que les réponses de Bernard-Henri Lévy, Serge Klarsfeld, Pierre-André Taguieff et Rony Brauman.

François Dufay

Un jour, Esther Benbassa en a eu assez. Assez que ses étudiants de l'Ecole pratique des hautes études, au moment de choisir un sujet de mémoire, lui disent tous comme un seul homme, qu'ils soient juifs ou non juifs : " Madame, je veux travailler sur la Shoah. " Comme si cette catastrophe épouvantable était l'horizon indépassable du judaïsme. Comme si l'histoire plurimillénaire du peuple juif, son héritage culturel, son message unique s'étaient abolis, une fois pour toutes, dans cet abîme d'horreur sans nom.

Cliquez ici !

Née à Istanbul, cette historienne franco-israélienne au tempérament passionné a une tout autre idée de l'identité juive. Une idée exigeante, solaire, tournée vers l'avenir et affranchie de toute " bien-pensance ". C'est cette conception qu'elle développe aujourd'hui dans un livre écrit sous la forme d'un dialogue avec son mari, Jean-Christophe Attias, lui aussi historien du judaïsme, intitulé " Les juifs ont-ils un avenir ? " (Lattès). Un livre iconoclaste, voire provocateur, qui dénonce à la fois la " religion de la Shoah " et le lien mystique avec Israël. Et, déjà, enfle la polémique.

Qu'est-ce, au fond, qu'être juif en 2001 ? Est-ce vivre dans le souvenir de la Shoah, la crainte du fascisme à venir ? Est-ce porter chapeau et papillotes, soutenir Sharon, ou bien encore se contenter de lire avec ferveur Albert Cohen ? Est-ce un communautarisme, un universalisme ? Pour répondre à cette interrogation, Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias ont entrepris de revisiter les figures obligées que sont la diaspora, l'émanci- pation, le sionisme, l'antisémitisme - mais aussi la " mère juive ", la rivalité ashkénazes-séfarades, et même Maimonide et Woody Allen : autant de pieuses icônes déconstruites tout en finesse.

A commencer par celle de la " vallée de larmes " qu'aurait été l'histoire des juifs ! " Toutes les époques n'ont pas été hostiles : si cela avait été le cas, il n'y aurait eu ni culture juive ni survie juive ", argumentent Benbassa et Attias. Un seul exemple : le brillant " franco-judaïsme " du XIXe siècle, celui de Sarah Bernhardt ou de Proust, trop souvent réduit par la vulgate contemporaine à la seule affaire Dreyfus.

Loin d'être immuable, intemporelle, l'identité juive s'est nourrie ainsi des cultures qu'elle a traversées. On est toujours " juif de quelque part ", soulignent Benbassa et Attias. Même la religion a varié, selon les lieux et les époques ! Réhabilitant le chatoiement de la diaspora par rapport au puritanisme sioniste, et une certaine joie de vivre méditerranéenne face au tragique ashkénaze, le couple d'historiens refuse absolument d'enfermer l'identité juive dans une équation simpliste : identification à Israël (pays qui, affirment-ils, n'a que peu à voir avec les images pieuses qu'en ont les juifs français) plus religion de la Shoah.

C'est évidemment ce point qui risque de faire couler le plus d'encre. Dans l'explosion d'intérêt pour la Shoah qui a marqué ces dernières années - livres et colloques, films, musées et commémorations, procès et repentances, dénonciation tous azimuts de l'antisémitisme -, Benbassa et Attias voient à tort ou à raison l'édification d'une véritable religion séculière, tendant à remplacer la religion traditionnelle. Un culte dont, paradoxalement, les desservants les plus zélés sont souvent des séfarades, qui n'ont pas traversé l'épreuve du génocide mais ont acquis ainsi leurs lettres de noblesse en judaïsme, ou bien des non-juifs, dévorés par la culpabilité.

Marchant sur les traces d'Alain Finkielkraut (auteur du " Juif imaginaire ") autant que de Norman G. Finkelstein (" L'industrie de l'Holocauste "), Benbassa et Attias soupçonnent cette " mémoire " omniprésente de combler, chez leurs coreligionnaires, un vide identitaire. Elle marque, selon eux, une complaisance dans la victimisation. Elle favoriserait enfin des instrumentalisations à des fins politiques ou privées (même si, sur ce point, Esther Benbassa se montre moins véhémente que dans une tribune qu'elle a publiée l'an dernier dans Libération). Or le judaïsme vaut infiniment mieux que ce " ressassement " quelque peu mortifère : il doit (re)devenir ce qu'il est, fécondité de l'exil, conscience de l'autre, sens aigu de l'universel, célébration de la vie. " On peut être juif sans les antisémites ! " résume Esther Benbassa, prenant Sartre à contre-pied. " Surtout que les antisémites nous obligent à être juifs d'une manière peu intéressante ! " renchérit Jean-Christophe Attias.

En demandant ainsi qu'on tourne la page douloureuse de la Shoah, Benbassa et Attias - qui ne font qu'importer en France certaines thèses des historiens israéliens post-sionistes - savaient qu'ils s'exposaient à de rudes critiques. Plusieurs intellectuels de renom se scandalisent de cette mise en cause, provocatrice et propice à toutes les récupérations, du " devoir de mémoire " (voir pages suivantes). Peut-on soutenir sérieusement que le prétendu " Shoah-centrisme " emprisonne le judaïsme dans un cercle vicieux ? On voit mal, du reste, comment un traumatisme tel que celui du génocide ne résonnerait pas avec une intensité maximale dans les familles, et au-delà, même au bout de deux ou trois générations...

Comme on aimerait croire, aussi, notre couple d'intellectuels quand, minorant l'antisémitisme, ils affirment que les juifs sont aujourd'hui plus en sécurité qu'ils le furent jamais ! C'est sans doute faire montre d'un optimisme imprudent au moment où, en Orient et même en Occident, l'antisionisme se distingue de plus en plus mal de la judéophobie pure et simple.

Autant de faiblesses de leur propos. Il serait, en revanche, absurde que soient réitérées à l'égard d'Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias les accusations, déjà lancées contre eux, d'être de " mauvais juifs ", voire des antisémites ! Une chose est sûre : leur façon de voir, discutable sans doute, courageuse certainement, ne s'enracine nullement dans la haine de soi, mais au contraire dans un amour fou du judaïsme.

" Les juifs ont-ils un avenir ? " (extraits)J.-C. Attias : [...] Malgré l'incrédulité, le rejet, les conflits, le rêve de Hertzl est devenu réalité. Mais est-ce bien son rêve qui est devenu réalité ? [...] S'il revenait faire un petit tour dans le pays qui se réclame de lui, reconnaîtrait-il là son oeuvre ? [...] Il lui faudrait constater que le sionisme n'eut pas le temps, pas les moyens d'éviter au judaïsme européen la persécution la plus effroyable de son histoire. Or n'était-ce pas le premier objectif du sionisme, offrir un abri sûr aux juifs persécutés ? [...] Il observerait, non sans stupéfaction, que, dans l'esprit de beaucoup des hommes du XXIe siècle, la création même de l'Etat d'Israël pourrait passer pour une conséquence de la Shoah et prendre l'étrange valeur d'un " dédommagement ".

E. Benbassa : Israël n'est évidemment pas le " produit " de l'extermination des juifs d'Europe. L'idée d'un Etat juif est largement antérieure, on l'a vu, à cette tragédie. Et cette tragédie, à elle seule, ne saurait expliquer la création de cet Etat en 1948. Comment pourrions-nous tenir pour si peu de chose plus d'un demi-siècle de recherche, de théorisation et de travail sionistes ? Aujourd'hui, ce n'est pas seulement Israël, mais le fait juif dans son ensemble qui se trouve saisi à travers le prisme de la Shoah [...] Est-il possible de prendre autrement l'idée de l'unicité du génocide des juifs ? Il faut peut-être, d'une façon ou d'une autre, accepter de tenir ensemble ce qui est unique et ce qui est universel dans cet événement. Chaque génocide est spécifique. Chacun se déroule dans un contexte donné. Que ces génocides aient eu des racines raciales, ethnico-religieuses, politiques, religieuses, à la fin, tout revient au même : le meurtre massif d'êtres humains. L'unicité, donc ? Oui, l'unicité de chacun de tous les génocides, et donc du génocide juif aussi. Mais il importe que le caractère spécifique de cette catastrophe prépare les juifs à se sensibiliser aux génocides des autres, à la souffrance des autres. [...] Oublier [la Shoah] serait se condamner à fermer les yeux sur ce qui arrive aux autres, à l'humanité. J'insiste fortement sur ce point. Il ne faut pas oublier la Shoah. Mais l'unicité mise en avant aujourd'hui, l'idée que le génocide juif serait, devrait être absolument unique, ne revêt aucun sens [...].

J.-C. A. : [...] L'extermination oblige à reformuler, d'une autre façon, la question de l'unicité du destin juif lui-même. La Shoah est-elle une persécution de plus dans une histoire juive qui serait intrinsèquement unique ? Ou est-ce la Shoah qui, en elle-même, événement intrinsèquement unique, singularise à jamais l'histoire juive ? Ce n'est pas la même chose. [...] L'utilisation ordinairement faite du terme Shoah tend à singulariser l'événement à l'extrême [...].

E. B. : Il est à ce propos fort curieux que ce soit précisément en France, dans un pays de l'universalisme, à la suite de la diffusion du film très fort de Claude Lanzmann, que le terme particularisant de Shoah l'ait si unanimement emporté. Je puis utiliser Shoah moi-même, puisque tel est l'usage. Holocauste me convient aussi. Ma préférence va pourtant à génocide, un terme qui a le mérite de ne pas couper l'histoire des juifs de celle d'autres peuples tragiquement décimés, et de l'histoire humaine en général. De quelque façon qu'on le nomme, cet événement pose d'abord pour moi la question de l'indifférence, une question qui permet ce passage du particulier à l'universel, et qui se formule ainsi : quelle est notre attitude, à nous juifs, face à la souffrance des autres ? [...] Il est de notre devoir de tirer de l'expérience juive de la catastrophe de quoi réagir, de quoi répondre aux terribles épreuves engendrées par le génocide arménien, à celles du Cambodge, du Rwanda, et à tout ce qui se passe, aussi, dans le voisinage immédiat d'Israël. Divers intellectuels israéliens se posent la question à peu près dans ces termes. Ce sont eux, les premiers, qui disent : notre propre expérience doit nous aider à réformer en profondeur notre comportement à l'égard des Palestiniens [...]. Il est primordial de rendre la population attentive à tous les génocides. Enfermer le génocide des juifs dans une absolue singularité risque de freiner l'émergence d'une réceptivité, d'une réelle mise en rapport avec la douleur de l'autre. Cette extrême particularisation du génocide juif porte préjudice, me semble-t-il, aux juifs eux-mêmes [...].

J.-C. A. : L'extrême sensibilisation à la Shoah qui s'est développée ces dernières années peut donc avoir des effets pervers.

E. B. : Chez les juifs, certainement, mais chez les non-juifs aussi. Focaliser ainsi l'attention des non-juifs sur l'unicité du génocide juif ne conduit-il pas à les rendre eux aussi moins perméables à d'autres génocides ? Cette cristallisation n'a certainement pas servi la cause humaine, en laissant entendre que la Shoah a été un événement unique, n'ayant frappé que les juifs, et finalement non susceptible de se reproduire ailleurs, sous une autre forme. [...]

J.-C. A. : Cette focalisation sur le génocide juif a un effet contraire, mais corrélatif, qui est la banalisation. Tout devient génocide, tout le monde devient nazi, dans la joute verbale, dans la polémique, au quotidien, les mots eux-mêmes ont fini par perdre leur sens.

E. B. : Cela est valable chez les juifs aussi. Qu'on se souvienne de quelques raccourcis célèbres : Arafat = Hitler [...] Peut-on vraiment continuer à voir des ennemis partout et à se dire que les Palestiniens ne sont à tout prendre que de nouveaux nazis, l'incarnation nouvelle d'un ennemi éternel ? Sans doute l'exacerbation du conflit israélo-palestinien depuis octobre 2000 n'est-elle pas de nature à arranger les choses.

J.-C. A. : Par ailleurs, ce discours est entièrement réversible. Il est utilisé par l'autre camp : les Israéliens deviennent des nazis, leur dirigeants deviennent des Hitler.

E. B. : Dans cet emballement, le monde occidental joue lui aussi son rôle. L'Occident chrétien veut manifestement payer une dette et se libérer ainsi du poids d'une écrasante culpabilité devant le génocide juif. On tombe là dans une sorte de perversion. Cet apitoiement généralisé, cette insistance éplorée et moralisatrice des intellectuels, non juifs - ce n'est heureusement pas le cas de tout le monde -, cette constante mise en avant du génocide ne conduisent pas seulement à la banalisation [...] La surcharge affective qui me semble actuellement caractériser certaines franges intellectuelles n'est manifestement pas toujours des plus nettes. Comme si en parlant du génocide juif, en le ressassant continuellement, et en traquant ceux qui osent faire entendre une note un peu différente, on allait arriver à extirper de soi tout le mal. Chercherait-on là à créer la fiction d'une société " pure ", tout entière au service du " Bien " ? Mais de quel " Bien " s'agit-il donc ? Depuis quand cet idéal de pureté est-il accessible ? Quelles autres turpitudes cache-t-on derrière tous ces beaux sentiments ? S'imaginerait-on que le sujet est " porteur " ?

J.-C. A. : Cette contrition collective, cet aveu sans cesse réitéré de la faute doivent laver de la faute - de toute faute ? Voir dans les juifs les éternelles victimes d'un Mal total, ou voir dans les Israéliens de nouveaux nazis, tout cela relève paradoxalement de démarches comparables. Dans les deux cas, il s'agit de s'exonérer, d'absolutiser le mal et de le croire hors de soi. A la fois on banalise et on se purifie de la souillure.

E. B. : Nous sommes, hélas, tout le temps dans ce circuit. [...] On sait qu'en Israël il y a eu cette récupération idéologique du génocide juif. En diaspora aussi, l'appropriation s'est faite, puisque la Shoah, maintenant, fait intégralement partie de l'identité juive. Si l'on ne se réfugiait pas dans ce souvenir du génocide, existerait-on encore comme juif ?

J.-C. A. : Je me demande s'il n'est pas un autre aspect de cette question qui permettrait de l'éclairer : un effet de contraste sidérant entre l'énormité de la tragédie et de la persécution, pendant les années de guerre, et le quotidien des juifs aujourd'hui. Parce que nous vivons à une période, tout de même, où existe un Etat juif, où ne sévit plus le moindre antisémitisme destructeur, où les juifs sont globalement en sécurité - même s'ils le sont peut-être moins, ces jours-ci, en Israël. Les juifs ont rarement, dans leur histoire, joui d'une telle liberté de revendiquer leur identité et de l'affirmer - sans danger. Et c'est peut-être précisément ce qui, par contraste, devient difficile à vivre pour les juifs, ou ne saurait être vécu par eux que dans la culpabilité.

E. B. : Voilà pourquoi, sans doute, certains sont tentés de voir partout des antisémites, ou pourquoi la presse juive accorde tant de place aux moindres incidents, généralement bien peu préoccupants. L'antisémitisme n'est sans doute pas mort, mais je ne vois nulle raison aujourd'hui de s'ingénier à le détecter ainsi un peu partout. [...] Tout cela intervient, notons-le bien, à un moment où les juifs n'ont jamais été aussi loin de leur judéité, de la pratique religieuse, du savoir juif et de la transmission du judaïsme.

J.-C. A. : Ni aussi loin, je le répète, du danger de persécution.

E. B. : Les deux choses convergent, apparemment. [...] Cette histoire, cette mémoire de la souffrance commune soude, à défaut d'autre chose, les liens d'un judaïsme en perte de sens. Qu'est-ce qu'être juif aujourd'hui ? [...] Se sentir proche d'Israël ? Partager une mémoire de l'extermination ? Et quoi d'autre ? Parfois, j'ai envie d'ajouter, peut-être naïvement : être juif, c'est aussi vivre dans une certaine éthique, avoir l'amour de la vie - et pas la passion de la mort. [...] A revenir sans cesse sur l'antisémitisme, à dénoncer sans relâche tout discours qui n'est pas tout à fait dans la norme, à traquer infatigablement les moindres indices de haine, de rejet, voire seulement d'indifférence, on se crée indubitablement une communauté de souffrances fantasmées. A quoi l'on associe, le plus souvent, la proximité avec Israël, la solidarité envers Israël. Une proximité souvent profondément ressentie, qui n'est pas illégitime en soi, mais mise en difficulté, quoi qu'on en dise, par un conflit qui s'éternise et qui renvoie de ce pays une image point toujours commode à gérer. [...]

La Shoah, pour ceux qui ne l'ont pas vécue, pour les descendants, ne prescrit pas seulement un devoir de mémoire, elle fournit un substitut d'identité. [...] Dans le sillage de la guerre des Six-Jours, puis de la guerre de Kippour en 1973, des juifs sont partis à la recherche de leur judéité. Alain Finkielkraut ne fut certes pas le seul " juif imaginaire " de sa génération. Ce retour s'est trouvé diversement orienté. Pour certains, cela a été la religion, pour d'autres, la culture, et pour d'autres encore, la mémoire du génocide. Dont le poids n'a pu qu'être alourdi au fil du temps par les déclarations et les actions des autorités françaises elles-mêmes. Tout cela a marché de pair.

J.-C. A. : On doit aussi compter avec une tendance sociologique globale. [...] La fin du XXe siècle a survalorisé le statut de victime.

E. B. : [...] Le génocide remplace la religion perdue. Il donne lieu à des commémorations, à tout un ensemble de rituels qui s'apparentent étrangement à du religieux. C'est en fait là une religion accessible à la fois aux juifs non religieux et aux non-juifs. Et plus cette religion prendra de place, plus la banalisation sera forte.

J.-C. A. : Une religion, pourtant, ne saurait tourner seulement autour de la mort. La mémoire du génocide érigée en religion est une religion sans Dieu, et sans espérance. [...]

E. B. : J'ajoute que cette religion est entièrement fermée sur elle-même, et s'autoalimente. Et que cette sacralisation clôt le débat. [...] Heureusement, ce n'est pas partout la même chose. Aujourd'hui, en Israël, se développe une profonde réflexion sur ce problème, aux Etats-Unis aussi. En France, nous sommes plus bridés. On a le sentiment de se heurter à un mur compact, qui n'admet aucune issue, ni le moindre débat.

Existe-t-il une communauté juive ?E. B. : Je crois qu'aussi bien les institutions confessionnelles que les pouvoirs publics ont intérêt, qu'il s'agisse de l'islam ou du judaïsme, à renforcer le [communautarisme], un moyen simple pour l'Etat de contrôler les groupes minoritaires. [...] Pour les autorités de l'Etat, il est plus simple de négocier avec des communautés structurées, de disposer d'interlocuteurs présumés représentatifs, que d'avoir affaire à des groupes complètement éclatés.

J.-C. A. : Quant aux notables communautaires, cela leur confère un pouvoir, ou une illusion de pouvoir, qu'ils ne peuvent tirer de nulle part ailleurs. Combien de juifs votent aux élections du Consistoire ? Qui élit le grand rabbin de France ? Quels juifs savent même comment tout cela se passe ? [...] Combien de juifs se reconnaissent-ils dans les déclarations du grand rabbin Sitruk ? N'en est-il pas que la cérémonie des voeux dudit grand rabbin au président de la République, à chaque nouveau mois de janvier, irrite ou ennuie ? [...]

E. B. : [...] Le communautarisme ? Un souhait de l'Etat, des pouvoirs publics. Une aspiration, aussi, des institutionnels juifs. Un rêve de contrôle tout à fait irréalisable. Qui contrôlera une collectivité aussi polymorphe ?

J.-C. A. : Le communautarisme est aussi une espèce de fantasme, un hochet qui excite nos républicanistes orthodoxes. Où est donc le communautarisme qu'ils redoutent ? Il n'y a pas de communauté, ou d'institution, qui s'érige véritablement en intermédiaire entre l'individu et l'Etat. Des groupes se manifestent, s'organisent, essaient de fonctionner comme des lobbies. Ça ne va guère plus loin. La plupart des juifs peuvent se reconnaître juifs, se sentir appartenir à une collectivité, et n'avoir adhéré à rien, n'avoir payé de cotisation à rien, ne pas se juger représentés par le grand rabbin de France, ni par le CRIF, ni par les notables laïcs. Ils ont un sentiment d'appartenance " communautaire ", mais ce n'est pas leur seule appartenance. Ils seront membres de telle ou telle association humanitaire, ou de telle ou telle association de défense de l'environnement. Auront la carte d'un parti politique, de droite, de gauche, du centre. Seront amateurs de bordeaux et collectionneurs de timbres. Il n'y a pas de danger de communautarisme tant que l'Etat s'abstient de donner un supplément de crédit ou d'autorité à certaines institutions. [...]

Les juifs et IsraëlE. B. : Les juifs de la diaspora, de France en particulier, s'agrippent, en Israël, à tout ce qui est capable de renforcer leur identité. Mais ce n'est pas une nouvelle d'Aharon Appelfeld ou un roman de Yaakov Shabtai qui peuvent jouer ce rôle. Ce qui va conforter la diaspora dans sa judéité, ce seront au contraire les courants religieux actifs en Israël. Et ce qui va la rassurer sur son avenir, telle ou telle figure politique, tel ou tel parti au pouvoir. On soutiendra, instinctivement, le gouvernement en place, celui de Netanyahou, de Barak ou de Sharon, parce qu'il représente Israël, se bat pour Israël, et qu'Israël reste perçu par nombre de juifs de la diaspora comme un ultime refuge en cas de malheur. N'oublions pas cet aspect. Les gouvernements forts sont d'autant plus appréciés. Israël apporte, au moins dans l'imaginaire, sécurité et protection aux juifs de la diaspora. Nulle place dans tout cela pour un discours post-sioniste, a priori rejeté.

J.-C. A. : Parce qu'il remet en question trop de choses. Finalement, la culture israélienne dans sa diversité, son épaisseur, n'atteint pas véritablement la diaspora. Si elle l'atteignait vraiment, elle pourrait bien la déstabiliser. Ce que la diaspora cherche en Israël est au fond ce qu'il y a de moins sioniste : une identification religieuse, le mythe de Jérusalem. On n'ira pas chercher en Israël les éléments de culture laïque, de culture profane, qui font la vie de ce pays.

E. B. : En Israël, en effet, cette culture-là bouge. De grands mouvements littéraires, artistiques, intellectuels s'y développent. Cela passe inaperçu. La diaspora ne retient d'Israël que les deux mamelles dont elle croit que dépend sa survie : l'Etat et la religion. [...]

J.-C. A. : Tu parles de mamelles, je parlerais tout aussi bien de béquilles. Qui font hélas oublier à la diaspora qu'elle dispose, elle aussi, de ses propres forces créatrices. La diaspora ne consiste pas seulement en un univers juif fragile, qui a besoin pour tenir d'une identification à cet Etat. La diaspora abrite un judaïsme riche et productif. On a un petit peu tendance à l'ignorer, ou à le minorer. [...]

La tentation du repliE. B. : Le repli communautaire est tout de même une réalité. Je ne pense pas qu'aux plus religieux. Je rencontre de plus en plus de juifs qui me semblent vivre dans une sorte d'aquarium. Ils découvrent les radios juives, ils lisent la presse juive, ils vivent avec des juifs, ils vont voir des films juifs. L'auto-enfermement de certains orthodoxes, on le comprend. Le mode de vie, les règles diététiques imposent une certaine mise à distance. Là n'est pas le plus inquiétant ni le plus étonnant. Je parle des autres. Depuis octobre 2000, depuis l'enchaînement des violences au Proche-Orient, un discours se répand : " Nous avons été trahis, les médias sont contre nous, la politique française est contre Israël, l'antisémitisme renaît de ses cendres. " Ce repli autodéfensif me semble le plus préoccupant. Il ne faut pas non plus généraliser ni voir tout en noir. C'est peut-être une des crises passagères que les juifs de France ont souvent connues. Ils ont développé un amour passion à l'égard de la République, et il accuse naturellement des hauts et des bas, comme toutes les passions. Ce n'est pas cette espèce de rétractation en soi qui m'inquiète. Ce sont ses répercussions, la stérilité culturelle qu'elle risque d'induire à moyen terme.

J.-C. A. : Je reconnais qu'elle ne donne guère de place à des juifs qui aimeraient bien être dedans et dehors. S'il faut choisir entre être dedans et barricadé entre ses quatre murs, ou être carrément dehors, on comprend que certains préfèrent encore se réfugier à l'extérieur. [...]

Woody AllenE. B. : [...] Woody Allen est lui-même l'héritier de toute une tradition littéraire judéo-américaine qui met en scène un type de luftmensh particulier, homme solitaire de la grande ville, intellectuel tourmenté, aliéné, déchiré entre différents mondes culturels et différentes valeurs éthiques. Et qu'est le juif de Woody Allen, si ce n'est la réincarnation du mythe culturel ashkénaze du shlemil, ce malchanceux qui tente d'apprivoiser un monde hostile ? Il n'est donc pas un juif " typique ". Peut-être au mieux l'intellectuel juif ashkénaze new-yorkais " typique ".

L'affaire CamusE. B. : [...] On a fait à un auteur plutôt obscur une publicité démesurée. Il aurait mieux valu ne pas en parler, ne pas relever, laisser tomber tout cela dans le silence et les ténèbres. Mais tout le monde s'en est mêlé, a fait assaut de zèle. Jusqu'au ministre de la Culture et de la Communication. Du jour au lendemain, le nom de Renaud Camus était connu de pas mal de monde. C'est un devoir de combattre l'antisémitisme, je n'en disconviens pas. Mais là, on en a fait quand même un peu trop. Ces quelques phrases sur l'enjuivement d'une émission défunte de France-Culture méritaient plutôt l'indifférence et l'oubli.

J.-C. A. : Je vois aussi un peu de parisianisme dans cette affaire. A-t-on pour autant avancé d'un cheveu sur quoi que ce soit ? Je ne le crois pas.

E. B. : Nous sommes un peu tous dans cet état psychologique du combattant intellectuel qui saute sur chaque parole prononcée, sur chaque mot écrit, sur chaque indice, et dénonce, et stigmatise, dans le bruit et la fureur. L'antisémitisme de Camus ? D'accord, il a tenu des propos plus que douteux. [...]

Philip Roth

Au lieu de pleurer sur celui qui refuse à l'âge de 14 ans de jamais remettre les pieds dans une synagogue, au lieu de gémir sur celui qui a tourné le dos à la Saga de son peuple, versez des larmes sur vous-mêmes, créatures pathétiques - qu'attendez-vous - toujours à sucer, sucer ces aigres raisins de la religion ! Juifs, juifs, juifs, juifs, juifs ! Elle me sort déjà des oreilles, la Saga douloureuse des juifs ! Rends-moi un service, mon peuple, et ton douloureux héritage, fous-le-toi dans ton cul douloureux - Il se trouve que je suis également un être humain !

" Portnoy et son complexe ".

Judaïsme, une affaire de famille

" Quand je t'ai connu, tu étais un juif orthodoxe ! " Esther Benbassa ne peut s'empêcher de sourire à l'évocation de la vie antérieure de son mari, Jean-Christophe Attias (photo). Couple étonnant, en vérité, que celui formé par ces deux intellectuels proches de la cinquantaine, à l'abord simple et chaleureux, qui enseignent l'un et l'autre à l'Ecole pratique des hautes études - Jean-Christophe Attias, l'histoire du judaïsme médiéval, Esther Benbassa, celle du judaïsme moderne.

Née à Istanbul, d'un père d'origine bulgare et d'une mère salonicienne, Esther Benbassa a émigré en Israël à l'âge de 15 ans. Déçue par cette terre plus âpre que son Orient natal, et si différente des fantasmes de la diaspora, elle a ensuite mené une carrière d'enseignante en France, publiant de nombreux ouvrages, notamment une histoire des juifs français. Sans jamais se départir de son tempérament oriental, ni de son délicieux accent évoquant le monde d'Albert Cohen. Un monde solaire ? " Ne vous y trompez pas : les juifs du monde ottoman sont en général silencieux, renfermés ! " Et à ceux qui attribueraient sa critique sur la " religion de la Shoah " à ses origines non ashkénazes, elle rappelle que ce monde séfarade des Balkans a été lui aussi anéanti par les nazis, ce qu'on oublie trop souvent. " Mes grands-parents ont connu les camps de travail en Turquie, et qui sait ce qui leur serait arrivé sans Stalingrad... "

Le mari d'Esther Benbassa, Jean-Christophe Attias, a lui aussi opéré un retour vers le judaïsme, mais d'une façon un peu différente. Fils d'un séfarade d'Algérie et d'une Charentaise, baptisée, il s'est converti au judaïsme à l'âge de 20 ans, est allé étudier à Jérusalem, menant, dit-il, la vie classique du juif pieux, " avec papillotes et prière trois fois par jour... La totale ! ". Aussi discret que son épouse est déterminée, Jean-Christophe Attias, spécialiste de la pensée médiévale, enseigne aujourd'hui le Talmud, toujours avec la barbe mais sans kippa. Tout en se voulant juif à 100 %, il a laissé derrière lui tout dogmatisme, pour privilégier une réfle-xion sans tabous. " Peut-être suis-je devenu pleinement juif quand j'ai cessé d'être orthodoxe, c'est-à-dire quand j'ai assumé tous les aspects de la condition juive, y compris la transgression et l'oubli des commandements ! " F. D.

William Shakespeare

Je suis un juif ! Un juif n'a-t-il pas des yeux ? Un juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions? N'est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et le même hiver qu'un chré-tien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourrons pas ?

Shylock dans " Le marchand de Venise " (III,1)

Albert Cohen

Ils sont les fils et les pères des princes en humanité. Ils sont le plus magnifique fumier. Et puis tous, les vrais et les autres, sont des excessifs, des ardents. Comprends donc. Un peuple poète. Un peuple excessif. Chez nous, les grotesques le sont à l'extrême. Les avares, à l'extrême. Les prodigues, et il y en a beaucoup plus, à l'extrême. Le peuple extrême. Le vieux peuple de génie, couronné de malheur, de royale science et de désenchantement. Le vieux peuple fou qui marche seul dans la tempête portant sa harpe sonnante à travers le noir ouragan des siècles et immortellement son délire de grandeur et de persécution.

Solal, dans " Belle du Seigneur ".

Jean-Paul Sartre

[...] Ce sont les chrétiens qui ont créé le juif en provoquant un arrêt brusque de son assimilation et en le pourvoyant malgré lui d'une fonction où il a, depuis, excellé. [...] Mais de ce souvenir les sociétés modernes se sont emparées, elles en ont fait le prétexte et la base de leur antisémitisme. Ainsi, si l'on veut savoir ce qu'est le juif contemporain, c'est la conscience chrétienne qu'il faut interroger : il faut lui demander non pas "qu'est-ce qu'un juif ?" mais "qu'as-tu fait des juifs ?" Le juif est un homme que les autres hommes tiennent pour juif : voilà la vérité simple d'où il faut partir."

" Réflexions sur la question juive ".

Léon Blum

Juif français, né en France d'une longue suite d'aïeux français, ne parlant que la langue de mon pays, nourri principalement de sa culture, m'étant refusé à la quitter à l'heure même où je courais le plus de dangers, je participe cependant de toute mon âme à l'effort admirable - miraculeusement transporté du plan du rêve au plan de la réalité historique - qui assure désormais une patrie digne, égale et libre à tous les juifs qui n'ont pas eu comme moi la bonne fortune de la trouver dans leur pays natal.

" Lettre au président israélien Chaïm Weizmann ".

Cardinal Lustiger

[...] Chrétien, j'assu-m[e] ma condition propre de juif et je n'entend[s] pas la renier. [...] Enfant, je ne percevais mon judaïsme que com-me une identité sociale, puisque toute l'éducation que j'avais reçue était essentielle-ment laïque. J'étais un fils d'immigré qui se savait juif, appartenant à une communauté persécutée sans autre raison que la méchanceté des hommes. [...]

C'est dans le chris-tianisme que j'ai découvert le conte-nu biblique et juif qui ne m'avait pas été donné comme enfant juif. C'est ainsi que, dans le cours de mon exis-tence, j'ai estimé que je devenais juif parce qu'en embras-sant le christianis-me je découvrais enfin les valeurs du judaïsme, bien loin de les renier. J'ai vu Abraham et David dans les vitraux de Chartres.

" Osez croire, osez vivre " (Folio).

Romain Gary

Moi je crois que les juifs sont des gens comme les autres, mais il ne faut pas leur en vouloir.

" La vie devant soi ".

Sigmund Freud

Ce qui m'attachait au judaïsme [...] n'était ni la foi ni la fierté nationale, car j'ai toujours été un incroyant qui a été élevé sans religion. [...] Quand j'inclinais à l'exaltation nationale, je m'efforçais toujours de la réprimer comme quelque chose de dangereux et d'erroné, effrayé que j'étais par l'exemple des peuples parmi lesquels nous vivons, nous autres juifs. Mais il restait bien d'autres choses propres à rendre l'attraction du judaïsme et des juifs irrésistible, beaucoup de forces affectives obscures d'autant plus puissantes qu'elles se laissaient moins saisir dans les mots, et puis aussi la claire conscience d'une identité intérieure, le sentiment intime d'une même construction psychique. [...]

Discours, 1926.

Woody Allen

Dieu n'existe pas, et nous sommes son peuple élu.

Combien de juifs en France ?

Difficile à dire. Il faudrait d'abord déterminer qui est juif, et selon quelle définition. La loi interdit le fichage des cito-yens d'après leur appartenance ethnique ou religieuse. Le dernier recensement officiel remonte à 1872 : on dénombrait alors près de 50 000 juifs. Aujourd'hui, les sociologues se réfèrent à la dernière étude achevée en 1982 par des chercheurs israéliens, qui a estimé la population juive à 535 000 personnes. D'autres sondages réalisés au même moment tablent plutôt sur 600 000 à 700 000 juifs, pour 13 à 14 millions dans le monde.

© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 70 - 5483 mots

Etre Juif aujourd'hui

Une fausse érudition, un livre choquant

Bernard-Henri Lévy, Ecrivain, " Réflexions sur la guerre ", Grasset

François Dufay

" Je suis un peu fatigué de lire, sur des questions si importantes, qui touchent parfois à l'essentiel, des livres aussi hâtifs que celui d'Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias.

Ce qu'ils disent de la Shoah, par exemple. Affirmer que tous les événements historiques sont "singuliers", c'est évident. Mais en quoi dire cela devrait-il nous interdire d'ajouter que cet événement-ci a atteint le comble de l'horreur? En quoi cela est-il contradictoire avec la thèse de la singularité de la Shoah? Ce n'est pas une "incantation". C'est un fait. Par son ampleur, son intention, sa visée, le mélange de passion et de rationalité qui y furent mis en oeuvre, la "Solution finale" est un crime unique dans l'Histoire.

D'une érudition superficielle, leur livre - où un penseur aussi important que Levinas n'est presque pas cité ! - manifeste en fait une assez grande ignorance. Il n'est pas vrai, par exemple, que l'historiographie traditionnelle occulte les périodes heureuses du judaïsme. Il n'est pas sérieux de nier les dizaines et les dizaines de volumes consacrés à ce miracle culturel que fut, jusqu'à la fin des années 20, la rencontre du judaïsme et de la culture allemande. Même chose pour le "franco-judaïsme", celui de Blum, de Proust, dont je ne sache pas qu'il soit une terra incognita pour les historiens. Marek Halter a écrit des chapitres entiers de sa "Mémoire d'Abraham", jadis, pour célébrer l'ancienneté de la présence juive en France ainsi que la fécondité de cette rencontre.

Et puis la prétendue "religion de la Shoah"... Qu'on arrête de nous rebattre les oreilles avec ça ! Qu'on cesse de répéter, car c'est faux, que les juifs modernes se complairaient dans je ne sais quel dolorisme ! S'il y a bien une caractéristique du judaïsme français depuis vingt ans, c'est précisément d'être sorti de la déploration. Je connais bien cette histoire. J'y ai eu ma part, il y a vingt et quelques années, quand j'ai écrit "Le testament de Dieu", avec l'intention, justement, de célébrer un judaïsme positif, non "ressentimental" - l'équivalent philosophique, toutes proportions gardées, du judaïsme solaire mis en scène, quelques années plus tôt, par un écrivain que j'aimais, que je voyais beaucoup, Albert Cohen. Mais enfin, au-delà de mon cas, c'est une vraie tendance de l'époque. Les juifs français en ont fini avec cette religion de la victime dont parlent les auteurs du livre. Il est faux, bête, insultant de réduire le judaïsme contemporain à je ne sais quelle religion de la souffrance, fixée sur un événement traumatique, mis en exergue, légendarisé.

Il y a une dernière chose que je trouve choquante dans le livre de Benbassa et Attias. C'est d'affirmer que l'on vivrait dans un monde où l'antisémitisme aurait été définitivement éradiqué. Où étaient les auteurs au moment de la conférence de Durban? N'ont-ils rien entendu, vraiment rien, au moment de la dernière Conférence islamique? Est-ce que cela ne les trouble pas de voir les islamistes, justement, passer avec tant de facilité, sans plus s'embarrasser de précaution, de la haine du "sionisme" à celle des "juifs" en tant que tels ? En France même, est-ce qu'il faut tenir pour rien la petite musique qui est en train de revenir et qui nous dit, en gros, comme dans les années 30, comme dans les pamphlets de Céline, qu'Israël et donc les juifs sont au coeur du conflit qui s'annonce et qu'ils sont, d'ores et déjà, un obstacle à la paix du monde? Il n'est pas question de dramatiser. Et les systèmes de vigilance, dans la société française, comme dans la classe politique, fonctionnent évidemment toujours. Mais de là à céder à cet espèce d'irénisme, de là à conclure que tous ceux qui s'inquiètent des formes nouvelles que pourrait prendre l'antisémitisme au XXIe siècle sont des rêveurs funestes, il y a un pas qu'on ne saurait franchir sans irresponsabilité "

© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 74 - 646 mots

 

Etre Juif aujourd'hui

Une " mythologie " antijuive court les banlieues

Pierre-André Taguieff - Philosophe et politologue (CNRS et Sciences po)

François Dufay

" Je connais Esther Benbassa et son mari, qui ont assisté il y a quelques années à mon séminaire à Sciences po sur l'antisémitisme. Depuis longtemps déjà, elle bataille contre ceux qui, à l'intérieur de la communauté juive, voient de l'antisémitisme partout, les "hallucinés" de l'antisémitisme. Je suis d'accord avec elle pour ne pas voir de l'antisémitisme là où il n'y en a pas, et critiquer les fantasmes de résurgence : le vieil antisémitisme à la française s'est calmé, réduit, il ne touche plus qu'environ 10 % de la population.

 

Ce qu'Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias ne voient pas, en revanche, faute peut-être d'avoir travaillé spécifiquement sur la société française - elle est spécialiste du monde ottoman, lui enseigne la pensée hébraïque -, c'est l'émergence d'un nouvel antisémitisme, né à gauche autour d'une "palestinophilie" mystique, et qui a aujourd'hui pour vecteur l'islamisme, du moins l'islamisation des populations sensibles des banlieues.

Il y a bel et bien constitution à gauche, dans des milieux allant du gauchisme jusqu'à la nouvelle social-démocratie, en passant par le communisme, d'un antisionisme absolu qui ne voit pas dans Israël un Etat comme les autres, qui postule qu'il est le mal absolu et que tout irait mieux dans le monde s'il n'existait pas ! Apparu après la guerre des Six-Jours, ce nouvel antisémitisme est lié à deux stéréotypes antijuifs fondamentaux : la thèse du complot en vue de la domination mondiale - celui de l'impérialisme "américano-sioniste" - et celle du meurtre rituel, commis par le "juif cruel", projeté aujourd'hui sur Tsahal, armée tueuse d'enfants. Ainsi se trouvait expliquée la victoire incompréhensible, en 1967, des juifs "lâches, fourbes, hypocrites" contre les fiers et courageux Arabes !

Avec l'islamisme, cette mythologie s'est diffusée dans nos banlieues, où le mot "juif", comme le mot "français" d'ailleurs, est devenu aujourd'hui une injure, où l'on admire Ben Laden, qui recommande de "tuer les juifs et les Américains où qu'ils se trouvent" ! On a vu, dès la nouvelle Intifada, cette judéophobie se manifester par des incendies de synagogues, des menaces de plus en plus nombreuses, des passages à tabac. Le 2 septembre dernier a eu lieu une expédition punitive de beurs venus "casser du juif" sur les Champs-Elysées. En octobre 2000, des manifestants ont crié "mort aux juifs" place de la République, lors d'une manifestation pro- palestinienne, couverte par certains milieux antiracistes. Cela me paraît à la fois significatif et inquiétant. "

© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 76 - 409 mots

Etre Juif aujourd'hui

" Non, il n'y a pas de religion de la Shoah "

Serge Klarsfeld - Président de l'Association des fils et fillesde déportés juifs de France (dernier ouvrage paru : " La Shoah en France ", 4 vol., Fayard)

François Dufay

" Contrairement à ce que soutiennent Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, il n'y a pas de religion de la Shoah. C'est une invention, ça n'existe pas ! Il existe en revanche, pour les générations actuelles, l'arrière-plan d'une gigantesque catastrophe. Imaginez que la France ait perdu 25 millions d'habitants au cours de la dernière guerre mondiale - proportion de la population équivalente à celle des juifs d'Europe qui ont été exterminés -, pensez-vous qu'on ne s'en souviendrait pas ? Même chez ceux qui ont été les plus marqués, comme les enfants de déportés, il n'y a pas de religion, il y a simplement le grand choc qui leur a été porté, et qui durera toute leur vie.

Il n'y a pas de religion de la Shoah, en aucun cas. Il y a simplement eu un grand effort, au cours de ces vingt-cinq dernières années, pour rassembler la documentation sur la Shoah, dans des grands centres, musées, mémoriaux, etc.

Ont été ainsi créés les moyens de transmettre le souvenir d'une catastrophe qui pose une interrogation aux Allemands, aux chrétiens et pas seulement aux juifs, à tout le monde occidental. Le même jour, à travers le monde, les juifs s'arrêtent pour une minute de silence, parce que tout s'est arrêté pour beaucoup de juifs en 1942 ou 1943. Il s'agit d'une marque de respect. Il y a des étapes, des dates cruelles pour le peuple juif. Les commémorations après la destruction du Temple, après l'exil, ont été plus suivies qu'elles ne le sont aujourd'hui. Je suppose, de la même façon, que la Shoah sera commémorée, si le peuple juif existe toujours, dans cent ans, mille ans, dix mille ans... "

© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 78 - 312 mots

Etre Juif aujourd'hui

" Benbassa et Attias font oeuvre utile "

Rony Brauman - Ancien président de Médecins sans frontières

François Dufay

" Je considère le livre d'Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias comme nécessaire et salutaire. Leur approche historique, qui montre que l'histoire des juifs ne se limite pas à celle des juifs d'Europe centrale, sort cette histoire d'une perspective exagérément doloriste. Non, les juifs ne sont pas seulement ce peuple qui va de massacre en pogrom, de supplice en génocide, qui avance sous la bannière du malheur ! Il s'agit là d'une vision téléologique, qui s'est construite après la Seconde Guerre mondiale. Evidemment, la solution de cette histoire malheureuse qui culminait avec la barbarie nazie, c'était Israël. Au juif courbé, battu, humilié de la diaspora succédait le juif triomphant d'Israël. Cette opposition, qui reprend un vieux cliché antisémite, est historiquement fausse, comme le montrent Benbassa et Attias.

Cliquez ici !

Le seul combat qui vaille contre l'antisémitisme, c'est le combat démocratique, pas l'institution d'un culte de la mort. Il est malsain d'extraire cet événement qu'est le génocide des juifs de l'histoire dont il fait partie, de la "déterritorialiser", d'en faire une planète à part, la planète Auschwitz. J'ai beaucoup d'admiration pour le film de Claude Lanzmann, mais j'y trouve cette métaphysique du néant, comme l'indique son titre, "Shoah". La mémoire du génocide ne doit pas devenir un acte de foi. C'est un moment historique, à analyser dans ce qu'il a de singulier et d'universel.

C'est pourquoi, à mon sens, Benbassa et Attias font oeuvre utile. Moi aussi, j'ai fait l'expérience de ce qu'ils subissent. A la sortie de notre film sur Eichmann, nous avons été durement attaqués, le réalisateur Eyal Sivan et moi. Et quand j'ai parlé de torture légalisée en Israël, on m'a traité de négationniste ! "

© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 80 - 290 mots

 

Dépoussiérer le yiddish

Langue. Pratiqué par 11 millions de juifs avant la Shoah, le yiddish n'est plus parlé que par 1 à 3 millions de personnes. Son entrée dans les universités devrait lui donner ses lettres de noblesse.

Ariane singer

Rien, en apparence, ne distingue le camp Emmanuel d'un autre centre de vacances américain, avec toute la gamme d'activités. Sauf qu'ici on joue au hilke-pilke (base-ball) et au netspiel (volley-ball). La prof de danse lance à ses élèves : " Drei trit zum rechts ! " (trois pas vers la droite) et tout le monde se salue d'un jovial " Sholem aleikhem " (bonjour, en yiddish). Nous sommes au coeur des Berkshire Hills, à la frontière entre le Massachusetts et l'Etat de New York. Très peu de kippas, quelques rares jupes longues, mais des shorts et des débardeurs. C'est la Yiddish Vokh (semaine yiddish), le rendez-vous annuel très prisé des yiddishophones. Parents et enfants venus des Etats-Unis, d'Europe et même d'Australie se retrouvent ainsi autour d'un même objectif : parler ensemble la langue de leurs grands-parents, pour empêcher sa disparition promise.

Parlé par 11 millions de juifs avant la Shoah, le yiddish, langue juive laïque d'Europe de l'Est (contrairement à l'hébreu), n'est plus pratiqué que par 1 à 3 millions de locuteurs dans le monde, essentiellement aux Etats-Unis et en ex-URSS. Mais, tandis que s'éteignent l'un après l'autre ceux dont il est la langue maternelle, un nombre croissant de quadras et de trentenaires font de sa sauvegarde une véritable mission, tel Binyumen Shaechter, l'organisateur de la Yiddish Vokh, la trentaine, venu avec femme et enfants, tous parfaitement bilingues. Parmi les participants, certains ont poussé loin l'amour de la langue. Sender et Naomi Botwinik, 37 et 38 ans, se sont rencontrés au camp en août 1993. " J'ai demandé sa main en yiddish ", raconte Sender en souriant. Tous deux ont fait le choix de parler exclusivement yiddish à leurs deux enfants. Toviah, 6 ans, et Dina, 3 ans, connaissent effectivement à peine quelques mots d'anglais.

A l'université Columbia (New York), le nombre d'inscrits en premier cycle a triplé en quelques années. Longtemps boudé par les universités pour son absence de véritable statut, et désormais enseigné dans une cinquantaine d'institutions à travers le monde, le yiddish vient tout juste de trouver sa place à la Sorbonne. Depuis sa création, il y a trois ans, le cours affiche complet. Delphine Bechtel, seul maître de conférences chargé de la discipline à Paris-IV, explique : " Le traumatisme de la Shoah est passé. On peut enfin reparler de ce qui s'est passé avant. Cela se traduit par une grande volonté de connaître l'ensemble du patrimoine culturel yiddish. " Même constat au centre Medem de Paris, dont la bibliothèque constitue le plus grand fonds littéraire yiddish d'Europe : chaque année, ce sont désormais quelque 160 étudiants de 18 à 90 ans qui viennent s'initier à la Mame loshn (langue de maman). Parmi eux, beaucoup de juifs non religieux, pour qui l'identité juive ne passe pas nécessairement par la pratique cultuelle ni par l'attachement à Israël. " J'ai été élevée dans un milieu complètement laïque, témoigne Annabel Abramovicz, 27 ans, étudiante depuis trois ans. Je suis française, de père français, je pense en français. Apprendre le yiddish m'a permis d'exprimer ma différence culturelle sans heurter ma foi première en ma nationalité. Une partie de moi qu'il serait ridicule d'exprimer à travers des rites, puisque je ne suis pas croyante. "

Il y a sept ans, Gilles Rozier, 38 ans, auteur d'une thèse de littérature yiddish, a repris les rênes de la bibliothèque Medem avec un objectif : faire sortir le yiddish de ses étagères poussiéreuses. C'est également pour faire connaître au plus grand nombre le monde ashkénaze qu'il prépare l'ouverture, en 2003, de la Maison de la culture yiddish dans un hôtel particulier du 9e arrondissement cédé par la Mairie de Paris.

Vocabulaire

Diaspora Dispersion des juifs après la destruction du second temple par Titus en 70. Désigne aujourd'hui les juifs vivant hors d'Israël.

Consistoire Institution communautaire juive contrô-lée par l'Etat, établie par Napoléon en 1808. Le Consistoire central (présidé par Jean Kahn) regroupe les 15 consistoires régionaux, qui fédèrent les lieux de culte.

CRIF Présidé depuis mars 2001 par Roger Cukierman, le Conseil repré-sentatif des insti-tutions juives de France, créé en 1944, est le porte-voix politique de la communauté juive.

Beth Din Tribunal rabbinique.

Kashrout Ensem-ble des lois alimentaires selon lesquelles un produit est dit kasher, c'est-à-dire préparé rituellement et dès lors propre à la consommation.

Ashkénazes Juifs originaires d'Euro-pe centrale, orientale et septentrionale.

Séfarades Juifs originaires d'Espagne et du Portugal, avant leur expulsion en 1492. Aujourd'hui, désigne les juifs du Bassin méditerranéen.

Yeshiva Ecole talmudique pour les adolescents et les hommes non mariés.

Torah " Enseignement ", " doctrine ". Le Pentateuque, soit les cinq premiers livres de la Bible.

Talmud "Etude". Recueil de commentaires rabbiniques.

© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 82 - 810 mots

uc Ferry

Mitterrand et le " lobby juif " : il n'aura pas fallu plus de vingt-quatre heures pour que la petite phrase rapportée par Jean d'Ormesson fasse la une de toute la presse et suscite un débat quasi national. L'étrange personnalité de notre ancien président, son passé discutable et ses amitiés douteuses y sont bien sûr pour beaucoup. Mais les vieux démons se réveillent aussi à l'occasion : si cette grande figure de la gauche dont on nous assure de toutes parts qu'elle fut celle du moins antisémite des hommes a pu émettre de tels soupçons n'est-ce pas, décidément, qu'il y a bel et bien en France un " problème juif " ? Et d'ailleurs, qu'est-ce au juste qu'être juif aujourd'hui ?

La question peut paraître saugrenue. Il suffit pourtant de la poser à des lycéens - je l'ai fait - pour s'apercevoir qu'elle suscite un réel malaise et plonge nombre d'entre eux dans une gêne profonde. Du reste, la remarque ne vaut pas seulement pour eux, loin de là. Comme le déclare Marek Halter dans un fort intéressant livre à paraître (" Le judaïsme raconté à mes filleuls ") aux éditions Laffont, " malgré des milliers d'ouvrages qui en font leur sujet, les juifs et le judaïsme demeurent, pour la plupart de nos contemporains - et pour nombre de juifs eux-mêmes - une énigme. Déjà, sait-on formuler la différence entre israélite, juif et israélien ? Pas sûr... L'Israélien est celui qui a un passeport israélien. Cela va de soi. Mais israélite ? Est-ce une personne qui adhère à la religion juive ? Mais alors, qu'est-ce qu'un juif ? Et de surcroît un juif qui n'a pas de religion ? Pourtant, on nous désigne indifféremment ainsi : juifs. Et cela semble avoir un sens pour tout le monde ". Du moins tant qu'on ne pose pas la question...

Si on le fait, et j'en reviens à mes lycéens, on a toutes les chances de ne pas être déçu. Je le dis sans ironie, car leurs perplexités sont aussi les nôtres, et si je rapporte ici une part de ces échanges, ce n'est pas sans arrière-pensées : j'aimerais qu'ils montrent à quel point nos convictions premières sont souvent douteuses, combien celles des antisémites sont tout simplement, plus encore qu'abjectes, d'une insondable bêtise, combien parfois aussi le point de vue d'une certaine orthodoxie est maladroit. Passons sur les inévitables quolibets plus ou moins subtils que suscite l'évocation d'un sujet perçu comme piégé. Après tout, les fondements religieux de la civilisation européenne sont au programme de sixième et de seconde : ils doivent bien avoir au moins quelques idées sur les " Hébreux ". Là, on se meut sur un terrain plus aisé, parce que historique, et certains fournissent une réponse globalement convenable : ce sont les descendants d'Abraham, qui vivaient " quelque part " sur les bords de l'Euphrate " longtemps " avant Jésus-Christ. Soit. Mais quel lien avec les juifs d'aujourd'hui ? Et avec Israël, qu'on désigne souvent comme " l'Etat hébreu " ?

Alors les réponses s'enchaînent, en commençant par la moins risquée : un juif, c'est quelqu'un qui descend " plus ou moins " du peuple hébreu et qui, en tout cas, appartient encore de nos jours à la religion juive, au judaïsme. Fort bien. Mais s'il n'est pas croyant et ne se reconnaît dans aucune confession particulière, comme c'est le cas pour tant de juifs laïques aujourd'hui ? Bien plus, s'il a changé de religion, comme l'a fait par exemple le cardinal Lustiger, qui pourtant se dit lui-même juif ?

On tente alors une seconde " définition ", dont certains perçoivent qu'elle est déjà plus délicate : la judaïté n'est pas une appartenance religieuse, c'est une filiation. Pour éviter le mot " race ", dont on sait qu'il est trop marqué politiquement, on parlera plus volontiers d'" ethnie ". La discussion s'engage. Pour les uns, à l'évidence, une telle identification " biologique " est inacceptable : la notion d'ethnie est floue et celle de race n'a aucun sens. Ce n'est pas un concept scientifique mais idéologique, voire polémique, et même si on l'acceptait pour désigner certaines caractéristiques visibles, comme la couleur de la peau ou les yeux bridés, elle ne vaudrait de toute façon pas pour les juifs, qui, pas plus que les Français ou les Allemands, ne constituent une race.

Mais d'autres, pas forcément antisémites, parfois même au contraire, font valoir qu'une des définitions traditionnelles du judaïsme se fait en référence à la transmission du sang : seuls seraient vraiment juifs ceux dont la mère est juive, et c'est pourquoi d'ailleurs on parle parfois de " demi-juifs " lorsqu'un des deux parents est " goy ". De là aussi la prohibition des mariages mixtes, qui implique en quelque façon une définition biologique des peuples. A quoi l'on peut objecter bien sûr que les juifs d'aujourd'hui n'ont le plus souvent aucune goutte de sang ni le moindre héritage génétique en commun : il y a des juifs noirs, chinois, indiens, caucasiens, blonds aux yeux bleus, bruns aux yeux noirs, etc., et, si certains caractères ethniques ou phénotypiques se retrouvent parfois plus fréquemment dans certaines communautés - comme dans toutes les autres communautés du monde, ni plus ni moins -, aucun n'est commun à tous les individus qui les composent... pour ne rien dire de ceux qui descendent de familles converties au judaïsme (elles furent nombreuses entre le Ier et le IVe siècle) ou qui opèrent encore aujourd'hui une conversion, difficile certes, mais toujours possible et dont on voit mal comment on pourrait leur attribuer une quelconque filiation biologique.

Au reste, les textes hébraïques rappellent comment le roi David lui-même, le père de Salomon qui fit élever le temple de Jérusalem, était un descendant direct de Ruth, une princesse moabite convertie au judaïsme. Quant à Salomon, il épousera à son tour une Egyptienne, fille de pharaon... Ce n'est pas ici une affaire de " politiquement correct ", mais de simple bon sens : la définition par le sang n'est pas convaincante pour toute personne un tant soit peu douée de raison.

Perplexité générale, qui conduit à abandonner l'orthodoxie pour une troisième perspective : celle qui prend en compte la seule notion de citoyenneté. Les " vrais " juifs, aujourd'hui, ce seraient donc les Israéliens. On serait juif par sa nationalité, comme on est italien, allemand ou français, voilà tout. Mais pour deux raisons au moins, la tentative ne tient pas bien longtemps non plus : il y a en Israël des citoyens arabes, il existe ailleurs dans le monde des gens qui se disent juifs ou que l'on dit juifs et qui n'ont pas la citoyenneté israélienne.

Reste alors, pour ces derniers, la fameuse définition de Sartre : la judaïté ne serait pas une " essence ", elle n'aurait aucune existence " en soi ", mais c'est seulement l'antisémite qui ferait le juif. En clair : c'est parce que les juifs ont été persécutés, partout et tout au long de l'Histoire, que leurs multiples communautés se sont pour ainsi dire soudées autour de certaines traditions linguistiques, religieuses et culturelles. En France même, ce n'est qu'avec la Révolution, et sous l'impulsion magnifique de l'abbé Grégoire, qu'on assiste à l'émancipation des juifs et qu'ils accèdent ainsi, pour la première fois, à l'égalité juridique avec les autres Français, c'est-à-dire à la citoyenneté authentique.

La voie de l'assimilation est donc ainsi ouverte, au point qu'au XIXe siècle, et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'on veut être convenable, on ne parle plus des " juifs " - terme considéré comme insultant -, mais des " israélites ", seule l'appartenance religieuse étant reconnue, du moins bien sûr par ceux qui ne se veulent pas antisémites. C'est donc sous l'effet d'une hostilité persistante, et notamment à cause du pétainisme et du nazisme, que l'assimilation ne va pas jusqu'à son terme. Comment un israélite assimilé aurait-il pu, en effet, ne pas redevenir " juif " face à l'hitlérisme ? C'est affaire de dignité, et le refus de trahir sa communauté l'y pousse face à un ennemi qui ne s'embarrasse guère de subtilités lorsqu'il définit la judaïté par le sang, la descendance et la race. Mais, en l'absence d'antisémitisme, les réflexes communautaristes auraient sans doute disparu, en sorte que c'est bien ce regard extérieur qui ferait le juif.

L'argument ne manque pas de force. Il possède une part indéniable de vérité : l'essor de l'individualisme, le retrait des religions traditionnelles et des communautarismes sont des tendances lourdes en Europe de l'Ouest. Rien n'interdit d'imaginer que, sans l'épisode nazi, elles auraient conduit pour une large part l'assimilation à son terme, de sorte que le judaïsme serait devenu pour la plupart des juifs une simple référence historico-culturelle.

Ses faiblesses, néanmoins, sont trop évidentes pour passer longtemps inaperçues, à commencer par le fait que, dans la perspective historiciste qui est celle de Sartre, la judaïté devient une affaire purement négative. Elle ne se définit que dans un rapport à un autre, l'antisémite, qui n'a vraiment, c'est le moins qu'on puisse dire, aucune légitimité pour fixer des critères quels qu'ils soient. On n'est pas juif parce que Hitler et ses sbires vous désignent comme tel, à l'aide d'absurdes prétentions à la biologie, mais parce qu'on se reconnaît positivement dans certaines valeurs culturelles qui, bien que particulières à l'origine, ont acquis aux yeux de l'humanité tout entière une réelle universalité : le monothéisme, la transcendance de la loi par rapport aux individus, la conviction que la civilisation de l'écrit est plus importante que celle du terroir, que les valeurs morales ne sont pas enracinées dans la nature, un certain rapport à l'exil, etc. De plus, la perspective sartrienne, parce qu'elle est seulement " réactive ", tend à faire de tous les juifs des " philosémites ". Or rien n'est plus douteux que le " philosémitisme ", car il partage avec le racisme et l'antisémitisme ordinaires le travers fâcheux d'attribuer automatiquement à tous les individus du même groupe des caractéristiques communes. Ici plus que jamais sans doute, l'amour est préférable à la haine. Mais quant au fond théorique qui les sous-tend, philosémitisme et antisémitisme sont malheureusement identiques.

De là l'idée que la judaïté ne tiendrait ni à la confession religieuse, ni à cette pseudo-appartenance biologique à une " race " introuvable, pas davantage à une citoyenneté politique, ni à une histoire de la haine et des persécutions, mais au maintien, tout à la fois hérité et volontaire, par les différentes communautés qui se sont dispersées de par le monde, d'une certaine tradition culturelle centrée sur une civilisation du Livre. C'est là, par exemple, le point de vue développé par Marek Halter. C'est en ce sens qu'il peut déclarer " se choisir " juif... après être né juif. On objectera bien sûr que ce choix opéré après coup n'est pas tout à fait libre, qu'il laisse ouverte la question de savoir ce que signifie " naître juif ", avoir des " parents juifs ", porter un " nom juif ", etc. Et c'est là, sans doute, que Sartre marque un point. Car c'est évidemment d'Histoire qu'il s'agit, et non de biologie, de tradition et non de nature, d'héritage invisible et non de transmission charnelle. En quoi, d'ailleurs, la judaïté entre aujourd'hui dans le lot commun : notre appartenance nationale elle-même, cela qui nous fait être citoyens d'une République française, n'est pas d'une autre nature : un composé mixte de passé et de choix, de patrimoine imposé et de décision libre.

Abraham, Moïse, Ezra

D'Abraham, le patriarche des patriarches, nous savons qu'il vécut vers 2000 ans avant J.-C., qu'il fut le père d'Ismaël (l'ancêtre des Arabes), puis, après l'Alliance avec Dieu, d'Isaac (l'ancêtre des Hébreux), de sorte que juifs, chrétiens et musulmans peuvent se considérer tous comme ses héritiers spirituels. Le pape Jean-Paul II lui rendra d'ailleurs hommage avant la fin de cette année, au cours d'un prochain voyage en Israël.

Six générations séparent Moïse d'Abraham. Le fils d'Abraham et de Sarah, Isaac, engendre Jacob, qui recevra de Dieu lui-même le nom d'Israël (" Prince de Dieu ") et sera, à son tour, le père des pères des douze tribus d'Israël. Jacob s'installe sur la terre de Goshen, qui appartient à l'Egypte, et ses descendants se multiplient jusqu'à ce que, deux siècles plus tard, l'Egypte les rejette et Pharaon ordonne la mise à mort de tous les fils nouveau-nés des Hébreux. C'est dans ce contexte que se situe la naissance de Moïse, confié au Nil par sa mère, recueilli par la fille du pharaon et élevé dans la culture égyptienne. Nous sommes au XIIIe siècle avant J.-C. : les Hébreux quittent l'Egypte et vont recevoir sur le mont du Sinaï, de Dieu lui-même, la Torah (les dix commandements ou Décalogue). C'est en ce point de leur histoire qu'ils deviennent véritablement un peuple uni autour de la Loi.

Après la mort de Moïse, Josué conduit le peuple hébreu. Il conquiert la terre de Canaan contre tous ses occupants (soumettant trente et un rois !) et y installe ses tribus. Josué transmet la Torah aux Anciens et, le temps des conquêtes achevé, ces Anciens dotent leur peuple d'une royauté - période qui durera quatre siècles (de 1020 à 586 avant J.-C.). Après les règnes de Saül, David et Salomon, le royaume se divise à nouveau en deux, Israël au nord et la Judée au sud. Israël sera détruit par les Assyriens en 721, le royaume de Juda en 587, par les Babyloniens. L'exil à Babylone touche environ quarante mille personnes et dure soixante-dix ans. En 539, Cyrus, le roi des Perses, conquiert la Babylonie et permet aux Juifs de rentrer chez eux s'ils le souhaitent. En 537, cinquante mille personnes prennent le départ, avec, parmi elles, une majorité de Judéens ou Juifs. Un deuxième retour sera conduit, en 445, par Ezra (ou Esdras) et Néhémie. De lui on sait peu de chose, sinon qu'il était un prêtre et un scribe, mais que son action fut décisive pour imposer la Torah comme loi civile et religieuse aux Juifs du retour. L. F.

Hébreux, juifs, israélites...

D'après les récits bibliques, les Hébreux sont les descendants d'Abraham, issus du patriarche Eber ou Heber, lui-même descendant de Sem, l'aîné de Noé. Le petit-fils d'Abraham, Jacob, reçut de Dieu le nom d'Israël. Il eut lui-même douze fils qui devinrent à leur tour patriarches de douze tribus. C'est alors que les Hébreux devinrent des " israélites ". Le mot " juif ", qui les désigne plus tard, date seulement de la captivité de Babylone et il prévalut parce que les habitants du royaume de Juda furent les derniers soumis. En effet, vers l'an 1000 avant J.-C., le roi David réalise l'unité des tribus d'Israël en remportant la victoire sur les Philistins. Jérusalem devient la capitale du royaume, et Salomon, le fils de David, fait construire des monuments sublimes, dont le fameux temple - qui sera détruit une première fois par le roi de Babylonie, Nabuchodonosor, en 587 avant J.-C., puis à nouveau par les Romains, en 70. Mais, à sa mort, le royaume se scinde en deux, avec le royaume d'Israël, au nord, qui refuse désormais d'obéir aux descendants de David, et le royaume de Juda, au sud, dont les habitants vont devenir les Judéens ou Juifs. Bientôt (en 721 avant J.-C.), le royaume d'Israël tombe sous la domination assyrienne, puis, en 587, c'est celui de Juda qui est vaincu par Nabuchodonosor. Commence alors la période de la captivité en Babylonie pour tous ceux, très nombreux, qui vont y être déportés. C'est à cette époque que le nom de Juifs désignera les anciens Hébreux ou Israélites. Ce dernier terme, cependant, connaîtra en France une nouvelle fortune au XIXe siècle pour désigner les juifs assimilés. Au début du XXe siècle, et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, on évite ainsi de parler des " juifs ", car le mot était souvent péjoratif. La situation s'est presque inversée aujourd'hui avec le renouveau des mouvements identitaires, le mot " israélite " étant à son tour devenu péjoratif, parce qu'il désignerait un juif honteux, ayant refoulé son identité au nom de l'assimilation. L. F.

L'émergence du sionisme

Après la répression des grandes révoltes juives en Palestine par Hadrien, en 135, commence l'ère de la diaspora : il faudra tout simplement attendre jusqu'en 1948 pour que les juifs retrouvent un Etat (si l'on excepte les deux brefs épisodes du royaume du Yémen au VIe siècle et celui de l'empire des Khazars entre le VIIIe et le Xe siècle). Ils vivent alors en communautés dispersées qui n'ont pas forcément de langue commune entre elles, même si elles sont unies par une même religion du Livre. A partir des croisades, les juifs d'Europe connaissent des persécutions de plus en plus lourdes, puis, vers la fin du Moyen Age, ils sont expulsés de nombreux pays : de France au XIIe siècle, d'Angleterre au XIVe, d'Espagne en 1492, etc.

Au XVIIIe siècle, la France des Lumières leur accorde enfin le droit de citoyenneté, mais ils sont en revanche privés de nombreux droits en Russie, puis persécutés au cours de terribles pogroms à partir de 1881. D'une façon générale, la fin du XIXe siècle connaît la résurgence d'un antijudaïsme qui se transforme en antisémitisme : on ne critique plus seulement les juifs pour leur religion, mais pour leur appartenance à une supposée " race juive ". D'où l'aspiration chez de nombreux juifs de Russie, puis de toute l'Europe, à la renaissance d'un Etat juif en Palestine. C'est cette exigence qu'on désigne alors sous le nom de " sionisme " et dont le chef de file est un journaliste viennois : Theodor Herzl (1860-1904).

L'essence de l'antisémitisme

Y a-t-il une " race juive ", comme l'affirmait encore Le Pen au début des années 90 ? Evidemment, non. Pierre Vial lui-même, un des rares intellectuels occupant des fonctions importantes au Front national, se vit aussitôt contraint d'opposer un démenti aux délires de son chef : " Bien entendu, déclarait-il, il n'y a pas de race juive au sens de l'anthropologie physique ", pas plus, ajoutait-il, qu'il n'y a de race française ou allemande. Dont acte. En première approximation, on pourrait même dire que c'est là tout ce qui distingue l'antisémitisme du racisme. Ce dernier ne hait jamais autant l'autre que lorsque les différences sont manifestes : couleur de la peau, forme des yeux, nature des cheveux, etc. Au contraire, l'antisémite reproche avant tout au juif d'être invisible, caché, presque irrepérable. D'où l'obsession des critères de reconnaissance qui transparaît dans la fameuse exposition " Comment reconnaître le juif ? " organisée par le régime de Vichy en 1941. L'essence de l'antisémitisme est là : penser, contre tout bon sens, que la judaïté est une race, mais affirmer par ailleurs que cette race est presque invisible afin que la haine soit animée d'une vigilance infinie.

© le point 08/10/99 - N°1412 - Page 92 - 3078 mots

terview : Marek Halter

" On ne naît pas juif, on le devient "

Entretien avec Marek Halter, l'écrivain français d'origine polonaise qui publie, aux éditions Robert Laffont, son dernier livre " Le judaïsme raconté à mes filleuls ".

Luc Ferry avec Danièle Kriegel

Le Point : L'un des principaux thèmes de votre livre, c'est que la judaïté n'est pas un destin mais un choix. Cela va sûrement choquer bien du monde, à commencer par tous ceux qui pensent que la judaïté est avant tout affaire de filiation par le sang et d'héritage traditionnel, notamment religieux...

Marek Halter : Disons d'abord que beaucoup de juifs sont restés juifs parce qu'il ne voulaient pas, comme Bergson, par exemple, abandonner leur communauté au moment où elle était menacée. Je le comprends, bien sûr, mais je rejette pourtant ce mode d'appartenance purement négatif, parce que lié seulement à l'antisémitisme. La haine que les nazis éprouvaient pour moi est leur problème, à la limite ce n'est en aucun cas le mien, sinon indirectement bien sûr... D'autre part, je ne suis pas religieux, je suis un laïque, et ce n'est donc pas le fait d'avoir maintenu les rites de mes ancêtres qui m'a préservé en tant que juif. Mon identité profonde ne tient en ce sens ni aux persécutions ni à une foi commune...

Le Point : Alors, qu'en diriez-vous ?

M. Halter : En un sens, sans doute, on naît juif. C'est évidemment, dans un premier temps, un héritage qu'on ne peut nier, même si on le voulait. Mon ami Jean-Marie Lustiger lui-même ne peut faire abstraction du fait que ses parents étaient juifs, que ses grands- parents étaient juifs et que sa mère est morte à Auschwitz, c'est clair ! On fait avec. Mais, tout en sachant cela, il peut expliquer comment il a rejoint ceux qui croient au Christ, comment il a conservé cette liberté fondamentale de choisir, sans renier. Avant d'arriver en France, j'étais juif de naissance, puis, à un moment donné, j'ai choisi, et j'ai mis presque quarante ans à expliciter ce choix.

Le Point : Avant d'en venir aux motifs de ce choix, pouvez-vous nous dire encore un mot sur le sort que vous réservez, dans ces conditions, aux représentations habituelles du judaïsme, comme l'effet d'une filiation par le sang, par les mères, représentation que vient toujours renforcer la prohibition des mariages mixtes ?

M. Halter : Après le premier exil, au VIe siècle avant notre ère, lorsque Ezra rentre enfin en Israël, il voit la plupart des juifs mariés à des femmes étrangères et il leur demande de les quitter, non parce qu'elles sont étrangères, mais parce qu'elles professent des religions idolâtres. Cela possède à l'époque une certaine vérité. Ce n'est pas le " sang étranger " qui le gêne (sinon il aurait refusé aussi les convertis), mais les dieux étrangers, les idoles. Disons-le clairement : aujourd'hui, ce réquisit est absurde, vraiment absurde. Il y a des juifs noirs, ceux d'Ethiopie, chinois, indiens, etc., qui n'ont pas une goutte de sang en commun. Sans compter les convertis ! Les juifs ne sont ni une race ni même seulement une religion, mais un groupe de gens qui ont entretenu depuis des siècles une certaine tradition, une relation spécifique au langage et à l'histoire que l'on peut aujourd'hui choisir de faire sienne... ou non.

Le Point : Alors, justement, vous évoquez dans votre livre trois figures, trois personnages, ceux d'Abraham, de Moïse et d'Ezra, qui incarnent les piliers intellectuels et culturels du judaïsme tel, du moins, que vous l'avez choisi. Que se passe-t-il avec eux, à quoi vous êtes si intimement attaché ?

M. Halter : Abraham nous apporte quelque chose d'absolument essentiel : l'idée que le mal ne nous advient pas de l'extérieur, mais qu'il est en nous et vient de nous. Toutes les civilisations antérieures pensaient que les maux venaient du dehors et qu'il fallait donc une pluralité de dieux pour nous protéger de la pluie, du feu, de l'orage, des bêtes sauvages, des autres hommes, etc. Au contraire, Abraham découvre, un peu comme Pasteur, le " virus de l'humanité " et son remède, ce que le Talmud résume d'une formule magnifique : " Dieu créa le Mal et son antidote, la Loi " : tu ne tueras pas, tu respecteras, tu ne convoiteras pas, etc. Aujourd'hui, Abraham aurait reçu le prix Nobel pour cette découverte !

Le Point : Et c'est cela qui explique la critique de l'idolâtrie...

M. Halter : Oui, et c'est aussi capital. Abraham vit dans le pays d'Ur et il appartient à la grande civilisation sumérienne, celle qui a inventé l'écriture cunéiforme. Son père était un marchand d'idoles, de statuettes en terre, qu'il vendait justement pour chaque maladie, chaque problème. C'est l'extériorité du mal. Or Abraham comprend que tous les clients qui viennent acheter ces statuettes portent en vérité le mal en eux, et que seul un dieu invisible et unique peut aider à lutter contre l'intériorité du mal. Dieu s'adresse à Abraham et lui dit de détruire les idoles. Il rentre chez son père, casse toutes les statuettes... et rien ne se passe ! C'est l'origine de la première Alliance, d'un contrat passé avec Dieu où l'homme n'est plus un sujet soumis, mais presque un égal de Dieu : on ne passe pas un contrat avec un esclave ou un sous-fifre ! Où l'on voit que l'invention du monothéisme est aussi une émancipation des hommes.

Le Point : C'est le sens que vous donnez au fameux épisode de la destruction de Sodome et Gomorrhe...

M. Halter : Oui. Dieu a décidé de détruire ces deux villes, parce que leurs habitants sont devenus méchants et corrompus. Mais Abraham l'interpelle et discute avec lui. Comme un égal ! Il lui fait valoir qu'on ne peut anéantir les justes avec les méchants, même s'il n'y en a qu'une poignée. Et Dieu obtempère. Il se rend aux raisons d'Abraham. Cela signifie non seulement que l'homme est libre, égal à Dieu, mais aussi et surtout que Dieu lui-même est soumis à la loi, à la justice, au même titre que les simples humains. Voilà peut-être ce que j'aime le plus dans le judaïsme.

Le Point : Et Moïse ?

M. Halter : Avec Moïse, on entre vraiment dans l'histoire des simples mortels. Moïse est entièrement humain, il n'est pas au-dessus de l'humanité. Ce juif éduqué à la cour du pharaon découvre le pouvoir du verbe. Vous avez vu le fameux film " Les dix commandements ". On se demande toujours en le voyant : mais si Moïse a l'appui de Dieu, s'il dispose de cette " bombe atomique ", pourquoi éprouve-t-il le besoin de discuter avec le pharaon ? Parce qu'il a la conviction qu'il faut parler avec son ennemi, que le verbe est plus fort que la bombe atomique. C'est en parlant qu'il libère les juifs. Moïse n'apporte pas seulement les dix commandements. Il place les hommes dans l'Histoire, avec un passé, un présent et un avenir, mais il donne un sens à cette histoire : elle doit être une histoire de la liberté. Et c'est pourquoi aussi il faut des règles, des lois, afin que l'homme devienne vraiment libre. Contrairement à ce que pensent souvent les chrétiens aujourd'hui, le fameux impératif " tu aimeras ton prochain comme toi-même " se trouve déjà dans l'Ancien Testament, dans le Lévitique (1500 avant Jésus-Christ). Mais ce n'est pas l'essentiel, car la loi et la justice sont au-dessus de l'amour. " Tu respecteras tes parents ", donc, avant même de les aimer... Le respect est plus juste et plus égalitaire : on doit respecter le pauvre comme le riche, le laid comme le beau, le petit comme le grand... S'il s'agissait seulement d'amour, ce serait une autre affaire...

Le Point : Vous évoquez, pour compléter le tableau, une troisième grande figure, celle d'Ezra.

M. Halter : Nous sommes après le premier exil, après la première destruction du temple de Jérusalem par Nabuchodonosor, au VIe siècle avant notre ère. Une grande partie des juifs ont été déplacés de force en Babylonie. Mais cette dernière est à son tour vaincue par une nouvelle puissance, la Perse, et Ezra est chargé d'organiser et de conduire le retour. Ce qu'il symbolise est crucial. Il répond à la question : comment et pourquoi les juifs ont-ils pu survivre dans l'exil, en l'absence de leur terre et de leur temple, alors que les autres peuples privés de leur indépendance et de leurs temples disparaissent ? Eh bien, s'ils ont survécu comme juifs, c'est qu'ils sont enracinés dans les textes, dans les mots, pas dans la terre ou dans les pierres.

Ezra constate d'ailleurs que les juifs qui sont restés à Jérusalem vivent dans un état de déréliction beaucoup plus grand que ceux de l'exil. Oui, bien sûr, il faut aussi avoir une terre, mais l'enracinement dans le verbe est beaucoup plus profond et plus puissant. Comme Chateaubriand l'avait parfaitement vu, le judaïsme est la première culture, au sens propre, abstraite, indépendante des enracinements matériels. " Les Perses, les Grecs et les Romains ", dit-il, " ont disparu de la terre, et un petit peuple dont l'origine précéda celle de ces grands peuples existe encore " grâce à un " livre mystérieux " donné à lire à des enfants " qui, à leur tour, le feront lire à leurs enfants : désormais, ce furent les livres sacrés et leur étude qui empêchèrent ce peuple dispersé de se désagréger ". On ne saurait mieux dire, et c'est Ezra qui le premier impose l'obligation d'une lecture commune des textes !

Le Point : Le judaïsme, pour vous, c'est donc cet édifice invisible, c'est une appartenance intellectuelle, cultuelle, nullement ethnique ou matérielle. Pourtant, l'idée que la judaïté relèverait d'un pur choix, d'une décision d'adopter certaines valeurs, se heurte à une objection : on peut partager ces valeurs, se reconnaître dans une culture ou une histoire... sans être juif pour autant, non ? Quelqu'un qui n'est pas né juif peut-il le devenir, hors, bien sûr, la conversion religieuse ?

M. Halter : On peut bien sûr devenir juif par conversion religieuse, comme Ruth le fit par amour pour Booz, si vous vous souvenez du fameux poème de Hugo. C'est un bel exemple de couple mixte... Mais, pour moi qui ne suis pas religieux, je n'ai rien contre l'idée que quelqu'un qui n'est pas juif de naissance devienne juif par conviction, par choix, et qu'il se dise juif. Il faut seulement savoir que dans ce cas il devra accepter aussi les risques que cela comporte. Ce n'est pas pain blanc tous les jours. Il faut savoir que la haine existe encore, que, même s'il s'exprime beaucoup moins aujourd'hui, l'antisémitisme continue d'exister. Mais, cela dit, c'est parfaitement possible et c'est la possibilité de ce choix d'un cosmos d'idées et de valeurs universelles qui est fascinante dans le judaïsme.

Israël : une citoyenneté très surveillée

Vivant en Israël depuis quatorze ans, le docteur Christian Machia, qui n'est pas juif, mais dont l'épouse l'est, aurait pu devenir israélien depuis longtemps. Il a préféré, toutes ces années, se contenter d'un statut de résident. Et quand il a demandé, il y a un an et demi, la nationalité israélienne, il l'a obtenue sans difficulté, en deux mois.

Un itinéraire non classique mais qui éclaire assez bien les dispositions de la législation israélienne sur la nationalité. Celle-ci prévoit une acquisition automatique pour tout nouvel immigrant juif en vertu de la loi du retour. Pour les non-juifs, la naturalisation s'applique à des personnes majeures remplissant certaines conditions (résider continûment depuis trois ans en Israël, avoir le statut de résident permanent, posséder une certaine connaissance de l'hébreu, une disposition dont les candidats arabes à la naturalisation sont dispensés).

Sauf que la réalité est moins simple, le législateur ayant octroyé au ministre de l'Intérieur un pouvoir discrétionnaire total pour accorder et surtout refuser la nationalité à un requérant, même s'il remplit toutes les conditions nécessaires.

Or, jusqu'aux dernières élections, l'Intérieur était aux mains de Shass, le parti ultraorthodoxe séfarade, très pointilleux sur le caractère juif de l'Etat d'Israël. Certains en ont fait la triste expérience, tels des immigrants de l'ex-URSS non juifs ou des travailleurs étrangers. Mais aussi l'épouse non juive d'un officier de carrière israélien. Alors qu'elle était enceinte, le ministère a voulu l'expulser jusqu'à l'examen complet de son cas. Il aura fallu l'intervention de députés pour qu'elle obtienne un délai de grâce... de six mois ! " Notre seul but est d'empêcher la naturalisation illégale des travailleurs étrangers et des délinquants, via les mariages fictifs... ", rétorquent les responsables ministériels.

Il fallait au moins neuf ans pour obtenir sa naturalisation... quand on l'obtenait. Dans cette période d'attente, les conjoints non juifs n'avaient droit qu'à un visa de tourisme, sans carte d'identité ni accès à l'assurance maladie, et à un permis de travail de vingt-sept mois, lequel n'était souvent pas reconduit, ce qui entraînait l'expulsion du pays.

Aujourd'hui, les choses s'arrangent avec l'arrivée à la tête du ministère de l'Intérieur du célèbre refuznik Nathan Charansky, qui a déjà décidé de faciliter considérablement le processus de naturalisation. Danièle Kriegel (à Jérusalem)

© le point 08/10/99 - N°1412 - Page 96 - 2135 mots

Qu'est-ce qu'être juif ?

Michel Richard

Allez voir un rabbin et posez-lui quelques questions prosaïques. Par exemple : " Est-ce qu'un enfant né d'un père juif et d'une mère non juive est juif ? " Ou bien : " Un juif non croyant cesse-t-il d'être juif ? " Ou encore : " Un mariage mixte entre juif et goy est-il possible ? " " Et une conversion au judaïsme en vue d'un mariage ? " Vous verrez alors que chaque rabbin aura sa réponse, qu'un autre rabbin pourra tenir pour nulle. C'est ainsi : des libéraux aux orthodoxes et jusqu'aux Loubavitch, les rabbins font leur loi et lisent, chacun à sa manière, le Livre.

Qu'est-ce qu'être juif ? Une affaire de filiation (par la mère), de religion, de mémoire (à la Shoah), de solidarité (avec Israël) ? Dieu seul - et encore ! - reconnaîtra les siens. Les hommes, eux, se dépatouillent, les uns, religieux, avec les rabbins de leur goût, les autres, laïques, avec leur histoire.

L'affaire n'est pas pour autant réglée. Car le débat - qu'abordent plus loin le philosophe Luc Ferry et l'écrivain Marek Halter - sur ce qui fait d'un homme un juif ne relève pas seulement d'une dispute talmudique. Il n'intéresse pas seulement, pour lui-même, quiconque se sait, se sent ou se veut juif. Ce débat, il est surtout vital pour une communauté juive qui entend, comme il est écrit dans le Deutéronome, " persévérer dans l'être ". Et qui se demande comment.

Si, à l'exception des libéraux, la plupart des rabbins refusent le mariage mixte, c'est qu'ils y voient une menace sur la communauté, un risque de dilution, un empêchement à la transmission des traditions, des croyances, de la culture juives. Au point que les plus ultras n'ont pas peur d'appeler " Shoah douce " ces mariages mixtes. Une autre forme d'extermination...

Si les juifs orthodoxes, implacables dans leurs rites et dans leurs règles, sont accusés de se rabougrir dans un radicalisme stérile, et si eux-mêmes accusent les libéraux de pratiquer un judaïsme au rabais (par exemple en acceptant les conversions, ou en utilisant l'hébreu et le français dans leurs cérémonies), c'est aussi parce que se mènent, dans le conflit, deux stratégies pour résoudre la même équation : rester des points d'ancrage pour une communauté que l'assimilation menace d'affadissement.

Qu'est-ce qu'être juif aujourd'hui, si l'on n'est pas croyant, si l'antisémitisme ne vient plus (ou presque plus) réveiller les défenses communautaires, si Israël se normalise trop pour rester un combat ? Serait-ce n'être, vaguement, qu'un juif d'origine ?

© le point 08/10/99 - N°1412 - Page 92 - 404 mots

La France et les Juifs

Deux cents ans d'histoire

Le libéralisme de 1791, l'affaire Dreyfus, le statut des juifs, la tendance au communautarisme

Laurent Theis

Al'Assemblée constituante, le 23 décembre 1789, les débats furent passionnés. Ils portaient sur l'accession aux emplois publics. Aucun citoyen, proposait une motion, ne peut en être exclu " à raison de sa profession ou du culte qu'il exerce ". La profession, ce sont les comédiens ; le culte, les protestants. Et les juifs ? Dans son intervention, le comte de Clermont-Tonnerre eut une phrase qui passa presque inaperçue : " Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. " L'aristocrate libéral, dont la proposition ne prit force de loi qu'en septembre 1791, venait de faire entrer les juifs dans l'histoire de la France moderne, et c'est pourquoi son propos demeure si souvent invoqué.

Cliquez ici !

La Constituante, en supprimant toute possibilité pour les juifs de se distinguer en communauté particulière, définissait strictement le judaïsme comme une religion dont l'exercice relevait de la seule sphère privée. C'était répondre autoritairement à une question en réalité insoluble : l'identité juive est-elle contenue tout entière et exclusivement dans l'appartenance confessionnelle ? Ce principe abstrait, dont la pratique dut supporter quelques entorses, représentait un progrès presque unanimement apprécié. Après que le premier Empire eut organisé et réglementé en 1806-1808 l'exercice de la religion juive comme il le fit pour les autres, le dernier vestige légal du particularisme d'Ancien Régime disparut en 1846, avec la suppression du serment " more judaïco ", obtenue par l'action d'Adolphe Crémieux, parangon de l'émancipation réussie et ministre de la République en 1848, puis encore en 1870-1871. Nulle part ailleurs qu'en France il n'y eut avant 1850 de député ni de membre du gouvernement de confession israélite.

S'est ainsi formé, en quelques décennies, un franco-judaïsme dont Dominique Schnapper souligne la puissance, sinon la vertu assimilatrice (" Juifs et israélites", Gallimard). Son âge d'or se confond avec la IIIe République, à l'exclusion de ses toutes dernières années. Cette république, les Juifs français ont contribué à l'affermir d'une façon comparable aux protestants, ce qui leur vaudra des attaques analogues. Contrairement aux prévisions pessimistes des plus traditionalistes d'entre eux, leur présence au sein de la société française n'a pas régressé, au contraire. De 45 000 environ en 1810, leur nombre est passé à 90 000 en 1870, avant donc la perte de l'Alsace-Moselle, où ils sont relativement nombreux, mais dont une partie appréciable choisira en 1871 de rester français ; avant aussi le premier mouvement significatif d'immigration des deux dernières décennies du siècle. Ces citoyens affichent leurs convictions sans ostentation, mais sans complexe, car être juif procède d'un choix individuel. Le souhait des Français juifs est que le processus d'émancipation issu de 1789 s'étende et profite à leurs coreligionnaires d'autres pays moins avancés. C'est dans cet esprit qu'est fondée à Paris le 17 mai 1860, par dix-sept personnalités françaises, l'Alliance israélite universelle, que son président Koenigswarter, futur baron d'Empire, place sous le signe du progrès et de la civilisation. La création d'écoles de l'Alliance, dans les Balkans et au Proche-Orient, contribue grandement au rayonnement de la langue française. On comprend que la laïcité légalement consacrée en 1905 soit accueillie très favorablement.

Ce modèle français d'intégration désormais centenaire, le grand rabbin de Paris le salue, comme en écho à Clermont-Tonnerre et à l'abbé Grégoire, le 11 mai 1889 : " Les israélites, par leur dévouement à la patrie française et leur empressement à aborder toutes les carrières, ont justifié la générosité éclairée des hommes de 1789. " Face à lui, au premier rang dans la synagogue, le président de chambre à la Cour de cassation Bédarridès et le général Sée, tous deux actifs au Consistoire, approuvent. Ces juifs d'Etat se comptent désormais par centaines, et l'attachement des israélites à la république incarnant la nation ne paraît comporter aucune exception. La vague d'antisémitisme des années 1885-1900 se solde par la victoire de l'intelligence et de la justice, l'affaire Dreyfus par la confusion et le châtiment des calomniateurs et des véritables traîtres. Ainsi en juge le père d'Emmanuel Levinas : " Une nation capable de se diviser en deux et qui est prête à la guerre civile pour réhabiliter un officier juif, c'est une nation où il faut se dépêcher de nous rendre. "

L'entre-deux-guerres

Cette France-là, idéalisée sans doute, les Juifs français achèvent, s'il en était encore besoin, de s'y fondre à la terrible faveur de la Grande Guerre, celle où le rabbin Bloch est frappé à mort en tendant un crucifix à un blessé. Le soupçon de ne pas posséder de sang gaulois, comme on dit alors à l'extrême droite, est effacé par le sang indistinctement versé pour la patrie, définitivement intégrateur.

La très forte immigration juive de l'entre-deux-guerres en provenance d'Europe centrale modifie le paysage du judaïsme en France. En 1939, on dénombre environ 200 000 Juifs français, et 140 000 étrangers, dont les israélites de vieille souche cherchent parfois à se distinguer et que les publicistes antisémites, à la fin des années 30, prennent principalement pour cible.

Au sein de la population juive qui se diversifie ainsi fortement, les personnes issues du processus d'intégration forment un groupe relativement homogène. Jean Daniel en présente un des éléments les plus brillants dans sa belle évocation de Pierre Mendès France. Ce dernier, né en 1907, est l'un des fruits exemplaires du franco-judaïsme, illustré avant lui par Léon Blum, de trente-cinq ans son aîné, Jules Isaac, Marc Bloch, mobilisé à 27 ans en 1914, engagé volontaire en 1939 et résistant fusillé en 1944, Robert Debré, Raymond Aron et tant d'autres.

A ceux-là, souvent non pratiquants, détachés de toute tradition mosaïque et dépourvus de culture biblique, éloignés du sionisme naissant comme le sont aussi les israélites confessants, Vichy et les statuts des 3 octobre 1940 et 2 juin 1941 infligent une surprise et une blessure que Dominique Schnapper estime définitives. Au début des années 20, Joseph Reinach, l'ami de Clemenceau, écrivait : " Pour parler d'une race juive, il faut être ignorant ou de mauvaise foi. Depuis la Révolution, il n'est plus permis de parler de Juifs français. Il y a des Français qui sont juifs comme d'autres Français sont catholiques ou protestants. " Or le régime issu du vote de l'Assemblée retire à ceux que la naissance, et rien d'autre, a faits juifs la qualité de citoyens à part entière, de Français de plein droit. L'Etat français a cessé de les protéger, de garantir à chacun l'égalité civile, alors qu'ils sont français autant que quiconque, autant que le vainqueur de Verdun, auquel bien des anciens combattants demeurent attachés. La réaction du général Boris, le plus ancien dans le grade le plus élevé des officiers israélites, est celle de beaucoup d'autres : " J'ai l'honneur de déclarer que je suis pour vous un "juif" et, pour mes nombreux camarades et amis dans l'armée, un Français israélite. Je ne désire pas accepter le bénéfice de l'article 8 [qui ouvre certaines dérogations] du statut des juifs bien qu'appartenant à une famille française depuis au moins deux siècles. Ce serait reconnaître implicitement que ma qualité de citoyen français ayant les mêmes droits que les autres Français peut être discutée, et cela ma raison et mon coeur s'y refusent. "

Le rapport entre les juifs et la République française ne sera jamais plus le même, puisqu'il a été prouvé, de la pire façon, que leur appartenance à la nation pouvait n'être pas tenue pour incontestable et irréversible. Aussi le judaïsme français d'après guerre prend-il, pour partie, un visage nouveau, du fait aussi de la venue en métropole de milliers de juifs d'Egypte en 1956-1957 et de dizaines de milliers de juifs d'Afrique du Nord au tout début des années 60.

Le sentiment communautaire

La conscience d'être juif au sein de la société française fait désormais appel à une palette de critères plus vaste : l'affirmation religieuse, globalement en recul comme partout en France, mais réactivée dans certains segments de la population ; aussi, c'est un élément nouveau, le lien avec l'Etat d'Israël, avivé par la guerre de 1967, même si la France fournit assez peu de candidats au retour ; enfin la mémoire du génocide, qui s'exprime fortement chez les générations plus jeunes, vivifiée par les travaux des historiens, des films comme " Shoah " de Claude Lanzmann, ou les procès Barbie et Papon. La création du CRIF à la Libération, dont un document de 1977 est titré " La communauté juive dans la cité ", expression d'un sentiment identitaire différencié, celle du Fonds social juif unifié en 1949, qui propose " la reconnaissance d'une identité juive qui aurait droit de cité à l'extérieur des synagogues ", enfin la naissance en 1979 du Renouveau juif, à l'initiative de Henri Hajdenberg, dont l'organisation des " Douze heures pour Israël " remporta un grand succès, sont autant de signes que le modèle franco-judaïque d'assimilation développé et maintenu durant un siècle et demi est battu en brèche par beaucoup de juifs, même s'ils ne sont sans doute pas les plus nombreux et s'il n'existe pas d'opinion ou d'idéologie juives particulières. Cette évolution n'est d'ailleurs pas propre à cette partie de la population française. Le modèle traditionnel d'appartenance à la nation par la citoyenneté individuelle bat partout de l'aile, au profit d'une communautarisation qui pourrait s'avérer redoutable. Français juifs, juifs de France, juifs en France ? On n'en est pas là.

" Les juifs et le XXe siècle. Dictionnaire critique ", sous la direction d'Elie Barnavi et de Saul Friedländer (Calmann-Lévy, 816 p., 395 F). Voir aussi : " Les juifs de France, de la Révolution française à nos jours ", sous la direction de Jean-Jacques Becker et Annette Wieviorka (Liana Levi, 446 p., 250 F).

© le point 20/10/00 - N°1466 - Page 68 - 1605 mots